Édition du 12 novembre 2024

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Politique canadienne

Les pires dommages causés au Canada sont invisibles à l’œil nu

Je suis de plus en plus inquiète de constater ce qui semble être une restructuration fondamentale du fonctionnement interne du gouvernement. Il est pratiquement impossible de sensibiliser le grand public à cette question, étant donné qu’il faudrait commencer par un long discours ennuyant pour expliquer comment les choses étaient jadis. De toute évidence, je ne m’attends pas à voir un seul quotidien faire sa une avec des titres comme « Le mandat du Bureau du Conseil privé est en péril ! » J’imagine déjà la première réaction des gens : « Le Bureau du Conseil privé ? Mais c’est quoi ? », suivi d’une deuxième réaction tout aussi éloquente : « On s’en fout ! »

Fondamentalement, la séparation entre le politique (les élus) et le non partisan (la fonction publique) a toujours existé. Je pourrais ressortir des discussions sur le rôle du premier ministre qui, au commencement, était un membre du cabinet au même titre que les autres, à la seule différence qu’il cumulait les fonctions de porte-parole d’un ministère (habituellement celui de ministre de la Justice) avec le rôle de premier ministre. En théorie, le premier ministre est le « premier parmi ses pairs. »

Le Cabinet du Premier ministre (CPM) n’avait pas beaucoup de pouvoirs jusqu’au jour où Pierre Elliot Trudeau devint premier ministre du pays, mais depuis les années 1940, il y avait toujours eu un bureau chargé de coordonner la fonction publique, nommément le Bureau du Conseil privé (BCP).

Le rôle du Bureau du conseil privé consiste à fournir des conseils non partisans, de superviser la fonction publique et de fournir un fondement solide pour orienter la politique publique. Il doit maintenir une certaine distance de la politique partisane. Je me souviens d’Alex Himelfarb, lorsqu’il était greffier du Conseil public (essentiellement celui qui dirige la fonction publique, soit le sous-ministre du Cabinet du Premier ministre), parler de la division fondamentale entre le CPM et le BCP comme d’une espèce de pare-feu. Des messages pouvaient être transmis entre le CPM et le BCP, mais le BCP n’aurait jamais pu devenir un outil du bras politique, le CPM.

C’est une relation trouble. De toute évidence, les fonctionnaires doivent obéir aux directives et exécuter les politiques sous différents maîtres politiques. Ainsi, quand un fonctionnaire est chargé d’obéir aux directives d’un premier ministre progressiste-conservateur comme Brian Mulroney (ou de Kim Campbell) un jour et d’obéir à celles d’un libéral comme Jean Chrétien le lendemain, la fonction publique doit pouvoir obtenir des conseils pertinents et orienter la politique en fonction des directives reçues de leurs maîtres politiques.

Il est inacceptable que le BCP manipule les données pour mousser un argument politique. Le BCP a l’obligation de s’en tenir aux faits, pas de les inventer de toutes pièces pour plaire au gouvernement au pouvoir. Malheureusement, j’ai l’impression que c’est exactement ce qui se produit.
Le pare-feu entre le CPM et le BCP est maintenant chose du passé.

L’Élaboration des politiques publiques est désormais bien loin de la bonne gouvernance. L’existence apparente d’un cabinet fonctionnel soutenu par une fonction publique non partisane est maintenue, pour les non-initiés, mais la réalité et tout autre et bien loin de la normalité.

Comment suis-je parvenue à cette conclusion ? Voici quelques exemples, pour ne nommer que ceux-là :

Le rapport d’Environnement Canada sur les émissions de gaz à effet de serre, qui affirme que nous sommes à mi-chemin d’atteindre nos cibles est essentiellement un exercice de relations publiques. Il est complètement déphasé par rapport aux données compilées par le Commissaire à l’environnement et au développement durable et contredit la Table ronde nationale sur l’environnement et l’économie (éliminée par le gouvernement Harper). Il affirme de façon erronée que d’ici 2020, nos émissions auront été réduites à 720 MT par année, mais occulte le fait que 720 MT est plus élevéque le taux d’émissions de 2010.

Un communiqué de presse rapportait émis par Transports Canada affirmait que le rapport du Ministère à l’intention de la Commission d’examen conjoint du projet Enbridge Northern Gateway prouvait que le transport de bitume par superpétrolier dans les eaux de Kitimat, Colombie-Britannique, vers l’Asie ne présentait aucun risque. En effet, le rapport passait sous silence les risques majeurs pour la navigation dans cette régionet ne tenait pas compte de la distance ou du temps requis par un superpétrolier pour freiner et s’immobiliser complètement, pas plus qu’il ne tenait compte des commentaires émis sur les douzaines de recommandations clés. En fait, le rapport ne dit pas que le transport du pétrole ne comporte aucun risque ; ce qu’il dit, c’est qu’il n’existe aucun « problème réglementaire » pour faire obstacle au transport du pétrole. De là à croire que le contenu de ce rapport a été dicté à ceux qui l’ont produit, il n’y a qu’un pas. Ce rapport n’a rien à voir avec un examen réalisé de bonne foi, par des fonctionnaires consciencieux.

Statistique Canada affirmait que personne au Ministère ne s’était objecté à l’élimination du questionnaire long du recensement, bien que tout indique que le Ministère s’y était fermement opposé.

Récemment, un collègue mentionnait qu’un ami au ministère de la Justice avait presque démissionné de son poste. Le juriste en question avait simplement demandé un avis juridique, mais avait été prévenu de la teneur de cet avis juridique.

D’autres incidents similaires m’ont convaincue que le gouvernement ne fonctionnait pas il se doit, notamment certaines conversations que j’ai eues avec des ministres en poste. Sans trahir les conversations personnelles que j’ai eues, il m’est apparu évident à maintes reprises qu’ils ignoraient ce qui se passait dans leur propre ministère. Quand je travaillais pour Tom McMillan, ministre de l’Environnement au sein du gouvernement Mulroney, aucun département n’aurait vu ses principales fonctions supprimées ou redistribuées sans que le ministre n’ait eu l’occasion d’examiner toutes les options et pris une décision à l’issue de longues discussions avec les cadres de son ministère. Il aurait été en mesure de savoir exactement ce qui se passait dans son ministère. Le rôle actuel des ministres semble avoir été réduit aux simples fonctions de « porte-parole » pour leur portefeuille.

Donnez-leur quelques cartons avec des points de discussions et ils pourront livrer le message qui leur a été dicté. Voilà. Mais je crains que la majorité des ministres du cabinet de M. Harper ne soient tenus à l’écart du véritable processus de prise de décision. À mon avis, les exceptions à la règle sont rares – Rona Ambrose (qui fait un travail très crédible quand elle s’affaire à réparer les différentes gaffes), Jason Kenney, James Moore et Jim Flaherty –, mais le premier ministre ne se laissera jamais contredire, même par les quelques privilégiés. Le véritable pouvoir de prise de décision des différents ministères semble bel et bien appartenir au passé.

Je crois que toutes les décisions sont prises par un seul homme : Stephen Harper. Il aboie ses ordres directement au greffier du Conseil privé, qui transmet ses directives aux sous-ministres. Les ministres sont renvoyés à de petits cartons avec des points de discussion pour expliquer des décisions qui ne sont pas les leurs.

Ce que cela signifie est que la fonction publique est complètement corrompue par la pression politique. Comme première étape du processus, le gouvernement Harper a muselé les scientifiques, avant de procéder à des mises à pied en bloc, qui ont fait chuter le moral des fonctionnaires à un creux historique. La prochaine étape consista à commander des rapports pour prouver certains faits au lieu de demander une évaluation objective des preuves et des données pertinentes. Les rapports du gouvernement ne sont plus neutres et indépendants ; ils sont partisans. Et à moins que je ne m’abuse, c’est une situation dangereuse, qui nous engage sur une pente glissante. Elle est d’autant plus dangereuse qu’elle est invisible pour la majorité des gens – invisible, mais au vu et au su de tous.

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