Les filles d’hommes cultivés ont toujours pensé au jour le jour, elles n’ont pas exercé leur réflexion devant des tables de travail, dans le cloître d’un collège réservé à l’élite. Elles ont pensé tout en remuant des casseroles, tout en balançant des berceaux... Pensons dans les bureaux, pensons dans les autobus, pensons tandis que, debout dans la foule, nous regardons les couronnements ou les défilés..., pensons en passant devant le cénotaphe, et devant White Hall, dans la galerie du Parlement, dans les chambres de justice, pensons au cours des baptêmes, des mariages et des funérailles. Ne nous arrêtons jamais de penser - quelle est cette civilisation où nous nous trouvons ? Virginia Woolf, Trois guinées
En me penchant sur ce qu’on pourrait appeler la figure des filles de la grève, pour réfléchir à la place qu’occupent les étudiantes et la pensée féministe dans le contexte de la lutte, j’ai réentendu le cri de Virginia Woolf dans Trois guinées, son Think we must adressé aux filles d’hommes cultivés et qui les encourageait à interroger cette société « qui engloutit le frère que beaucoup d’entre nous ont des raisons de respecter dans la vie privée, et qui impose à sa place un mâle monstrueux, à la voix tonitruante, au poing dur, qui d’une façon puérile inscrit sur le sol des signes à la craie, ces lignes de démarcation mystiques entre lesquelles sont fixés, rigides, séparés, artificiels, les êtres humains ».
Vinciane Despret et Isabelle Stengers, dans Les faiseuses d’histoires, rappellent que Woolf, si elle propose « que les soeurs ne s’engagent pas aux côtés de leurs pères et de leurs frères, ces « hommes cultivés » qui les appellent à défendre leur monde », c’est parce que cette lutte - même si elle a pour objectif d’empêcher la guerre - ne peut pas se faire au nom des femmes sous prétexte qu’elle se fait au nom de tout le monde. Les femmes, dit Woolf, doivent lutter en leur propre nom parce que la pensée comme l’engagement, elles les pratiquent « en tant que femmes ». C’est là l’enjeu qui traverse, il me semble, la dimension féministe de la grève étudiante. Penser et lutter en tant que femmes : voilà ce que défendent les filles de la grève. Ainsi, il faut peut-être voir cette figure des filles de la grève en deux temps. D’abord, on pourrait dire qu’il y a ce qu’on fait des filles - comment on les fabrique, les figures qu’on dessine d’elles.
Par exemple : ?.Martine Desjardins en « jeune fille sage et tranquille » (alors qu’on décrit Gabriel Nadeau-Dubois comme « un militant depuis l’enfance » et Léo Bureau-Blouin comme « un sensible à l’esprit critique ») ;
– Line Beauchamp en zombie, Michelle Courchesne en oie spéciale (je crois qu’il faut inclure le sort fait aux ministres dans cet imaginaire des filles de la grève...)
– .Les grévistes nues en « filles publiques » : consommées sans scrupules par les passants et les touristes éberlués, businessmen en complet cravate, photographes improvisés ou professionnels tout habillés, voire par les autres manifestants... (« Tsé, avec des manifs comme ça, ce sont les bars de danseuses qui vont faire faillite... Pourquoi payer pour voir des boules quand on en voit gratis dans les rues ? »)
Ensuite, il y aurait les figures que les filles dessinent elles-mêmes dans l’espace - des figures comme on dit dans le domaine du sport, qu’on élabore avec le mouvement du corps et qui permettent d’habiter un lieu. Les filles de la grève marchent. Elles troquent la chambre à soi pour la rue, et elles y défilent habillées, nues, maquillées, masquées, voilées, conscientes des figures qu’elles convoquent, imitent, des figures qu’elles ironisent, qu’elles mènent en bateau, auxquelles elles tordent le cou, qu’elles érigent pour en même temps les faire tomber. Les filles de la grève font la grève et restent des filles. Elles font la grève de ce qu’est une fille qui n’est pas en grève, et de ce que doit être une fille en grève du point de vue de certains camarades militants. Les filles en grève font la grève de la domesticité : être secrétaire ou en charge des présences pendant les assemblées, ne pas présider, se faire éloigner des premières lignes des manifestations comme des comités importants alors que les hommes s’attribuent les « vraies responsabilités », c’est-à-dire prononcer les discours, occuper la majorité du temps de parole, animer les discussions, donner les entretiens (cf. l’article de Blandine Parchemal sur Presse-toi à gauche, l’entretien de Martine Desjardins sur le site Nous sommes les filles, et les témoignages de militantes qui lèvent le voile sur l’exclusion dont les femmes sont l’objet à l’intérieur d’organisations qui se disent par ailleurs « féministes »).
Les filles en grève sont en colère. Elles crient, elles ragent, elles écrivent des tracts, elles scandent des slogans, elles marchent les unes à côté des autres, ensemble, en rang. Mais la géométrie de leur rage est à l’image de la grève qu’elles font, grève de la figure de la jeune fille sage, grève d’une grève pensée comme si elle était immunisée contre le virus de la hiérarchie et de la misogynie.
Les filles en grève sont nombreuses, elles se ressemblent et se rassemblent, donnant par moments cette impression d’harmonie et de répétition sur un mode qui peut rappeler les agencements corporels des girls de toutes sortes (des Tiller Girls aux filles du Crazy Horse en passant par les Barbies). Mais il ne faut pas être dupe. Si les filles jouent à la reproduction en série, si elles aussi sont assimilables à des figures anonymes, elles demeurent les gardiennes d’une singularité irréductible : le fait même d’être des filles. L’anonymat peut être l’alibi de la domestication, et être gréviste féministe, c’est refuser d’oublier le féminin, c’est refuser d’oublier de le penser. C’est ainsi que les filles se font « fauteuses de trouble », « casseuses de party », comme celles de cette Société des marginales rêvée par Virginia Woolf en 1938.
Si les filles de la grève ne font pas toujours bonne figure, c’est parce qu’elles lèvent le poing pour casser la figure à la figure, à coups de répétition - ni fille, ni en grève mais fille en grève. Avec ce que ça implique d’une pensée qui pense tout le temps et partout, une pensée qui marche et qui avance. Sans reculer.
Martine Delvaux, Université du Québec à Montréal