La grève étudiante du printemps 2012 est fort probablement l’acte inaugural d’une nouvelle période de conflit social au Québec, analogue d’ailleurs aux luttes qui traversent les autres sociétés prises dans le même épuisement d’un régime d’économie politique néolibéral. Après trois décennies de relative « paix civile » (1982 à 2012) et d’encadrement néolibéral des conflits, le Québec pourrait entrer dans une ère d’effervescence politique et culturelle où, de nouveau, il est permis d’espérer une transformation fondamentale des rapports économiques et sociaux. De tels changements ne se font pas sans soulever de fortes résistances et les offensives sociales nécessaires pour les impulser doivent alors être d’autant plus combatives.
C’est précisément à partir de telles analyses que l’ASSÉ, puis la CLASSE, prépara la grande grève de 2012. Dès le départ, il fallait lier la lutte contre la hausse à une remise en question plus globale du modèle d’État néolibéral, en particulier la dite « révolution culturelle » de la tarification des services publics, la mise en place d’un régime fiscal régressif et les politiques de privatisation du patrimoine commun des Québécois et des Québécoises ainsi que des peuples autochtones. Ce n’était pas, du moins aux yeux de la CLASSE, uniquement une lutte contre la hausse. Un tel combat aurait certainement été dénoué rapidement en hausse négociée. Il s’agit plutôt d’une lutte sociale pour la gratuité ainsi que pour une démarchandisation du système universitaire.
La dite « radicalité » de la CLASSE proviendrait, comme le veut l’adage, du fait que l’analyse qui cadrait son entrée en grève allait jusqu’à la racine du problème et le saisissait dans toute sa globalité : la hausse ainsi que les dérives marchandes et corporatives du système universitaire sont les effets d’une économie politique néolibérale qui s’impose à tous les aspects de la société québécoise. Cette économie politique n’est pas l’invention des libéraux de Jean Charest, ils ont systématisé et adapté un modèle plus général appliqué un peu partout en Amérique du Nord, dont certains aspects clés avaient été mis en place par le PQ lors des sommets socio-économiques post-référendaires.
L’ancien conservateur devenu nationaliste (Lucien Bouchard) passa ainsi le flambeau de l’austérité et de la déréglementation concurrentielle à l’ancien conservateur devenu libéral (Jean Charest) qui, dans un premier temps, ne fit que développer dans toute sa cohérence ce qui était déjà impliqué dans la politique de déficit zéro du premier, pour ensuite accélérer et globaliser la mise en place du modèle néolibéral au Québec. Ces développements succédaient à une longue période - entre 1982 et 1995 - d’épuisement du modèle social mis en place dans les suites de la révolution tranquille. Le modèle québécois du néolibéralisme a aussi été préparé par la construction au niveau fédéral de son cadre macro-économique néolibéral : traité de libre échange, transformation de l’assurance chômage en assurance emploi, politique monétaire désinflationniste, déréglementation financière, baisses d’impôts et lutte contre le déficit qu’elles provoquent.
On peut dire que la crise de 2008 marqua la fin de cette période ascendante du néolibéralisme, tant ici qu’ailleurs en Amérique du Nord et en Europe, car ce fut la crise du modèle économique qu’il avait engendré. Depuis, nous sommes pris dans une trappe qui couple stagnation économique et austérité. Rien dans les politiques qui répondent à cette crise a pour effet d’atténuer cette tendance à la stagnation, l’élite aurait tourné le dos à la croissance sur laquelle, en théorie, repose la viabilité du capitalisme avancé. Tel est le contexte d’économie politique qui marquera les conflits sociaux à venir au Québec : une économie qui croît de manière anémique, les revenus de la majorité qui stagnent et un État pris dans l’étau d’une austérité qui engendre plus de stagnation, à laquelle on répond par plus d’austérité. Ce contexte n’est pas propre au Québec et, de fait, l’essentiel des ressorts économiques de cette trappe de stagnation sont ailleurs, au États-Unis et en Europe, et à force d’ouvrir notre économie nous nous sommes rendus dépendants de cycles économiques sur lesquels nous n’avons aucune emprise politique. D’ailleurs le Plan Nord ne pourra qu’accentuer cette dépendance. Dans un tel contexte, comment penser les suites du mouvement social du printemps 2012 ?
Une façon de penser les trois dernières décennies d’hégémonie néolibérale est de les voir comme trente ans de “lutte de classe” unilatérale, et une façon de donner sens à ce qui commence depuis le printemps 2012 est de le comprendre comme la fin de cette unilatéralité. La lutte de classe se fait maintenant à deux. Comment pouvons-nous comprendre le néolibéralisme comme lutte de classe … unilatérale ? Pour comprendre cela, il faut faire un petit détour par l’histoire. Pendant la plus grande partie du 20e siècle, le régime d’économie politique fut marqué par un certain compromis entre capital et travail, entre grandes corporations et salariés. Les profits des uns reposant sur la consommation des autres, les entreprises se voyaient contraintes de partager leurs gains de productivité avec les salariés-es de manière à ce que ceux-ci puissent (sur)consommer massivement ce qui était (sur)produit massivement. C’était la grande leçon apprise pendant la crise de 1930, une crise de surproduction, sousconsommation et sous-investissement.
De 1939 à 1980 en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest, les salaires réels de la majorité progressaient d’année en année ; tandis que partout, la part de la richesse allant aux mieux nantis (les 1% hauts revenus) diminuait d’année en année, du plafond de 1930 au plancher de 1980. Ce n’est pas par gentillesse ni nécessairement par clairvoyance que les capitalistes furent amenés à partager les fruits de la croissance économique. Au contraire, c’est essentiellement par la puissance du mouvement syndical, par la pression faite sur l’État par les citoyens et citoyennes mobilisés, par la présence sur la scène politique de partis de gauche et par le contre modèle que constituaient les pays dits « communistes » que se développa l’État providence et une forme de capitalisme partiellement socialisé. La révolution tranquille québécoise arrive vers la fin de cette période et constitue pour nous une sorte de rattrapage d’une trajectoire historique qui fut beaucoup plus longue ailleurs. En quelques années, le Québec se dote d’un État social moderne et d’un droit du travail progressiste, nationalise des pans importants de son économie, crée la Caisse de Dépôt et Placement, les réseaux universitaire et collégial publics, le réseau de la santé, fait des conditions de travail dans le secteur public un levier pour élever les conditions du secteur privé et, finalement, se donne les outils pour exploiter de manière souveraine ses ressources naturelles. Tout cela, combiné à une fiscalité progressiste qui prend plus au mieux nantis qu’à la majorité et qui ponctionne les profits presqu’autant que les salaires, a pour effet de diminuer progressivement mais inéluctablement le pouvoir des élites d’affaires et des grandes entreprises dans la société et l’économie.
Les politiques néolibérales sont une lutte que mènent ces élites pour reconquérir le pouvoir économique et politique perdu aux salariés-es, qu’elles ont réussi à fragmenter en une multiplicité de groupes, chacun pris sur la défensive, chacun tentant de préserver un acquis garant de sa dignité. Le grand secret du néolibéralisme est que ce que nous comprenons comme le démantèlement de tel pan de l’État social, la privatisation de tel service public, l’imposition de la concurrence marchande dans tel secteur, la déréglementation ici et là, est, en fait, un vaste transfert de ressources, de richesses et de pouvoir « du commun » vers les mains de l’élite et de ses grandes corporations. Telle était la véritable nature de la lutte de classe unilatérale que menait l’élite contre la société et ce, depuis trente ans.
Tant que tenait la promesse que cela était la seule façon de garantir une croissance économique qui permettrait éventuellement aux salariés d’augmenter leur niveau de vie, la lutte pouvait se poursuivre. Depuis la crise de 2008, la croyance dans la nécessité de l’austérité aura permis d’étendre ce contexte de lutte unilatérale. Depuis le printemps 2012, le voile a été levé et l’élite apparaît pour ce qu’elle est : une classe “d’appropriateurs” qui vivent et s’enrichissent en transformant notre patrimoine collectif en leur richesse individuelle et en actifs pour les grandes corporations. L’avenir des universités n’échappait pas à cette logique, et la hausse était un outil essentiel de cette stratégie d’incorporation de l’université. En contestant la hausse au nom de la gratuité, le mouvement a changé la donne : la lutte se fait maintenant à deux. Il est possible de penser à l’après « néolibéralisme » et d’agir pour le construire. Par delà la pause électorale, une nouvelle ère de changement et de débat social s’ouvre devant nous. ■