Tiré de Entre les lignes et les mots
L’un des aspects les plus insidieux du capitalisme est la marchandisation d’absolument tout. Lorsque le capitalisme n’est pas réglementé, il n’y a rien qui ne puisse être vendu, et la demande entraîne l’offre. Cela a été compris depuis longtemps par la gauche.
Mais qu’en est-il du corps humain ? En particulier, du corps des femmes ? Y a-t-il une défense cohérente à gauche pour un commerce d’exploitation qui piège les femmes et les filles les plus vulnérables, et les traite comme des objets à acheter et à vendre ?
Elizabeth Nolan Brown, avec qui j’en ai débattu récemment devant un auditoire new-yorkais, semble le penser. Elle est rédactrice en chef à Reason.com, et l’une de celles qui pensent que la prostitution est un travail comme un autre ; en fait, la plus ancienne « profession ».
Pour moi, il s’agit d’une exploitation grossière du corps des femmes et des jeunes filles, qui conduit à une culture de la misogynie, dans laquelle les hommes croient que des parties du corps des femmes peuvent être louées pour un plaisir sexuel unilatéral. Nolan Brown écrit abondamment pour défendre le commerce du sexe et le droit des hommes à payer pour du sexe. Elle est pour le moins sceptique quant à la question de savoir si le trafic sexuel est un problème important ou simplement une « panique morale » créée par des féministes et par la droite religieuse.
Mon expérience du commerce sexuel mondial est vaste. Alors que Nolan Brown semble peu connaître les lois et les politiques en dehors des États-Unis, je voyage beaucoup pour faire des recherches sur le sujet. J’appuie le « modèle nordique » (également connu sous le nom de modèle abolitionniste), dans lequel 1) la demande de sexe est criminalisée, 2) les femmes (ou les hommes) qui vendent des services sexuels sont décriminalisés, et 3) l’État prévoit des dispositions pour les aider à échapper au commerce du sexe. Aux côtés de survivantes du commerce du sexe, je fais campagne depuis longtemps pour son abolition.
Mais les activistes de gauche sont plus susceptibles d’être offensé·es par les abolitionnistes que par le proxénétisme et l’achat de sexe.
Nolan Brown a longtemps fait campagne pour une dépénalisation générale de la prostitution. Nous avons quelques points d’accord. Par exemple, nous sommes d’accord pour dire qu’aucune personne vendant du sexe ne devrait être criminalisée. Mais je trouve absolument incroyable que quiconque se considère comme « progressiste » fasse campagne pour la suppression des lois sur le proxénétisme, la tenue de maisons closes et l’achat de sexe. Cela signifie que le contrôle du marché du sexe serait retiré aux agences de justice pénale et confié aux administrations locales. Dans le cadre de ce modèle, les proxénètes deviennent des « gestionnaires », et les propriétaires de bordels des « entrepreneurs ».
On a beaucoup glosé sur la différence entre la « décriminalisation » (la décision de ne plus poursuivre les individu·es en vertu des lois existantes) et la « légalisation » de la prostitution (soit l’abandon des anciennes lois et la mise en place éventuelle de nouvelles règles). En pratique, la seule différence entre les deux est que, dans le cadre de la légalisation, l’État devient le proxénète officiel en rendant légaux certains aspects de ce commerce. Il peut ainsi collecter des taxes et imposer des contrôles sanitaires obligatoires aux femmes prostituées, ce contre quoi la grande féministe abolitionniste Joséphine Butler a fait campagne au XIXe siècle.
De nombreux membres de la gauche pensent que toute criminalisation de l’industrie stigmatise celles et ceux qui vendent du sexe, et que la vente de sexe devrait être considérée comme un « simple travail ». Mais de plus en plus de recherches montrent qu’en Allemagne, en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Nevada et aux Pays-Bas, où la prostitution a été légalisée ou décriminalisée, il s’est ensuit une augmentation significative de la demande, et une augmentation du commerce du sexe, tant légal qu’illégal.
Des accusations de « putophobie » sont de plus en plus lancées pour faire taire et dissuader toute critique du commerce du sexe. Les femmes et les filles noires, brunes et indigènes sont les premières à être achetées et vendues dans la prostitution. Rien de tout cela ne semble déranger les apologistes de gauche.
Sur n’importe quelle autre question aussi liée à l’oppression et à l’inégalité, soit une énorme et toxique entreprise de libre-marché basée sur la satisfaction des exploiteurs, ils crieraient sur les toits. On pourrait vous pardonner de conclure que la défense gauchiste de la prostitution est révélatrice de la façon dont les femmes du bas de l’échelle comptent moins à leurs yeux que leurs homologues bourgeoises.
La décision de vendre du sexe, nous dit-on, est une question de liberté personnelle. « Même si l’interdiction du sexe apportait des bénéfices positifs, cela ne justifierait pas de porter atteinte aux libertés fondamentales », soutient Nolan Brown. Son engagement idéologique en faveur de la liberté l’emporte clairement sur les considérations relatives à la sécurité des femmes, mais le fait de qualifier la criminalisation de l’achat de sexe d’« interdiction du sexe » est parlante. Dans cette conception libérale de l’industrie du sexe, la prostitution est largement consensuelle et entreprise par des adultes, pas des mineur·es, pas sous la contrainte, et en tant que telle n’est pas l’affaire de l’État.
Cette approche propre à de soi-disant militant·es des droits de l’homme affronte de plein fouet les droits humains des femmes. Le néolibéralisme a élevé le libre marché au-dessus des droits de la femme ; le droit du prostitueur d’acheter du sexe supplante le droit des femmes et des filles à ne pas être vendues et exploitées.
Nolan Brown, comme beaucoup de ceux qui défendent la dépénalisation, semble s’identifier comme féministe, affirmant que « limiter les options des femmes n’est pas la chose féministe à faire ». Elle affirme que les femmes comme moi « considèrent toutes les femmes qui se livrent à du travail sexuel comme des victimes ». Celles d’entre nous qui considèrent que la prostitution est une forme d’exploitation ne parviennent apparemment pas à « reconnaître que le travail du sexe a plus de valeur pour la femme moyenne que pour l’homme moyen, et qu’il est donc plus difficile pour les hommes de trouver des femmes à baiser ».
Dans sa vision du monde, il est sexiste de dire que « ce domaine où les femmes ont un avantage sur le marché devrait être interdit, et que les femmes qui veulent utiliser leur sexualité de cette manière ne devraient pas être ‘assujetties’ ou ‘protégées de leurs propres actions’ ». Évidemment, toute vision du monde où les femmes ont une plus grande « valeur » sur le « marché sexuel » relève du sexisme, version 1950.
La gauche libérale croit que si les lois sur la prostitution étaient mises au rancart, les « travailleuses du sexe » pourraient se regrouper et se protéger de la violence, car elles seraient en mesure de « filtrer les clients » et les hommes donneraient leur vrai nom. Cette idée est ridicule. En fait, la décriminalisation protège les prostitueurs, tout en mettant les femmes encore plus en danger, comme l’ont montré des preuves irréfutables.
La criminalisation de la demande redonne du pouvoir à la femme, car si elle craint pour sa sécurité elle peut faire arrêter un prostitueur, simplement pour son intention de payer pour du sexe.
La Nouvelle-Zélande est présentée comme un modèle de meilleure pratique pour la légalisation. Dans son Guide de santé et de sécurité 2004, cet État reconnaît pourtant que « malheureusement, des incidents se produisent lorsque des femmes sont forcées d’avoir des relations sexuelles avec des clients sans préservatif, sans leur consentement ». En dehors de la prostitution, on appelle cela un viol. Les inspections promises des maisons closes n’ont pas lieu ; il y en a eu 11 depuis 2015, toutes en réponse à des plaintes du public concernant la violence. Et au moins une des députées qui a voté ces mesures dit maintenant le regretter.
Ces militants prétendent être de gauche, et pourtant, ils applaudissent la marchandisation capitaliste des corps féminins.
Les taux de meurtres et de tentatives de meurtres ne peuvent mentir sur la réalité des femmes dans le commerce du sexe. Des recherches ont montré une multiplication des violences sévères, y compris les homicides, commises par les proxénètes et les prostitueurs, dans les pays qui ont légalisé ou dépénalisé le proxénétisme et la possession de maisons closes, en comparaison des autres régimes. Dans les pays qui ont introduit le modèle abolitionniste, le tableau est très différent. Hormis une femme tuée par un prostitueur en Norvège – manifestement une femme de trop – il n’y a pas eu de tels meurtres de femmes prostituées dans la demi-douzaine de pays qui ont jusqu’à maintenant mis en œuvre la loi interdisant la demande de sexe tarifé.
Compte tenu de l’abondance de preuves démontrant les désastres de la dépénalisation là où elle a été essayée, il est choquant qu’un certain nombre d’agences de santé publique et d’organisations de défense des droits de l’homme soutiennent une dépénalisation généralisée ; c’est notamment le cas de l’OMS, ONU SIDA, Human Rights Watch et Amnesty International. Ces organisations adhèrent à l’idée que payer pour du sexe est un « droit » et un « besoin » de l’acheteur de sexe et d’un nombre croissant des femmes concernées. En d’autres termes, les femmes peuvent choisir de vendre ce qu’elles souhaitent, y compris elles-mêmes.
Il existe actuellement une tendance dominante au sein de la gauche qui suggère que les défilés de prostituées (slutwalking), les danses-contact (lap dancing), le travail du sexe et le port de la burka constituent des formes de libération pour les femmes. Les hommes, en règle générale, adorent cette approche et ont tendance à soutenir la position des « droits des travailleuses du sexe » sur ce commerce. Cela ne devrait surprendre absolument personne que les hommes qui soutiennent la dépénalisation générale aient également tendance à appuyer le marché de la pornographie.
Dans son idolâtrie du marché libre, Nolan Brown semble croire que la suppression de toutes les restrictions au fonctionnement du capitalisme, lorsqu’il s’agit d’acheter et de vendre le corps des femmes, ouvrira la voie à un nouveau monde de droits et de libertés pour les femmes qui se prostituent, soit une véritable utopie du libre choix.
Dans toute la gauche, on voit de jeunes militant·es être aujourd’hui plus susceptibles d’être hostiles aux abolitionnistes qui font campagne pour mettre fin au commerce du sexe que critiques du proxénétisme et de l’achat de sexe. Ces militant·es prétendent être de gauche et pourtant applaudissent la marchandisation, l’exploitation et la vente capitaliste du corps des femmes.
Le commerce du sexe est dangereux, nuisible pour les personnes qui y sont exploitées, et il repose sur l’exploitation des populations les plus pauvres et les plus vulnérables. Et pourtant, il y a des gens qui, à gauche, n’ont absolument pas compris cela et, par conséquent, applaudissent de tout cœur à l’une des entreprises capitalistes les plus désastreuses de tous les temps en matière d’exploitation.
Julie Bindel, dans The Critic, Juin 2022
Journaliste d’enquête, Julie Bindel est l’autrice de plusieurs ouvrages, dont The Pimping of Prostitution (Palgrave Macmillan) et Feminism for Women, qui vient de paraître chez Hachette UK.
Traduit par TRADFEM
https://tradfem.wordpress.com/2022/05/31/9910/
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