Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Les événements en Libye

Presse-toi à gauche vous présente une entrevue réalisée avec Gilbert Achcar, spécialiste du Maghreb et du Proche-Orient.

R. Shalom – Comment est constituée l’opposition libyenne ? Certains ont remarqué la présence de l’ancien drapeau monarchiste parmi les rebelles...

Gilbert Achcar – Le drapeau n’est pas utilisé comme un symbole de la monarchie mais comme celui de l’État libyen adopté après l’indépendance de l’Italie. Il est utilisé par l’insurrection pour rejeter le drapeau vert imposé par Kadhafi ainsi que son Livre vert, adopté au moment où il singeait Mao Zedong et son Petit livre rouge. Ce drapeau tricolore n’implique en aucun cas une nostalgie de la monarchie. Dans son interprétation la plus courante, il symbolise les trois régions historiques de Libye. Le croissant et l’étoile qui y figurent sont des symboles que l’on trouve également sur le drapeau algérien, tunisien et celui de la République turque, ce ne sont pas des symboles monarchiques.

Quelle est donc cette opposition ? Sa composition — comme pour toutes les révoltes qui secouent la région — est très hétérogène. Toutes ces forces disparates sont unies par un un rejet de la dictature, un désir de démocratie et de respect des droits de l’Homme. Au-delà, il y a de nombreux projets différents. En Libye plus particulièrement, il s’agit d’un mélange de militants pour les droits de l’Homme, d’intellectuels, de courants tribaux et de forces islamiques — un éventail assez large donc.

La force politique la plus importante dans l’insurrection libyenne est l’organisation de la Jeunesse de la révolution du 17 février. Elle a une plate-forme démocratique qui réclame un État de droit, des libertés politiques et des élections libres. Le mouvement libyen comprend aussi des secteurs du gouvernement et des forces armées qui ont rompu avec le pouvoir et rejoint l’opposition — ce qui ne s’est pas passé en Tunisie et en Égypte.

Ainsi, l’opposition libyenne constitue bien un mélange de forces mais l’essentiel c’est qu’il n’y a aucune raison d’avoir avec elle une attitude différente de celle que nous devons avoir avec tous les soulèvements de masse de la région.

Kadhafi est-il, ou a-il été, un progressiste ?

Gilbert Achcar : Quand Kadhafi est arrivé au pouvoir en 1969, il représentait une manifestation tardive de la vague de nationalisme arabe qui a suivi la Seconde guerre mondiale et la Nakba de 1948. Il essayait d’imiter le dirigeant égyptien Gamal Abdel Nasser, en qui il voyait un modèle et une source d’inspiration. Il remplaçât la monarchie par une république, défendit l’unité arabe, imposa le retrait des Américains de la base aérienne de Wheelus en Libye et initia un programme de changements sociaux.

Puis le régime suivit son propre cours, sur le chemin d’une radicalisation inspirée par un maoïsme islamisé. Il y a eu d’importantes nationalisations à la fin des années 1970 — presque tout a été nationalisé. Kadhafi prétendit avoir institué la démocratie directe — il a changé par la suite le nom du pays qui, de République, est devenu État des masses (Jamahiriya). Il prétendit avoir accompli dans le pays l’utopie socialiste grâce à la démocratie directe, mais peu de libyens se sont laissés berner par ce discours.

Les « comités révolutionnaires » ont joué en fait le rôle d’appareil dirigeant, contrôlant le pays avec les forces de sécurité. En même temps, Kadhafi a joué un rôle particulièrement réactionnaire en revitalisant le tribalisme comme outil pour servir son pouvoir. Sa politique extérieure devint de plus en plus téméraire et imprudente et la plupart des Arabes finirent par le considérer comme fou.

Avec la fin de l’Union soviétique, Kadhafi a mis de côté ses prétentions socialistes et a réouvert son économie aux entreprises occidentales. Il affirmait que sa libéralisation économique irait de pair avec une libéralisation politique, singeant la perestroïka de Gorbatchev après avoir singé la révolution culturelle de Mao Zedong, mais son discours restait vide.

Quand les États-Unis envahirent l’Irak en 2003, sous le prétexte de débusquer des « armes de destruction de masse », Kadhafi, qui avait peur d’être le prochain sur la liste, accomplit un soudain et surprenant volte-face en politique étrangère, passant spectaculairement d’État voyou à proche collaborateur des États occidentaux. Un collaborateur en particulier des États-Unis, à qui il a prêté main-forte dans la prétendue guerre contre la terreur, et aussi de l’Italie pour laquelle il a fait le sale travail de renvoyer les immigrants venant d’Afrique qui essayaient de rejoindre l’Europe.

Au cours de ces métamorphoses, le régime de Kadhafi est toujours resté une dictature. Quelles que soient les mesures progressistes qu’il puisse avoir fait au début, il n’est plus rien resté de progressiste ou d’anti-impérialiste dans les dernières phases de son régime. Son caractère dictatorial a pu se voir à la façon dont il a réagit aux mouvements de protestation : il a immédiatement décidé de les réduire par la force.

Il n’y a eu aucune tentative de proposer une sortie démocratique quelconque à la population. Il a menacé les manifestants, dans un discours tragi-comique maintenant devenu célèbre : « Nous irons vous rechercher mètre par mètre, maison par maison, jusqu’à la moindre ruelle... jusque dans vos placards. Il n’y aura pas de grâce et nous serons sans pitié. » Tout cela n’est pas une surprise quand on sait que Kadhafi est le seul dirigeant arabe qui a condamné publiquement le peuple tunisien pour avoir chassé son dictateur Ben Ali décrit comme le meilleur dirigeant que la Tunisie pouvait trouver.

Kadhafi a eu recours à des menaces et à une violente répression, affirmant que les manifestants étaient drogués par Al Qaeda qui déversait des hallucinogènes dans leur café. Dénoncer Al Qaeda comme responsable du soulèvement était sa façon d’essayer de mettre de son côté les pays occidentaux. Si il y avait eu une proposition d’aide provenant de Washignton ou de Rome, on peut être sûr qu’il l’aurait acceptée avec joie. Il a d’ailleurs exprimé sa déception de l’attitude de son pote le Premier ministre italien Sivio Berlusconi avec qui il participait à des parties privées. Il s’est aussi plaint de la trahison de ses autres « amis » européens.

Ces dernières années, Kadhafi est devenu l’ami de plusieurs dirigeant occidentaux et d’autres personnalités marquantes qui, pour une poignée de dolars, n’ont pas hésité à se ridiculiser en lui faisant des embrassades. Anthony Gidens lui-même, le distingué théoricien de la « troisième voie » de Tony Blair, a suivi les pas de son disciple en rendant une visite à Kadhafi en 2007 et en décrivant dans le Guardian comment la Libye était sur la voie de la réforme et comment elle allait devenir la Norvège du Moyen-Orient.

Quel est votre point de vue sur la résolution 173 du Conseil de sécurité de l’ONU adoptée le 17 mars ?

Gilbert Achcar : La résolution elle-même est rédigée d’une façon qui prend en compte — et semble répondre — à la demande d’établissement d’une zone d’interdiction aérienne. L’opposition a en effet demandé explicitement cette zone d’interdiction aérienne, à condition qu’aucune troupe étrangère ne soit déployée sur le territoire libyen. Kadhafi dispose de l’essentiel de l’élite des forces armées, avec des avions et des tanks, et une zone d’interdiction aérienne neutraliserait en effet son principal avantage militaire.

Cette demande faite par ceux qui se sont soulevés est reflétée dans le texte de la résolution, qui autorise les États membres des Nation unies à « prendre toutes les mesures nécessaires […] pour protéger les civils et les zones habitées par les civils menacés par une attaque de la Jamahiriya arabe libyenne, y compris Benghazi, tout en excluant une occupation étrangère sous quelle que forme et en toute partie du territoire libyen. La résolution établit « une interdiction de tous vols dans l’espace aérien de la Jamahiriya arabe libyenne de façon à protéger les civils. »

Maintenant, il n’y a pas assez de garde-fous dans la rédaction de la résolution pour empêcher son utilisation avec des visées impérialistes. Même si le but de toute action est supposé être la protection des civils, et non pas un « changement de régime », le jugement pour savoir si une action a atteint son but ou non est laissé à l’appréciation des puissances intervenantes et non pas au forces qui se sont soulevées ni même au Conseil de sécurité. La résolution est terriblement confuse.

Mais, vu l’urgence qu’il y a à empêcher les massacres qui résulterait inévitablement d’un assaut donné sur Benghazi par les forces de Kadhafi et l’absence de tout autre moyen alternatif pour atteindre ce but protecteur, personne ne peut raisonnablement s’y opposer. On peut comprendre les abstentions. Certains des cinq États qui se sont abstenus au Conseil de sécurité voulaient exprimer leur défiance ou leur mécontentement sur le manque de vue globale, mais sans aller jusqu’à prendre la responsabilité d’un massacre imminent.

La réponse occidentale a bien sûr un petit goût de pétrole. Les puissances occidentales craignent un conflit prolongé. S’il y a avait un important massacre, elles seraient contraintes d’imposer un embargo au pétrole libyen, ce qui maintiendrait le prix du baril à un haut biveau à un moment où, vu l’état actuel de l’économie mondiale, cela aurait des conséquences défavorables importantes.

Certains pays, y compris les États-Unis, ont voté à contre cœur. Seule la France est apparue comme très en faveur d’une action ferme, ce qui pourrait bien avoir à voir avec le fait que la France — contrairement à l’Allemagne (qui s ’est abstenue sur le vote), la Grand-Bretagne et, surtout l’Italie — n’a pas pas beaucoup d’intérêt dans le pétrole libyen et espère certainement avoir une plus grosse part du gâteau avec un régime post-Kadhafi.

Nous connaissons tous les prétextes utilisés par les puissances occidentales et leur double langage. Par exemple, leur prétendu souci des civils subissant des bombardements aériens ne semble pas s’appliquer pour Gaza en 2008-2009, lorsque des centaines de civils non combattants ont été tués par des avions de guerre israéliens pour défendre une occupation illégale. Où le fait que les États-Unis autorise actuellement son régime protégé à Barhein, où il a une importante base navale, à réprimer violemment le soulèvement local, avec l’aide d’autres vassaux régionaux de Washington.

Il n’en reste pas moins que si Kadhafi était autorisé à poursuivre son offensive militaire et prenait Benghazi, il y aurait un énorme massacre. Nous sommes dans un cas où une population est vraiment en danger et où il n’y a pas d’autre alternative pour la protéger. L’attaque des forces de Kadhafi est une question d’heures ou de jours. On ne peut, au nom de principes anti-impérialistes, s’opposer à une action qui va empêcher le massacre de civils. Par exemple, même si l’on connaît la nature et le double langage des policiers dans un État bourgeois, on ne peut, au nom de principes anticapitalistes, condamner quelqu’un risquant un viol qui les appellerait s’il n’y a a pas d’autre moyens de stopper les violeurs.

Ceci dit, s’il ne faut pas s’opposer à la zone d’interdiction aérienne, nous devons exprimer notre défiance et appeler à une grande vigilance pour surveiller les actions de ces États, pour s’assurer qu’ils ne vont pas au-delà de la protection des civils, comme mandat leur en ai donné.

En voyant à la télévision les foules à Baghazi qui se réjouissaient du vote de la résolution, j’ai vu une grosse affiche qui disait en arabe « Non à l’intervention étrangère ». Les gens là-bas font une distinction entre l’ « intervention étrangère » qui signifie pour eux des troupes au sol et une zone d’interdiction aérienne protectrice. Il s’opposent aux troupes étrangères. Ils sont conscients du danger et sagement ne font pas confiance aux puissance occidentales.

Ainsi, pour résumer, je pense que dans une perceptive anti-impérialiste on ne peut pas et ne doit pas s’opposer à la zone d’interdcition aérienne dans la mesure où il n’y pas d’alternative crédible pour protéger une population en danger. On signale que les Égyptiens fournissent des armes à l’opposition libyenne — et cela est bien — mais cela ne pourra suffire seul à sauver Benghazi à temps. Mais, une fois encore, on doit garder une attitude très critique sur ce que les puissance occidentales pourraient faire.

Que va-t-il se passer maintenant ?

Gilbert Achcar : C’est difficile à dire. La résolution des Nation Unies n’appelle pas à un changement de régime, mais seulement à protéger les civils. L’avenir du régime de Kadhafi est incertain. La question clé est de savoir si nous allons assister à la renaissance du soulèvement en Libye occidentale, dont Tripoli, ce qui conduirait à une désintégration des forces armées du régime. Si cela arrive, alors Kadhafi pourrait être chassé bientôt.

Mais si le régime réussit à garder fermement le contrôlée de la région occidentale, il y aura alors une division de facto du pays — même si la résolution affirme l’intégrité territoriale et l’unité nationale de la Libye. C’est peut-être ce que le régime a choisi de faire car il vient d’annoncer son acceptation de la résolution de l’ONU et a proclamé un cessez-le-feu. Nous pourrions avoir alors aboutir à une impasse prolongée, avec Kadhafi contrôlant l’Ouest et l’opposition l’Est. Il faudra évidemment du temps pour que l’opposition incorpore les armes qu’elle reçoit d’Égypte ou via l’Égypte jusqu’au point où elle pourra infliger une défaite militaires aux forces de Kadhafi.

Vu la nature du territoire libyen, cela ne pourra être qu’une guerre conventionnelle plutôt qu’une guerre populaire, une guerre de mouvement sur des vastes zones de territoire. C’est pour cela que l’issue est difficile à prédire. L’essentiel encore est que nous devons soutenir le mouvement démocratique libyen jusqu’à la victoire. Sa défaire dans les mains de Kadhafi serait un grave contrecoup négatif, affectant la vague révolutionnaire qui secoure actuellement le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.■

* Gilbert Achcar a passé son enfance au Liban et est actuellement professeur à l’Ecole d’études orientales et africaines (SOAS) de l’Université de Londres. Il est auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages, dont Le choc des barbaries (2002), L’Orient incandescent (2003), La guerre des 33 Jours (avec Michel Warschawski, 2007), et, avec Noam Chomsky, La poudrière du Moyen-Orient (2007), Les Arabes et la Shoah (2009).

Gilbert Achcar

Originaire du Liban, professeur à l’Ecole des études orientales et
africaines (SOAS) de l’Université de Londres. (https://gilbert-achcar.net/
— @gilbertachcar)
Auteur de plusieurs ouvrages, dont *Le Choc des barbaries* (3e édition,
2017), *La Poudrière du Moyen-Orient *(avec Noam Chomsky, 2007),* Les
Arabes et la Shoah* (2010), *Le Peuple veut* (2013), *Symptômes morbides*
(2016) et *La Nouvelle Guerre froide* (2023).

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