Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud

Les dérives néolibérales d'Andrés Manuel López Obrador (AMLO)

Une grande partie de la gauche a tendance à traiter le genre de politiciens venus de l’opposition comme étant des « révolutionnaires ». Dans l’anglosphère, ce phénomène est particulièrement important. Les médias anglophones de gauche ont tendance à reproduire le discours de gouvernements comme celui d’AMLO, le président du Mexique, ignorant les voix d’en bas, des mouvements sociaux et communautaires qui souffrent de l’extractivisme, du militarisme, de l’orientation néolibérale, etc.

Pour ignorer ces voix, il faut en écouter d’autres, souvent des professeurs d’universités des États-Unis ou d’Europe. Ci-dessous, nous reproduisons la traduction d’un débat entre notre collaborateur Ramón I. Centeno et l’un de ces professeurs, Edwin F. Ackerman. — Editeurs.

8 novembre 2023 | tiré de Rébellion
https://rebelion.org/los-excesos-neoliberales-de-amlo/

Une indication de la situation critique à laquelle la gauche est confrontée dans le monde est le calibre de ses héros contemporains. Au siècle dernier, nous apprenions à faire des révolutions pour faire des révolutions. Aujourd’hui, en revanche, nous sommes invités à nous inspirer de personnes telles qu’Andrés Manuel López Obrador, le président mexicain qui entre dans la dernière ligne droite de son mandat de six ans.

Dans un article récent sur le blog Sidecar, le sociologue Edwin F. Ackerman a décrit le « projet global » d’AMLO comme une « distanciation du néolibéralisme vers un modèle de capitalisme nationaliste-développementaliste ». Une telle transition, note Ackerman, « doit se produire dans un environnement structurel façonné par le néolibéralisme lui-même : l’érosion de la classe ouvrière en tant qu’agent politique et le démantèlement de la capacité de l’État ». Le gouvernement d’AMLO doit ensuite être évalué en fonction des progrès réalisés dans ces domaines. Bien qu’Ackerman reconnaisse certaines faiblesses – le « bilan déplorable  » d’AMLO en matière de migration, sa réponse tiède au mouvement féministe mexicain – son évaluation est plutôt positive. Quelle est la nature réelle de cette évaluation ?

Dans la description d’Ackerman, la classe ouvrière est réapparue en tant qu’« acteur politique », comme en témoignent les insurrections ouvrières et les campagnes de syndicalisation réussies, et cela se reflète dans la composition croissante de la classe ouvrière dans la base sociale du président. Au début, les signes d’un renouveau de la politique de classe étaient rhétoriques : AMLO a adopté le langage populiste de la confrontation entre « le peuple » et « l’élite ». Mais Ackerman affirme que cela s’est rapidement accompagné d’une politique sociale substantielle, en particulier l’expansion et l’universalisation des transferts monétaires.

Mesures minimales

Cependant, la vérité est que les transferts monétaires ne sont pas nouveaux au Mexique et ne sont ni plus ni moins que néolibéraux. Inauguré par le gouvernement d’Ernesto Zedillo (1994-2000), le programme Progresa incarnait la nouvelle doctrine d’État qui a supplanté l’idéologie plus collectiviste de la Révolution mexicaine. Au lieu d’être un droit universel, les transferts monétaires ont été accordés avec des conditions telles que le maintien des enfants à l’école et la participation à des examens médicaux réguliers. Cette politique a été conçue pour permettre aux individus de mieux faire face aux incertitudes du marché dans la poursuite de leur avancement personnel. Plus précisément, ces mécanismes peuvent être compris comme une compensation préventive à un moment où l’État mexicain mettait en œuvre une vague dramatique de privatisation, de libéralisation et de déréglementation.

Ackerman soutient que l’élimination de la plupart des conditions pour recevoir des prestations sociales constitue une rupture avec ce modèle. Laissant derrière eux « le micro-ciblage et les études socio-économiques » sur les pauvres, les transferts monétaires « atteignent désormais 65 % de personnes de plus que sous les gouvernements précédents ». Mais cela exagère considérablement l’ampleur et l’importance du changement : le chiffre de 65 % n’est correct que pour trois programmes : une pension pour les personnes âgées, une allocation pour les élèves du primaire et du secondaire, et une autre pour les agriculteurs.

Le bilan global des dépenses sociales sous AMLO est beaucoup moins impressionnant. En 2018, dernière année du gouvernement précédent, les programmes sociaux ont touché 28 % de la population. En 2022, ce chiffre est passé à 35 %, tandis que les dépenses totales consacrées aux programmes sociaux s’élevaient à 1 300 milliards de pesos, soit seulement 1,4 % de plus qu’en 2014 compte tenu de l’inflation.

Comme si cela ne suffisait pas, cette expansion minimale des programmes sociaux cache sa teinte régressive. L’augmentation des dépenses ne s’est pas traduite par une meilleure protection pour ceux qui en ont le plus besoin. Dans les 5 % des plus pauvres de la population mexicaine, la proportion de bénéficiaires d’un programme social est passée de 68 % à 49 % entre 2016 et 2022, tandis que dans les 5 % les plus riches, la couverture est passée de 6 % à 20 %. Ackerman omet également de mentionner la réponse catastrophique d’AMLO à la pandémie, qui a adopté un « plan d’action minimal » : la surmortalité au Mexique était la cinquième plus élevée au monde.

Ackerman applaudit également « l’effort concerté d’AMLO pour augmenter la capacité de collecte des impôts de l’État », qui, a-t-il dit, « a eu un impact redistributif significatif ». Une comparaison avec d’autres gouvernements récents dans la région est illustrative. Le kirchnérisme en Argentine a fait passer les recettes fiscales en pourcentage du PIB de 21 à 28,9 % au cours des six premières années de son gouvernement ; Evo Morales les a augmentés en Bolivie de 19,3 à 25,9 % au cours de la même période.

En revanche, les données disponibles pour les quatre premières années du gouvernement d’AMLO montrent une maigre augmentation, passant de 16,1 % à 16,7 % (en 2022, la collecte des impôts a même diminué en termes réels). La croissance de 0,6 % d’AMLO peut être comparée à celle de Lula lors de son premier mandat au Brésil, mais ce chiffre cache des structures fiscales très différentes. En 2009, la collecte des impôts au Brésil représentait 31,2 % du PIB, soit près du double de celle du Mexique, qui reste le plus faible de l’OCDE et bien inférieur à la moyenne de l’Amérique latine.

L’austérité comme d’habitude

De leur côté, les services publics sous-financés du Mexique sont soumis à « l’austérité républicaine ». Bien qu’Ackerman reconnaisse que cela peut saper le renforcement du système de protection sociale du pays, il soutient toujours que l’austérité fait partie d’un effort visant à extirper les pratiques néolibérales : « Parce que le néolibéralisme mexicain a forgé de larges liens entre l’État et l’entreprise privée, l’austérité est considérée comme un moyen de rompre ces liens et donc de se débarrasser des entreprises parasites dont les profits dépendent des dépenses publiques. » Mais ces pratiques n’ont pas cessé. Aujourd’hui, le gouvernement mexicain est plus enclin à s’appuyer sur l’attribution directe de contrats plutôt que sur des appels d’offres publics, et certains amis de la famille d’AMLO en ont bénéficié. Pour être honnête, il est difficile de voir « l’austérité républicaine » comme autre chose qu’un slogan de gauche pour un vieil outil néolibéral.

La politique du travail est la seule qui a connu de réels progrès sous AMLO. Ackerman souligne à juste titre les « réformes pro-ouvrières » : limitation de la sous-traitance, simplification du processus de syndicalisation, meilleures conditions telles que l’augmentation des jours de vacances et le salaire minimum, qui a atteint cette année 207,40 pesos (12,30 dollars), soit 82 % de plus qu’en 2018. Mais, encore une fois, il est nécessaire d’y avoir accès.

Ackerman dit qu’AMLO a effectué « la plus forte augmentation du salaire minimum depuis plus de quarante ans ». Des années 1970 au milieu des années 1980, le salaire minimum est resté au-dessus de 300 pesos (17,9 dollars), atteignant un pic de 396,40 pesos (23,7 dollars) en 1977. La néolibéralisation a fait chuter les salaires et, de 1996 jusqu’aux récentes augmentations, le salaire minimum a oscillé autour de 100 pesos (6 dollars). Ainsi, ces réformes commencent tout juste à inverser une dérive néolibérale.

De plus, comme tous les travailleurs ne gagnent pas le salaire minimum, son augmentation n’a pas produit une redistribution spectaculaire en faveur de la classe ouvrière dans son ensemble. Les dernières données indiquent qu’entre 2018 et 2020, lorsque le salaire minimum a augmenté de 29 %, la masse salariale en pourcentage du PIB est passée de 33,4 % à 35,2 %. En revanche, entre 2004 et 2010, la masse salariale en Argentine est passée de 38,7 % à 49,3 % du PIB. Au cours de la même période, au cours du premier mandat de Lula, la masse salariale au Brésil est passée de 56,1 % à 57,9 % et continuera d’augmenter, même sous Bolsonaro, pour atteindre 63,1 % en 2019. (Le salaire minimum dans les deux pays a augmenté de 147 % et 50 %, respectivement, au cours de la même période de six ans.) Comme l’a dit sans ambages le premier ministre des Finances d’AMLO, son gouvernement serait « à la droite de Lula ».

Bon nombre de ces avancées ont été mises en œuvre par les gouvernements précédents et motivées par des facteurs externes. La nouvelle politique du travail au Mexique était en partie le produit de la volonté d’Obama d’augmenter les salaires au sud du Rio Grande afin d’empêcher de nouvelles fermetures d’usines automobiles américaines. Par conséquent, une réforme constitutionnelle renforçant les droits des travailleurs a été approuvée fin 2016, deux ans avant l’arrivée au pouvoir d’AMLO. Dans une étrange combinaison de forces, les intérêts américains, poussés par le mouvement ouvrier américain, ont adouci les excès de la bourgeoisie mexicaine. Lorsque AMLO a été élu en 2018, la voie avait déjà été préparée « de l’extérieur vers l’intérieur », comme les universitaires appellent par euphémisme cet épisode d’ingérence des États-Unis dans la politique du travail mexicaine.

Jusqu’à présent, le bilan est médiocre.

L’armée, engraissée

Une autre priorité du gouvernement d’AMLO, selon Ackerman, a été de démanteler la tendance néolibérale qui sous-traitait les fonctions de l’État à des entreprises privées. Dans son explication, cela a été combiné avec des méga-projets : des projets d’infrastructure, y compris la construction d’un aéroport dans l’État de Mexico ; une raffinerie dans l’État natal d’AMLO, Tabasco ; et un train dans la péninsule du Yucatan. Mais faute d’une « réelle capacité administrative » pour les superviser, écrit Ackerman, AMLO « s’est de plus en plus appuyé sur l’armée pour construire et exploiter bon nombre de ses projets d’infrastructure ».

Ces mots tournent les coins ronds. L’armée est devenue un important entrepreneur du gouvernement, exploitant tirant profit de plusieurs aéroports tels que le nouveau qu’elle a aidé à construire dans la région métropolitaine de la capitale, un hôtel de luxe dans le Yucatan et certaines sections du train maya, et exploitera bientôt sa propre compagnie aérienne commerciale. L’effort du gouvernement pour renforcer l’appareil d’État a consisté principalement en une large militarisation de la vie publique.

Mis à part le pouvoir exécutif, la seule autre partie de l’État qui a renforcé son pouvoir sous AMLO, ce sont les forces armées. En 2021, les dépenses militaires étaient déjà supérieures de 54 % à ce qu’elles étaient au début du mandat de six ans. Et c’est sans compter l’augmentation du budget de la Garde nationale, créée en 2019 pour remplacer la police fédérale qu’AMLO a dissoute lors de son entrée en fonction.

AMLO avait promis que la Garde nationale aurait un commandement civil, mais ce dernier s’est retrouvé entre les mains de l’armée. La Garde nationale a presque immédiatement déployé quelque 2 400 soldats dans le cadre d’opérations anti-immigration. Aujourd’hui, il y a 6 500 soldats à la frontière avec le Guatemala et 7 400 à la frontière avec les États-Unis, ce qui a l’allure d’une véritable « guerre contre les migrants ». Le gouvernement d’AMLO a effectivement créé une branche mexicaine de la patrouille frontalière américaine, y affectant l’armée sous des uniformes de la Garde nationale.

Sous la pression de Trump et maintenant de Biden, le gouvernement mexicain ne ferme plus les yeux sur la migration en Amérique centrale. L’Institut national des migrations a été militarisé ; ses installations fonctionnent aujourd’hui comme des centres de détention. En mars dernier, une rébellion des prisonniers du Centraméricains de Ciudad Juárez a déclenché un incendie qui a tué trente-neuf d’entre eux.

Ackerman soutient que « l’utilisation par AMLO de l’appareil répressif » pour contrôler le flux de demandeurs d’asile est « en grande partie une capitulation » face à la pression exercée par les États-Unis, devant lesquels AMLO s’incline selon lui pour obtenir un « avantage de négociation ». Le fait est qu’AMLO n’a pas osé résister parce que Trump a menacé d’imposer des droits de douane sur les importations mexicaines. AMLO aurait pu répondre par des tarifs réciproques, ce qui aurait mis fin au libre-échange en Amérique du Nord. Il fut un temps, dans les années 1990, où AMLO exigeait exactement cela. Mais le gouvernement mexicain n’a pas profité de son rôle de laquais des États-Unis en matière d’immigration pour obtenir un avantage dans les négociations « progressistes », mais plutôt pour sauver le général Salvador Cienfuegos de la justice américaine après sa capture pour trafic de drogue et corruption en 2020. Cienfuegos a dirigé l’armée de 2012 à 2018. Les forces armées ont fait pression sur AMLO pour qu’il mène une opération diplomatique qui comprenait des pourparlers directs avec Trump pour libérer le général. L’accusation contre Cienfuegos a été abandonnée et, l’année dernière, il était l’invité d’honneur à l’inauguration du nouvel aéroport Felipe Angeles.

La propagande d’État a longtemps dépeint l’armée comme « le peuple en uniforme ». Mais l’armée mexicaine reste ce qu’elle a toujours été et ses soldats continuent de disparaître ou de tuer des centaines de civils innocents. Sa chaîne de commandement est la même que celle qui a été impliquée dans la disparition de 43 élèves de l’école normale d’Ayotzinapa en 2014. Un groupe d’experts qui a enquêté sur l’affaire a cessé ses activités cette année après s’être retrouvé dans une impasse. Dans leur rapport final, ils ont documenté la « dissimulation d’informations très pertinentes pour l’élucidation de l’affaire » par les forces armées. AMLO s’est immédiatement prononcé pour les défendre, affirmant qu’« il n’est pas vrai que la Marine et la Défense n’aident pas ».

Indépendamment des défauts d’AMLO, sa « tentative de rompre avec le néolibéralisme ne peut pas être facilement rejetée », selon Ackerman. Mais en réalité, bien qu’il ait embelli son programme avec le langage de la tradition populiste, sa politique n’a été guère plus qu’une mise au point néolibérale et, dans de nombreux domaines, elle a même approfondi les pires excès de l’État néolibéral : plus de coupes, plus de discipline budgétaire, plus de « libre-échange ». Comme si cela ne suffisait pas, AMLO a adopté des mesures ouvertement de droite, qu’Ackerman minimise, comme l’expansion dangereuse et sans précédent du rôle de l’armée. Les relations avec les États-Unis, quant à elles, restent loin de l’anti-impérialisme et proches de la dynamique d’un État client.

Un seigneur de guerre de plus

La vérité est qu’AMLO est devenu le dernier cas de romantisation gauchiste d’un caudillo latino-américain. S’il y a une leçon à tirer de son mandat pour la gauche mondiale, c’est que le populisme d’AMLO n’est pas la réponse. Cet avertissement semblerait familier aux communistes mexicains du XXe siècle, dont les connaissances durement acquises ont été partagées par José Revueltas dans son Essai sur un prolétariat sans tête de 1962 :

La politique progressiste du gouvernement est une négation relative de la bourgeoisie en tant que classe (puisqu’une telle politique semble contrarier ses intérêts par des concessions à la classe ouvrière, des mesures nationalistes, l’octroi de libertés démocratiques, etc.), mais en même temps elle affirme la bourgeoisie nationale en tant que classe révolutionnaire, affirme l’existence apparente d’un gouvernement non bourgeois , « ami des ouvriers » et ennemi d’une bourgeoisie qui, apparemment, n’est pas au pouvoir non plus.

De ce diagnostic social, Revueltas tirerait une stratégie d’indépendance de la classe ouvrière, un thème ancien et apparemment oublié de la gauche mexicaine. Mais tous les communistes n’avaient pas autant de principes que Revueltas, qui a passé du temps en prison. D’autres, comme Vicente Lombardo, ont insisté sur la nécessité de rester fidèles au populisme, en soutenant toujours ses candidats aux élections. Même après que le régime mexicain ait assassiné des centaines d’étudiants en 1968, Lombardo a tenu bon, déplorant même que le mouvement étudiant soit allé au-delà de la « protestation » pour essayer de « se transformer en révolte ». Il n’était pas nécessaire d’affronter le régime populiste issu de la révolution mexicaine, mais seulement de le critiquer prudemment. Dans cette stratégie, la gauche doit se positionner comme un partenaire junior et docile du centre.

À la fin des années 1980, sous l’influence de l’eurocommunisme et de l’effondrement de l’Union soviétique, de nombreux communistes mexicains ont suivi l’exemple de Lombardo et ont été absorbés par le populisme. Il en est résulté un vide à gauche qui existe encore aujourd’hui au Mexique. La maladie du lombardisme a infecté de nombreuses parties de la gauche à travers le monde, souvent sous des formes plus virulentes. Au moins, Lombardo distinguait la gauche du populisme. Mais aujourd’hui, la gauche est exhortée à devenir populiste : un « populisme de gauche » en théorie, juste un autre centrisme en pratique. La leçon que la gauche devrait tirer du Mexique, c’est d’éviter un tel dérapage.

Ramón I. Centeno travaille comme chercheur à l’Université de Sonora et est impliqué dans le mouvement socialiste depuis qu’il était lycéen à Mexico.

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