La répartition des dépenses militaires est fort peu surprenante : en dépit de l’attention concentrée actuellement sur la croissance des dépenses militaires de la Chine – il est significatif que leur augmentation annuelle dépasse des pourcentages à deux chiffres [1] – celles des Etats-Unis comptent toujours pour 40% du total.
La répartition entre pays n’est toutefois pas la seule chose importante ; c’est 1753 milliards de dollars en 2012 [soit 2,5% du PIB mondial selon le SIPRI]. Les « dividendes de la paix » annoncés à la fin de la « Guerre froide » ont depuis longtemps fait long feu. Les dépenses militaires mondiales sont retournées à des niveaux antérieurs à 1989, ce qui est sans aucun doute un héritage de la « guerre contre la terreur » [suite au 11 septembre 2001] et d’un retour prononcé de la compétition militaire dans ce contexte. En fait, depuis 2011 les dépenses militaires mondiales sont plus élevées que n’importe quelle année depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Comment peut-on donc expliquer de tels investissements ? Est-ce seulement du fait que les Etats sont des entités de « maximisation du pouvoir » et qu’ils se mettent à rêver à la guerre dès qu’ils ont accès à suffisamment de revenus provenant de l’impôt [voir ici la carte établie par le SIPRI des 15 pays étant en tête des dépenses militaires : http://www.sipri.org/googlemaps/milex_top_15_exp_map.html].
D’une manière très générale, la militarisation peut être considérée comme une partie intégrante du capitalisme. L’un des paradoxes du capitalisme est qu’il est nécessairement un système mondial, où la production et l’échange s’étendent au-delà des frontières nationales ; en même temps, pourtant, les unités de capital (entreprises, etc.) ont tendance à être concentrées au sein d’Etats nationaux où ils bénéficient d’une infrastructure, de la force de travail et de nombreux investissements de base. Même le processus de mondialisation présuppose l’investissement et l’appui d’Etats nationaux. Plus les entreprises sont étroitement entrelacées aux Etats nationaux, plus elles dépendent de ces Etats pour mener leurs batailles concurrentielles à l’échelle mondiale. Maintenir un avantage militaire est sans doute une partie intrinsèque de cela.
Toutefois, une fois que ce principe plutôt abstrait est posé, la question demeure toujours sans réponse. Après tout, il n’y a pas de raison intrinsèque qui explique que la concurrence géo-économique devrait conduire à ce que les dépenses de « défense » consomment l’équivalent de milliers de milliards de dollars chaque année. Une partie de la réponse doit être trouvée dans la manière dont les niveaux élevés de dépenses militaires deviennent une composante aussi enracinée du panorama mondial lors des lendemains de deux guerres mondiales.
Dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, puis au cours de la Guerre froide qui lui succéda, un élément devint absolument clair à propos des dépenses militaires : elles ne relèvent pas seulement de conflits. A l’instar de la conduite des guerres elles-mêmes, l’institutionnalisation des dépenses militaires se laisse entraîner par une série de mesures incitatives qui sont complètement étrangères aux motifs avoués.
Pour commencer, les Etats qui s’embarquent dans des investissements militaires à grande échelle assument rapidement le commandement stratégique de secteurs clés de l’économie, permettant un certain degré de planification et de coordination, un niveau de capacité [d’agir] de l’Etat qui serait en d’autres situations déplorées comme étant du « socialisme » par le patronat.
Une assez grande proportion des avancées technologiques majeures aux Etats-Unis réalisées sous la rubrique « libre entreprise » – et cela comprend, entre autres, des innovations d’Apple [2] – trouvent leurs sources dans les investissements étatiques organisés sous la bannière de la « défense ».
Ensuite, les investissements militaires ne sont pas seulement un effet de la croissance économique, mais souvent un levier pour l’accroître. C’est une affaire en elle-même compliquée. La croissance des Etats-Unis de l’après-guerre était probablement accrue par les dépenses en armement, mais les niveaux de dépenses requis au cours de la guerre du Vietnam détournaient bien trop de capital d’autres investissements profitables. De la même façon, il n’est pas clair si l’accession du Japon au rang de puissance économique mondiale majeure aurait été possible si ses engagements militaires n’avaient pas été constitutionnellement limités.
Il y existe néanmoins un certain nombre de preuves complexes selon lesquelles les dépenses en armement rendent la croissance plus élevée. L’étude de Barry Rundquist et de Thomas Carsey [3] sur les commandes militaires aux Etats-Unis montre qu’elles ont un aspect dans la distribution régionale de la richesse. De telles dépenses aux Etats-Unis aident les régions déjà en expansion à devenir encore plus riches, mais elles ne tendent pas à rendre les zones pauvres plus riches ni ne contribuent à réduire le chômage. C’est quelque chose d’assez significatif car l’un des principaux arguments que présentent les gouvernements pour défendre les dépenses militaires est qu’elles protègent les emplois – la seule situation où les gouvernements, presque toujours, feignent de s’intéresser aux emplois. En fait, peu d’éléments étayent cette affirmation.
Ce qui nous conduit à un dernier point. Il est impossible de parler des dimensions réelles de la « course aux armements » sans observer la manière dont elle est représentée devant des publics particuliers . On pense à la façon dont les luttes pour les dépenses d’armement aux Etats-Unis arrivent à être conjuguées avec des évocations de menaces extérieures, ce qui contribue à consolider les blocs de pouvoir intérieurs. Le bloc néo-conservateur de l’époque de Reagan [président des Etats-Unis entre 1981 et 1989] était impossible sans un niveau élevé de « menace » russe.
Ainsi, particulièrement dans les Etats qui jouent un rôle impérialiste, les dépenses militaires peuvent finir par être étroitement liées non seulement à des stratégies de construction d’Etat et à des programmes de croissance économique régionale, mais aussi à des stratégies d’affirmation d’une hégémonie politique interne par lesquelles la légitimité des gouvernements repose sur leur capacité de projection de la force.
De ce fait, afin de réellement comprendre les dépenses militaires mondiales, il est indispensable d’aller au-delà des généralités au sujet du comportement sui generis des Etats, en tant que facteur d’optimisation du pouvoir, etc. et de fouiller dans les politiques complexes du militarisme de chaque société. (Traduction A l’Encontre ; article publié sur le site du quotidien britannique The Guardian, en date du 7 mars 2014. Richard Seymour a publié, en 2014, Against Austerity. How we Can Fix the Crisis they Made, Pluto Press)
Notes
[1] Les dépenses dévolues à la défense, selon les chiffres officiels, ont augmenté de 11,2% en 2012, de 10,7% en 2013 et devraient connaître une hausse de 12,2% en 2014. Elles devraient atteindre, selon les autorités, 95,9 milliards d’euros, ou quelque 132 milliards de dollars. Au même titre que les dépenses d’autres pays, les spécialistes les estiment plus importantes. Ainsi le SIPRI (Stockholm International Peace Research Center), dans une note du mois de mars 2014, considérait que les dépenses d’ensemble de la Chine, pour 2012, se situaient déjà à hauteur de 166 milliards de dollars. Cette hausse concerne aussi bien la modernisation de l’appareil militaire que « l’amélioration de la solde des engagés et de leurs conditions de vie ». Selon le SIPRI, les dépenses militaires de la Chine sont égales à 2 ou 2,1% du PIB. (Rédaction A l’Encontre)
[2] Voir l’article de Mark Buchanan, datant du 21 juin 2013 : http://thebreakthrough.org/index.php/programs/economic-growth/where-the-iphone-came-from
[3] Congress and Defense Spending : The Distributive Politics of Military Procurement, University of Oklahoma Press, 2002.