Tiré de Quartz
Six mois de manifestations à Hong Kong ont redessiné la ville pour le meilleur ou pour le pire. Les aspérités du mouvement antigouvernemental sont visibles partout.
Les espaces publics, dont peu de gens remettent en question le rôle, sont devenus des lieux d’expression : centres commerciaux, passages souterrains, ponts, colonnes d’autoroute, arrêts de tramway et même terre-pleins. Les briques et les poteaux de bambou, généralement employés sur les chantiers de construction et pour les échafaudages, sont utilisés comme barricades de fortune par les manifestants.
La reconfiguration de ces sites ordinaires en espaces d’expression politique montre comment l’espace public à Hong Kong “est de toute évidence façonné par le peuple, au lieu d’être quelque chose de simplement donné par l’État, et il n’a sans aucun doute rien d’immuable,” explique Jeff Hou, professeur d’architecture paysagère à l’université de Washington et coauteur de City Unsilenced : Urban Resistance and Public Space in the Age of Shrinking Democracy [“Ville à la parole libérée : résistance urbaine et espace public à l’ère de la démocratie réduite”, 2017, non traduit en français].
Créativité et ingéniosité
Les différentes façons dont les manifestants ont transformé les espaces existants pour de nouveaux usages, au mépris des normes et des règlements, reflètent leurs appels à plus de démocratie. Jeff Hou voit dans les interactions des manifestants avec la ville une démocratisation de l’urbanisme, d’autant plus que la place accordée aux habitants dans le débat sur le plan d’urbanisme de Hong Kong est considérée comme insuffisante par certains.
Les manifestations, dit-il, “nous montrent la capacité des citoyens à concevoir la ville. Si les gens peuvent être extrêmement créatifs et ingénieux pendant les manifestations, ils ont certainement les compétences nécessaires pour participer aux décisions en matière de planification et de conception urbaine.”
Le changement le plus évident dans le paysage urbain est peut-être la disparition de milliers de barrières métalliques grises qui bordaient autrefois les trottoirs et qui étaient destinées à empêcher les gens de traverser ou de marcher n’importe où.
Si beaucoup de ces barrières sont toujours là, 45 kilomètres de grilles ont été démontées, souvent par des manifestants armés de clés Allen, pour être transformées en barricades de fortune, mais aussi par les services municipaux de manière préventive.
Des trottoirs plus ouverts
Du jour au lendemain, les trottoirs étroits sont devenus plus ouverts : les gens peuvent se répartir plus uniformément, ce qui empêche la formation de goulets d’étranglement aux passages pour piétons. Là où se trouvaient autrefois les grilles, il n’y a plus que des poteaux isolés, parfois coiffés d’une balle de tennis ou enveloppés de ruban adhésif pour protéger les arêtes.
Pour les amateurs d’un urbanisme à visage humain, la suppression de ces grilles est une bénédiction – ils la réclamaient depuis longtemps afin de rendre les rues plus praticables dans cette cité qui donne souvent la priorité au tout-voiture. La ville a parfois essayé de recréer les grilles en reliant les poteaux avec du ruban en plastique, mais Designing Hong Kong, une association à but non lucratif qui se consacre aux questions d’urbanisme, presse le gouvernement de ne pas réinstaller les balustrades.
“Pourquoi dépenser de l’argent pour les remettre en place ? Vous voulez donner des armes aux manifestants ?” lance Paul Zimmerman, cofondateur et président de l’association, et aussi conseiller municipal. Certes ces grilles empêchent les gens de traverser aux endroits où les accidents sont fréquents, mais il faut faire confiance aux piétons, estime-t-il.
Palimpseste toujours en mouvement
Pour Paul Chan, cofondateur et directeur d’une petite entreprise qui propose des visites de Hong Kong à pied, les restrictions imposées par les barrières lui parlent encore plus que les manifestations. “Ces barrières sont très métaphoriques. Même sans les manifestations, je serais obsédé par ce carcan de métal, juge-t-il, comparant les grilles à l’ensemble contraignant de règles et de règlements imposé par le gouvernement aux habitants. Mais est-ce cela qui empêche la ville d’aller de l’avant ?”
Quand les manifestants ont eu recours à des tactiques plus agressives, notamment le vandalisme des stations de métro et des commerces ayant des liens étroits avec la Chine, le gouvernement a pris des mesures qui ont également modifié le paysage urbain de cette ville faite de verre et de néons.
De nombreuses entrées de stations de métro, aux grandes façades transparentes et vitrées, sont désormais revêtues de plaques de métal opaques et brillantes, ce qui leur confère l’esthétique futuriste d’un vaisseau spatial. D’autres stations sont protégées par des planches de tôle opaques, des plus sinistres, jusqu’à ce que les manifestants les recouvrent d’expressions artistiques colorées. Les banques et les magasins protègent leurs vitrines avec des panneaux blancs ou, parfois, noirs.
Dans certaines stations, les graffitis des manifestants ont été recouverts de feuilles de plastique blanc, mais d’autres inscriptions ont été griffonnées sur la nouvelle surface, puis recouvertes à nouveau d’un patchwork de ruban adhésif, pour créer un palimpseste toujours en mouvement.
Une part de la mémoire collective
Ces traces de la contestation dans toute la ville racontent une histoire importante, même si elles peuvent heurter la sensibilité esthétique de certains, reconnaît Paul Chan, directeur de l’entreprise de visites guidées. Les trottoirs jonchés de nids-de-poule à cause des dalles arrachées sont des obstacles pour certains piétons, en particulier les personnes âgées et les mamans avec des enfants en poussette, tandis que les feux de circulation endommagés par les manifestants présentent des risques pour la sécurité. Ce sont surtout les malvoyants qui souffrent le plus, puisqu’ils doivent désormais se frayer un chemin dans des rues parsemées de débris et sans feux de circulation.
Néanmoins, ces dégâts matériels sont une occasion de prendre en compte ce qui reste des manifestations. “Devons-nous effacer toutes ces cicatrices ou les considérer comme partie intégrante de l’histoire de la ville, comme un patrimoine important ?” questionne Paul Chan, pour qui le vandalisme, bien qu’il soit un acte destructeur, est également un “phénomène” qui doit se refléter dans le paysage urbain.
“Si ce genre de dégradations apparaissent dans la ville, ne vaut-il mieux pas essayer de comprendre les raisons qui poussent les gens à les commettre ?”
poursuit-il. Pour l’instant, les manifestations continuent et, avec elles, la reconfiguration de l’espace urbain – et de la mémoire collective. Certains événements des manifestations sont désormais des “jalons” historiques : ici, c’est l’endroit où un manifestant a été abattu ; là, celui où quelqu’un a tenu tête aux forces de l’ordre avec une banderole au message particulièrement marquant ; et là-bas, c’est le lieu où une bombe lacrymogène a atterri dangereusement près de quelqu’un.
Même si les manifestants se retirent des rues, ils auront laissé des traces indélébiles dans le paysage urbain. Sur un trottoir de la zone des bureaux de la ville, du ciment avait été versé pour combler les trous où le dallage avait été arraché par des manifestants, et quelqu’un a inscrit “Free HK” dans le ciment frais, immortalisant ainsi un acte de résistance que le gouvernement aurait préféré dissimuler.
“Au bout du compte, les manifestations changent l’histoire narrative de la ville, déclare Tali Hatuka, directrice du Laboratoire de design urbain contemporain de l’université de Tel-Aviv et auteure de The Design of Protest [“Design et contestation, 2018, non traduit en français]. Elles visent à reconstruire l’histoire du lieu en lui restituant des éléments manquants et en mettant l’accent sur les éléments négligés. Même après les manifestations, les images des événements resteront gravées dans la mémoire collective de la société.”
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Mary Hui
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