Édition du 17 décembre 2024

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États-Unis

Le sens profond de l’espionnage de masse aux États-Unis

La révélation que l’administration Obama utilisait la National Security Agency (NSA) pour espionner secrètement les communications de centaines de milliers de citoyenNEs américainEs et de partout dans le monde a soulevé une vague de protestations planétaire. Mais sur le territoire américain, malgré la couverture étendue par les médias de masse et l’opposition des défenseurs des libertés civiles, il n’y a pas eu de protestation massive. Les leaders du Congrès, des deux partis, RépublicainEs comme Démocrates, les juges au plus haut niveau, ont tous et toutes approuvé ce programme d’espionnage qui n’a aucun précédent. Pire encore, au moment de la révélation, les dirigeants du Sénat et du Congrès ont réitéré leur engagement envers les intrusions dans toutes les communications électroniques et écrites des citoyenNEs américainEs. Le Président Obama et son Attorney General (équivalent de ministre de la justice, n.d.t.), M. Holder, ont ouvertement et avec force défendu ces opérations.

Tiré du site countercurrents.org

Le problème soulevé par ce vaste appareil secret de police et sa pénétration dans le contrôle de la société civile qui affaiblit le droit d’expression, dépasse largement les seules « violations de la vie privée » comme le disent plusieurs expertEs. La plupart des libertaires mettent l’accent sur ces violations des droits individuels, des garanties constitutionnelles et les droits à la vie privée garantis aux citoyenNEs. Ce sont des enjeux légaux importants et les critiques ont raison de les soulever. Mais ils ne vont pas assez loin. Des enjeux plus fondamentaux restent en plan et les questions politiques de base sont escamotées.

Pourquoi cette organisation d’un état policier et cet espionnage universel sont-ils devenus si cruciaux pour le gouvernement ? Pourquoi tout l’exécutif, les leaders de la branche législative et de la structure judiciaire, font-ils-elles des déclarations publiques en faveur d’une pareille violation des garanties constitutionnelles ? Pourquoi des éluEs défendent-ils-elles l’espionnage politique universel contre les citoyenNEs ? De quel genre de politiques un état policier a-t-il besoin ? Après combien de temps d’application de ces importantes politiques illégales, non constitutionnelles, domestiques et à l’étranger, pourra-t-on justifier la mise en place d’un vaste réseau d’espionnage interne et de techno-infrastructures publiques-privées alors que les budgets d’« austérité » sont à l’ordre du jour et servent à démolir les programmes sociaux ?

L’usage des données ainsi recueillies soulève d’autres questions. Jusqu’à maintenant la plupart des critiques se sont émuEs de l’existence de ces données stockées par l’État. L’enjeu vital des mesures prises par les responsables de l’espionnage quand ils ciblent des individuEs, des groupes, des mouvements a été gardé sous silence. Quelles répercutions, quelles sanctions découlent de ces « informations », ramassées, classifiées et rendues opérationnelles par cet espionnage extensif, demeure la question essentielle. Maintenant que ce « secret » est entré dans le débat public, il faudrait passer à l’étape suivante et qu’on nous révèle les opérations secrètes qui s’en suivent pour ceux et celles que le maitre-espion a étiqueté
« risque à la sécurité nationale ».

Les politiques derrière l’État policier,

La transformation de l’État en un vaste appareil d’espionnage tient fondamentalement à la nature destructive des politiques intérieures et extérieures poursuivies avec vigueur par le gouvernement. La réponse aux attaques du 11 septembre n’a rien à y voir. Le développement fulgurant de ce vaste appareil d’espionnage, de budgets secrets de police, et l’immense intrusion dans les communications des citoyenNes, coïncide avec les guerres menées à travers la planète. La décision de militariser la politique extérieure des États-Unis oblige à d’importantes réallocations budgétaires : couper dans les dépenses sociales pour financer la construction de l’empire, couper dans les dépenses de santé publique et de sécurité sociale pour rescaper Wall Street. Ce sont des politiques qui augmentent les profits des banques et des entreprises mais imposent des taxes et des impôts régressifs sur les salaires des travailleurs et travailleuses.

Le financement des guerres et leur extension s’est fait au dépend du bien-être des citoyenNEs sur le territoire. Ces politiques ont mené à un déclin des standards de vie de plusieurs dizaines de millions de personnes et développé l’insatisfaction. Le mouvement « Occupy Wall Street », même bref, a démontré le potentiel de résistance sociale dans le pays. Il était approuvé par 80% de la population. Cette réponse positive à la protestation a alarmé l’État et a mené à une escalade des mesures policières destinées à identifier ceux et celles qui s’opposent aux guerres impériales et à la démolition des politiques sociales. On les étiquette « menace à la sécurité » pour les contrôler par des mesures policières arbitraires.

Avec l’extension des pouvoirs du Président sur les guerres, est venu l’augmentation et le développement de l’appareil d’espionnage. Plus le Président ordonne d’attaques par drone en territoire étranger, plus il intervient sur le plan militaire, plus l’élite politique qui l’entoure doit augmenter les actions de police envers les citoyenNEs dont ils anticipent le soulèvement. Dans ce contexte la politique d’espionnage massif sert à faire barrage. L’augmentation des opérations de contrôle de l’État contre les citoyenNEs, augmente la peur chez les dissidentEs et les militantEs.

L’assaut contre les conditions de vie des classes ouvrières et moyennes des États-Unis sert à financer les guerres qui n’en finissent plus, pas à mener la soit disant guerre au terrorisme. C’est dans la poursuite de cet objectif que l’État a développé sa cyber guerre contre ses propres citoyenNEs. La violation de la vie privée n’est pas le seul enjeu dans cette affaire. Fondamentalement, l’État transgresse les droits collectifs des citoyenNEs organiséEs à s’engager publiquement dans l’opposition aux politiques socio-économiques régressives et à questionner l’Empire.

Les institutions bureaucratiques permanentes ont proliféré. Elles comptent plus d’un million de « collecteurs de données » reliés à la sécurité, des dizaines de milliers de « travailleurs-euses de terrain », des analystes et des enquêteurs-euses qui, arbitrairement, désignent parmi les dissidentEs ceux et celles qu’ils considèrent comme posant un « risque à la sécurité » et imposent des représailles selon les besoins de leurs supérieurEs politiques. L’appareil sécuritaire d’État a ses propres règles et ses propres moyens de perpétuation. Il a ses propres réseaux et peut occasionnellement s’engager dans une course avec le Pentagone. La police d’État a ses liens avec les maitres de Wall Street et les protège. De même avec les propagandistes que sont les médias, même s’il arrive qu’ils soient eux aussi espionnés (comme il se doit).

L’État policier est un instrument aux mains de l’exécutif qui s’en sert pour se donner des pouvoirs arbitraires. Mais, par ailleurs, administrativement, il possède un certain degré d’autonomie qui lui permet de cibler les comportements déviants. Mais il est clair que tout au long de l’échelle hiérarchique c’est la cohésion, la discipline et l’appui mutuel qui règne en maitre. Edward Snowden, qui ressort parmi des centaines de milliers de citoyens espions, le lanceur d’alerte solitaire, est l’exception. Cela confirme le dicton qui dit : « Il y a moins de transfuges parmi le million de membres du réseau d’espionnage américain que dans toutes les familles mafieuses d’Europe et d’Amérique du nord ».

L’appareil d’espionnage agit en toute impunité sur le territoire grâce aux appuis qu’il reçoit de la part des ses puissants alliés domestiques et étrangers. L’ensemble du Congrès, tous partis confondus, est lié et complice de ces opérations. Certains services gouvernementaux comme celui des impôts, l’Internal Revenue Service, coopèrent en fournissant des données et en poursuivant des groupes politiques et des individus ciblés.

La presse israélienne (Haaretz, 8 juin 2013) a démontré à quel point ce pays était un allié clé pour la NSA. Ce sont deux firmes israéliennes, Verint et Narus, liées aux services secrets de ce pays (le Mossad), qui ont fourni à la NSA l’équipement de cyber technologie pour pratiquer son espionnage. Cela leur donne une possibilité d’espionner les AméricainEs opposéEs à l’État sioniste. L’écrivain et critique Steve Lendman souligne que les maitres espions israéliens ont depuis un bon moment l’opportunité de : « voler des données commerciales et industrielles » en toute impunité grâce à ces compagnies écrans. Et, sous la pression et l’influence des présidents des 52 plus grandes organisations juives des États-Unis, le département de la justice a retiré des douzaines de plaintes pour espionnage israélien. Les liens étroits qui existent entre les appareils d’espionnage des deux pays servent à empêcher des recherches plus approfondies d’opérations à caractère politique, aux dépends de la sécurité des citoyenNEs américainEs.

Au cours des dernières années deux incidents notoires se sont produit. Pour mettre en place son programme d’investigation et de répression de ses critiques et des environnementalistes, le département de la sécurité intérieure de l’État de Pennsylvanie a eu recours à des « expertEs » israélienNEs. Ils et elles se sont permis de comparer les environnementalistes à des terroristes d’Al Qaïda. En 2010, lorsque que l’existence de ce contrat a été connue, le directeur du département, M. James Powers a dû présenter sa démission. Déjà, en 2003, le Gouverneur du New-Jersey d’alors, M. Jim McGreevy, avait nommé sa maitresse, une fonctionnaire des Forces de défense israéliennes, à la tête du département de la sécurité intérieure de l’État. Il a finalement démissionné en 2004, en accusant le Golan Cipel israélien d’interférence. Ces exemples ne sont que des exemples isolés qui illustrent l’ampleur et la profondeur de l’influence des méthodes policières israéliennes dans la répression intérieure américaine.

L’État espion et les conséquences politiques et économiques,

La dénonciation des opérations d’espionnage de masse est un bon début. Mais il est également important que nous nous intéressions à ce qui découle de ces opérations. Nous savons maintenant que des centaines de millions d’AméricainEs sont épiéEs par l’État. Nous savons que cette politique est une décision officielle de la branche exécutive du gouvernement et que les leaders du Congrès l’approuvent. Mais nous n’avons que des informations bien partielles sur ce qui résulte des ces investigations chez les « individuEs suspectEs ». Nous pouvons présumer qu’il y a un partage de tâches entre les collecteurs-trices de données, les analystes et les intervenantEs sur le terrain qui assurent la filature de ces « individuEs et groupes présentant des risques pour la sécurité » et que cela se fait selon des critères internes seulement connus de la police secrète. Les espions du haut de la pyramide se chargeant d’appliquer les critères qui désigneront quelqu’unE de « risque à la sécurité ». Les personnes et les groupes qui critiquent les politiques internes et étrangères seront « un risque ». Ceux et celles qui protestent publiquement seront « un plus grand risque ». Ceux et celles qui se rendent dans des régions en conflit sont présuméEs présenter le « plus grand risque » même s’ils et elles n’ont jamais enfreint aucune loi. La légalité ou non des idées et des actions des personnes n’entre pas dans l’analyse de nos maitres espions. Comme ils et elles ne questionnent pas la légalité des gestes posés par les espions contre les citoyens. Les critères utilisés pour définir les risques à la sécurité ne tiennent pas compte de la Constitution et ne reposent sur aucune balise.

Parce qu’un nombre important de cas ont été publiés, nous savons que beaucoup de critiques agissant en toute légalité ont été illégalement espionnéEs, arrêtéEs, poursuiviEs devant les tribunaux et emprisonnéEs. Leurs vies, celles de leurs familles et de leurs amiEs ont été dévastées. Nous savons aussi que les domiciles, les lieux de travail et les bureaux de « suspectEs » ont été fouillés dans de larges opérations de recherches indifférenciées. Nous savons encore que des membres des familles de « suspectEs », leurs associéEs, leurs voisinEs, leurs clientEs, et employeurs-euses ont été interrogéEs, talonnéEs et intimidéEs. Et surtout, nous savons que des dizaines de millions de citoyenNEs respectueux-euses des lois mais qui critiquent les politiques économiques et les guerres contre des pays étrangers ont fini par se censurer à cause de la peur que leur inspirent les opérations massives de surveillance menées par l’État policier. Dans cette atmosphère d’intimidation, toute espèce d’intervention critique dans quelque contexte que ce soit ou relayée par les médias peut être interprétée par un espion bien dissimulé comme une « menace à la sécurité » et le nom de la personne qui critique ainsi peut se retrouver sur la liste des « possibles terroristes ». La seule existence de l’État policier est intimidante. Il se trouvera des citoyenNEs pour soutenir que ce type d’État est nécessaire pour nous protéger des terroristes. Mais combien vont se sentir obligés d’adhérer à la logique de l’État en espérant qu’ils et elles ne se retrouveront jamais sur la fameuse liste qui s’allonge toujours. Combien d’AméricainEs à l’esprit critique ont peur de l’État et n’oseront plus s’exprimer en public.

Plus la police agit en secret, plus ses opérations se développent. Plus les politiques économiques intérieures sont régressives, plus la peur et le dégoût à l’égard de l’élite politique se développe.

Une vaste majorité de la population américaine devient consciente que la peur instillée dans le pays sert à la poursuite des guerres impériales. Les discours du Président Obama et de ses alliéEs dans les deux partis sur la nécessité d’imposer des mesures sécuritaires ne convainquent plus. Cette majorité a compris qu’il n’en résultera que plus de coupes dans son niveau de vie. Il faudra que ce gouvernement comprenne finalement, que de rendre publique cette opération d’espionnage n’est que le début de la solution. Il devra comprendre que le démantèlement de l’État policier est essentiel pour en finir avec les coûteuses politiques impérialistes et créer une Amérique sûre et prospère.

1- James Petras était professeur de sociologie à l’université Binghamton à New-York. Il participe à la lutte de classe depuis 50 ans. Il est conseiller des chômeurs-euses et des sans terre au Brésil et en Argentine. Il a contribué à la rédaction de Globalization Unmasked, chez Zed Books.

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