C’est ce qu’on ne peut que réaliser en lisant attentivement l’essai récemment paru d’Étienne-Alexandre Beauregard, Le schisme identitaire. Un ouvrage par ailleurs abondamment loué par Mathieu Bock Côté ; ce qui n’est pas étonnant, mais l’est beaucoup plus quand on le voit recensé, sans nuances et avec force d’éloges, tant à Radio Canada qu’au Devoir. Louis Cornelier ne terminait-il pas sa recension à son propos en affirmant qu’un « essayiste d’élite était né » (sic !) ? [1]
Dans cet essai, l’auteur cherche à revamper, en l’actualisant et lui donnant une forme théorique, un discours sur la nation et l’identité du Québec qu’on avait cru jeté depuis longtemps aux poubelles de l’histoire : celui d’un nationalisme étroitement identitaire ressemblant comme 2 gouttes d’eau à celui des élites conservatrices et autonomistes canadiennes françaises de la fin du 19ième et début du 20ième siècle.
Pour s’en rendre compte il n’est que de regarder plus attentivement son chapitre 6, La guerre culturelle au Québec, car on y retrouve résumés pêle-mêle, bien des ingrédients de cette nouvelle potion conservatrice à laquelle Beauregard tente d’apporter —à travers un bien étrange bric-à-brac conceptuel— une sorte de vernis universitaire et scientifique.
Et le jeu en vaut largement la chandelle, car on se trouve avec cet essai, devant l’étrange tentative de redonner formes et couleurs à une vieille conception élitiste de la nation canadienne française, mais à travers un nouveau vocabulaire, de nouveaux habits théoriques qui ressortent d’un véritable melting-pot, comme si on était allé —sans rigueur méthodologique aucune— en puiser les éléments à tous les râteliers théoriques disponibles.
Beauregard fait usage en effet dans ce chapitre du concept de « guerre culturelle » qui serait censée, selon lui, caractériser en propre la joute politique du Québec contemporain (p. 137), en le divisant désormais sans appel entre 2 camps : celui d’une part des « nationalistes (...) assujettis à une logique de loyauté » comme on les retrouverait à la CAQ et au PQ ; et d’autre part celui des « multiculturalistes (...) assujettis quant à eux à une logique de l’altérité » comme on les retrouverait au Parti libéral et à Québec solidaire (p. 139) . [2]
Mais si on voit bien ainsi apparaître la figure connue de la guerre culturelle chère à cet universitaire états-unien très campé à droite qu’est James Davison Hunter, on ne peut qu’être interloqué de voir en même temps Beauregard appeler à la rescousse Gramsci lui même, ne se gênant pour reprendre sans l’ombre d’une précaution deux de ses concepts clefs, mais en en broyant littéralement le sens initial : l’hégémonie et la contre-hégémonie.
Il est vrai qu’on pourrait imaginer, et pourquoi pas, qu’il s’agit là d’emprunts théoriques qui à termes pourraient s’avérer éclairants et féconds ! Il reste qu’ici —parce que ces emprunts sont effectués sur le mode du collage détourné et impressionniste— ils ne conduisent qu’à brouiller toute intelligence de la réalité québécoise contemporaine ainsi qu’à accoucher d’une vision de la conflictualité sociale extrêmement réductrice, ramenée à sa seule dimension morale et idéologique.
Gramsci malmené !
Car si Gramsci pouvait bien parler de "guerre culturelle" (et par conséquent de l’importance du consentement social permettant aux classes possédantes d’assurer leur domination sociale, politique et culturelle), il n’oubliait jamais de rappeler que cet indéniable combat culturel qui se donnait au coeur d’une société ne pouvait se comprendre qu’à la condition de le combiner étroitement à un autre combat qui touchait cette fois-ci au partage, entre classes possédantes et classes travailleuses, des richesses socialement produites.
Or c’est justement ce soubassement socio-économique et dont la prise en compte fait toute la richesse et la profondeur de l’approche de Gramsci, qui est non seulement complètement absent de la nouvelle vision du Québec proposée par Beauregard, mais aussi qui permet à ce dernier d’hypostasier de manière grotesque —c’est-à-dire en leur donnant une importance inconsidérée et non justifiée— certains différents ou conflits d’ordre moral et culturel pouvant effectivement exister depuis quelques années au Québec, entre par exemple la droite néo-libérale et la droite conservatrice et morale.
Résultats : la fameuse distinction que Gramsci installe entre la culture de l’hégémonie et celle de la contre-hégémonie, et qui pour lui renvoyait à cette lutte collective que l’ensemble des classes subalternes menait pour tenter de résister à la domination écrasante des classes possédantes, voilà que dans les fantasmagories de Beauregard, elle se transmue au Québec du 21ième siècle dans une bataille que le courant nationaliste conservateur, taxé sans vergogne de « contre-hégémonique », mènerait contre le multiculturalisme « hégémonique » dont non seulement le Parti libéral mais encore Québec solidaire seraient les porte-étendards par excellence ! Le monde à l’envers en somme : Mathieu Bock Côté, Étienne-Alexandre Beauregard et consorts, transformés en de vaillants résistants opprimés, mais qui n’auraient de cesse pourtant de se dresser contre la toute puissance du multiculturalisme, incarnée par nulle autre que... QS. On croirait rêver !
Laclau et Mouffe récupérés
Et ce que Beauregard a pu faire en malmenant sans égard Gramsci, il va le refaire d’une certaine manière avec Laclau et Mouffe, mais cette fois-ci en s’engouffrant dans certaines limites de leur approche et en récupérant sur la droite leur concept de « populisme ». Car Laclau et Mouffe –au-delà de toutes les failles que peuvent recéler leurs propres théories – appartiennent au camp de la gauche et s’emploient justement à trouver ce qui pourrait unifier les forces de gauche autour de la notion centrale « d’égalité », de manière à mieux faire face à la droite (et particulièrement à la droite conservatrice) ainsi qu’à capter à son encontre ce qu’ils appelleraient les sentiments anti-oligarchiques ou anti-impérialiste des classes dominées.
Certes Laclau et Mouffe ne sont plus marxistes, mais comme ces derniers définissent le populisme comme une forme, plus qu’un contenu, et plus précisément comme « un mode d’articulation des demandes sociales au sein desquelles les logiques d’équivalence prévalent sur les logiques de la différence [3] », ils ouvrent la porte à une définition –bien sûr anti-néolibérale— mais néanmoins extrêmement large et élastique du populisme, permettant ainsi à Beauregard de la récupérer à peu de frais, ou plus exactement d’en transformer insidieusement le sens profond. Alors que le fond de la démarche de Laclau et Mouffe consistait à mettre en évidence ce qui pouvait unir les différentes composantes du peuple (les fameuses logiques d’équivalences), Beauregard ,lui ,va mettre plutôt l’accent sur ce qui les sépare, insistant sur ce qu’il appelle « la capacité à envisager une division infranchissable entre 2 segments de l’électorat » (p. 147), y voyant là non seulement l’irruption au Québec d’un nouveau discours contre-hégémonique nationaliste osant faire face à l’hégémonie multiculturaliste, mais aussi la justification d’une stratégie populiste de droite « du gros bon sens » (p. 149).
Détournement de sens
Et là, Beauregard ne se gênera pas pour endosser, en ce qui concerne la réalité socio-politique du Québec d’étonnantes simplifications, ou plutôt d’importants détournements de sens qui auraient sans doute fait se retourner Jean-Marc Piotte dans sa tombe, auteur de gauche qu’il cite à ce propos et qui est un des grands spécialistes québécois de Gramsci des années 70-80. Car Beauregard n’y va pas avec le dos de la cuillère et prétend établir une sorte de lien d’équivalence apparemment savant entre ce que Gramsci appelle, à propos du prolétariat italien des années 30, « un noyau de bon sens » (dont il est question dans l’ouvrage de Piotte, La pensée politique de Gramsci. [4]) et « le gros bon sens » des électeurs caquistes des années 2020 au Québec.
En fait, ce que Gramsci voulait expliquer à travers cette expression de « noyau de bon sens », c’est le mécanisme par lequel le prolétariat — malgré la présence de l’hégémonie culturelle bourgeoise— parvient, en se confrontant aux contradictions de la réalité elle-même, à faire entendre une autre voix et construire un discours contre-hégémonique lui permettant d’atteindre, à l’encontre de la vision des classes dominantes, une conscience plus claire de ses propres intérêts collectifs. Or ce que Beauregard entend lui par « gros bon sens » est très précisément le contraire : non pas ce qui –comme point de départ— ouvre la possibilité d’une conscience collective plus fine de soi, mais ce qui –comme point d’arrivée— permettrait de « communier avec le sens commun québécois » (p. 149) ; en somme avec tout ce sur quoi la CAQ a bâti sa fortune électorale : une vision étroitement nationaliste du Québec, déliée de tout projet indépendantiste et tendant à utiliser les sentiments contemporains de désarroi et de replis des Québécois pour mettre de l’avant une vision purement identitaire de la nation [5] .
On se trouve donc là une fois encore face à une autre époustouflante pirouette théorique qui montre bien de quel bois est faite la démarche de Beauregard : sous le clinquant de l’abondance des sources et des références d’auteur, on ne trouve rien que des approximations bancales ou détournées de leur sens premier, jamais cependant justifiées jusqu’au bout, cherchant tout au plus à donner le change de la rigueur, dans le seul but de légitimer coûte que coûte un nationalisme étroit et ringard.
QS au pilori
Il n’est que de penser d’ailleurs à la façon dont, dans cet essai, est présenté QS pour s’en convaincre un peu plus. Car si QS peut avoir bien des défauts en ce qui concerne son projet indépendantiste, ou encore sa conception de la laïcité ou même ses pratiques de démocratie internes. Si comme je l’ai indiqué ailleurs, sa direction actuelle ne parvient pas à mesurer toute l’importance qu’il y aurait à développer des politiques indépendantistes plus assumées et assurées, plus en phase avec d’autres secteurs de la société québécoise, il faut vraiment être de mauvaise foi pour affirmer qu’il appartient irrémédiablement au camp des multiculturalistes, s’étant comme le prétend Beauregard, positionné radicalement (sic) « en faveur du discours post-national et multiculturaliste » (p. 157)
Il y a quand même des limites à tout, et le moindre souci de rigueur aurait dû obliger l’auteur à pour le moins concéder que QS est un parti au programme indépendantiste très clair (reconnaissant donc sans ambiguïté aucune, la spécificité de la nation québécoise), un parti par ailleurs aux prises avec une histoire en devenir, un parti processus, non homogène, agité de multiples tensions et dont les différentes directions collectives n’ont pas toujours été les mêmes. À preuve les débats qui continuent à le parcourir et à le secouer et qui ne permettent pas de conclure à ce jour à une orientation à tout jamais définie hors des grands paramètres de gauche qui ont présidé à sa naissance en 2006 !
Il aurait dû par ailleurs ne pas se servir –comme il l’a fait— d’extraits de textes (p. 157) que j’ai pu écrire à ce propos [6] , pour —en les tronquant— déformer ma propre pensée et passer à côté de ce qui en était pourtant essentiel : l’idée qu’il était encore possible à gauche et par conséquent à QS, de ne plus opposer sans appel le Québec des Canadiens français avec le Québec plus inclusif comprenant les communautés culturelles. Et de le faire en transcendant ces différences appréhendées dans un projet politique rassembleur et novateur.
Il est vrai que prendre en compte cette « petite nuance » risquait de faire chanceler tout de son propre raisonnement quant à l’existence d’une guerre culturelle qui déchirerait le Québec en ses tréfonds. Cela en dit long cependant sur la pseudo-rigueur du discours qu’il prétend tenir, tout comme sur l’esbroufe et les faux-semblants qui en cachent la vacuité en termes de contenus.
Plus encore, et en étant cette fois vraiment fidèle à Gramsci —non à partir de la forme, mais à partir du fond— on pourrait ajouter que ce collage de théories disjointes et impressionnistes qui font la matière du chapitre 6 de Beauregard —et dont bon nombre proviennent d’auteurs de gauche dont la pensée a été en grande partie détournée, pourrait bien être l’indice révélateur de ce que Gramsci appelait, lui, « une culture hégémonique » : une culture si dominante qu’elle est capable d’absorber et réduire à néant le discours de ses adversaires, sans que par ailleurs on s’en indigne de trop alentour.
N’est-ce pas –lorsqu’on pense aux rapports qui existent aujourd’hui entre la gauche et la droite— ce qui devrait nous donner à penser ?
Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste
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