L’homme est parti, mais son régime est encore en vie, même s’il est chancelant. En 1962, c’est le pays qui avait accédé à l’indépendance, 2019 verra le peuple décrocher son indépendance. Depuis plus de 3 mois, ce sont des millions de personnes qui sortent tous les vendredis dans la rue et qui clament leur désir de changement profond du régime. On voit également tous les mardis des milliers d’étudiants exprimer leur rejet du système.
Ce mouvement de protestation pacifique, le Hirak, a déjà enregistré deux grosses victoires, la démission d’Abdelaziz Bouteflika et l’annulation de l’élection présidentielle qui devait avoir lieu le 4 juillet prochain sous les auspices de dirigeants honnis. Cette « Révolution du sourire » exige le départ de toute la classe dirigeante. Elle veut que le peuple choisisse en toute transparence son nouveau président de la République, qu’il élise une chambre des députés qui le représenteront réellement et non pas une caisse de résonance du régime, que soient instaurée une 2ème république et un système judiciaire libre de toute attache avec le pouvoir.
Le Hirak ne veut surtout pas que tous ces scrutins aient lieu sous la tutelle d’hommes qui ont fait partie du régime aboli ; il veut aussi que soient poursuivis en justice tous les mafieux qui ont détourné à leur seul profit les richesses du pays. Ce ne sont là que les revendications essentielles du mouvement.
Ceci étant, un tel bouleversement était-il prévisible ? Il est certain qu’au moment des faits qui ont marqué les quatre mandats de Bouteflika, on ne pouvait pas situer avec précision le moment où tout a basculé. Il était néanmoins prévisible que l’enchainement des évènements ne pouvait qu’aboutir à la situation actuelle. On peut donc répondre par Oui à la question, car le scénario que vit actuellement l’Algérie était dans la logique des choses. Comme tous les régimes dictatoriaux, le système Bouteflika nourrissait en son sein les germes de son auto-destruction. Les luttes intestines sont à l’origine de sa disparition.
Mal élu en avril 1999, car les généraux avaient poussé les six autres candidats à se retirer de la course à la présidence la veille du scrutin, Bouteflika a cherché à échapper à leur tutelle en sollicitant le soutien de l’étranger, notamment celui du président des États-Unis. Mais bénéficier de la couverture et du soutien du président de la première puissance mondiale se paye très cher. L’occasion de réaliser ses desseins fut fournie à Abdelaziz Bouteflika par les attentats du 11 septembre. Il mit à profit deux voyages consécutifs au pays de l’oncle Sam, au cours du dernier trimestre 2001, pour passer un deal avec George W. Bush : pétrole algérien plus mise à disposition de la mine d’informations détenue par l’Algérie sur Al Qaïda contre soutien et protection des États-Unis. Avide de pouvoir, il chargea son ami d’enfance et ministre de l’Énergie, Chakib Khelil, d’élaborer une nouvelle loi sur les hydrocarbures calquée entièrement sur la nouvelle doctrine américaine en la matière. Sous couvert d’adapter le secteur de l’énergie aux conditions de fonctionnement d’une économie de marché libre et compétitive, ce dernier fut missionné pour solliciter l’assistance de la Banque Mondiale et celle de bureaux d’études américains pour mettre au point un texte qui reprenait point par point les dispositions de la nouvelle doctrine américaine en la matière. Dès son arrivée à la Maison Blanche, le président George W. Bush avait, en effet, confié à un groupe de travail présidé par Dick Cheyney, ex-PDG de Halliburton, devenu vice-président des États-Unis, la conception de cette doctrine.
Sans surprise, la nouvelle loi algérienne adoptait le même objectif que celui visé par les Américains, celui de transférer les droits de propriété des gisements de pétrole et de gaz appartenant aux compagnies nationales des pays producteurs vers les multinationales pétrolières, dont la majorité est américaine. La disposition principale de la nouvelle loi algérienne prévoyait que toute compagnie étrangère à laquelle serait attribué un permis de recherche devait proposer à la société nationale Sonatrach une participation de 20 à 30% et que cette dernière accepterait ou refuserait cette proposition dans un délai maximum de 30 jours. La réponse de l’entreprise nationale ne pouvait être que négative, vu que l’investissement requis était généralement élevé et que les données techniques, disponibles à ce stade de l’opération, étaient très approximatives.
Ceci signifiait, qu’à terme, tous les gisements de pétrole et de gaz seraient passés sous contrôle américain. L’opposition du DRS et de la centrale syndicale UGTA à la loi amena Bouteflika à la geler en 2003, car elle compromettait sa réélection pour un second mandat, puis à la faire adopter au lendemain du scrutin, avant qu’il n’en annule les dispositions les plus controversées en 2006. Par dépit, car il avait perdu le bras-de-fer qui l’avait opposé à d’autres structures de l’establishment algérien, Chakib Khelil mit au point une autre loi dont les dispositions étaient un véritable repoussoir pour tout investisseur étranger désireux de s’installer en Algérie.
Abdelaziz Bouteflika a, de tous temps, utilisé le pétrole algérien et la rente qu’il génère comme moyens d’asseoir son pouvoir, de le renforcer puis de le pérenniser. Les revenus pétroliers lui permirent d’acheter la paix sociale en faisant subventionner un certain nombre de produits de base ainsi que les carburants ; ils lui servirent aussi à piéger le clan des généraux en leur permettant, ainsi qu’à leurs hommes de mains, de se gaver de commissions sur tous les marchés conclus par l’État, dont ceux très importants passés par l’entreprise nationale des hydrocarbures. Ce sont des centaines de millions de dollars que se sont partagés tous ces corrompus qui ne souhaitaient plus qu’une chose : qu’il reste le plus longtemps possible à la tête de l’État.
La corruption a été l’outil de gouvernance d’Abdelaziz Bouteflika, l’outil qui lui a permis d’acheter le soutien d’hommes d’affaires véreux, de fonctionnaires de haut rang, de politiciens de tous bords et de membres de confréries religieuses. Mettre à disposition du peuple, à bas prix, des produits de consommation courante était pour lui une manière de le corrompre. Un premier coup de frein à de tels agissements fut donné par le DRS en janvier 2010 quand le PDG de Sonatrach, des vice-présidents et d’autres managers de l’entreprise furent traduits en justice et écroués pour un gros scandale de corruption dans lequel ils étaient impliqués. Les ministres de l’Énergie, de l’Intérieur et des Privatisations furent également limogés dans le prolongement de cette affaire.
Ce système a parfaitement fonctionné tant que le prix du baril de pétrole oscillait dans la plage de 100 à 140 dollars et que l’Algérie attirait les investisseurs étrangers. Les choses commencèrent à tourner au vinaigre à partir de l’année 2011. La première alerte eut lieu quand des rumeurs disant que les réserves de gaz de l’Algérie étaient surestimées, se mirent à circuler dans les milieux pétroliers à travers le monde. Le nouveau ministre de l’énergie, Youcef Yousfi, démentait et déclarait que le pays possédait des réserves de gaz naturel suffisantes pour couvrir, aussi bien les demandes du marché intérieur que les engagements à l’exportation. Les chiffres sont cependant têtus.
La production de gaz de l’Algérie avait effectivement chuté de 89 milliards de m3 en 2005 à 83 en 2011, tandis que l’exportation était passée de 65 milliards de m3 en 2005 à 49 en 2012. Il dut donc se rendre à l’évidence et reconnaître que l’Algérie éprouvait de plus en plus de difficultés dans la commercialisation de son gaz, y compris au plan du prix ; car les États-Unis étaient en train de passer du statut de gros consommateur à celui d’exportateur, en raison de l’exploitation intensive du gaz de schiste qui y avait démarré une dizaine d’années auparavant. Il admettait aussi que la consommation intérieure de gaz naturel connaissait une très forte croissance depuis quelques années et qu’à ce rythme l’Algérie risquait, à terme, de ne plus être en mesure d’honorer ses engagements avec l’étranger.
La production de pétrole brut était elle aussi en déclin ; elle était passée de 85 millions de tonnes en 2006 à 76 en 2012. Cette baisse n’avait cependant pas eu un énorme impact sur la santé financière du pays, vu que le prix du baril de pétrole restait encore aux alentours des 120 à 130 dollars. Mais la tendance baissière qui était la sienne depuis une année environ avait commencé à inquiéter sérieusement le régime, d’autant plus que les effectifs et les dépenses des organes de sécurité, chargés de prévenir toute velléité de révolte du peuple, étaient en augmentation permanente. Une autre alerte sérieuse eut lieu quand le troisième appel à la concurrence pour l’attribution de permis de recherche lancé en octobre 2011 s’avéra infructueux.
Pour le régime algérien c’en était trop : un prix de cession du gaz négocié à la baisse, un domaine minier devenu peu attractif, puis dans le futur, des contrats de vente non honorés, c’était tout l’édifice du pouvoir qui était entrain de s’effriter. Pour remédier à cet état de fait, le ministre de l’Énergie annonçait une nouvelle loi sur les hydrocarbures comportant deux dispositions essentielles : la première portait révision du mode de calcul de l’impôt sur les bénéfices des compagnies pétrolières, qui serait dorénavant fonction du taux de rentabilité de leurs opérations, tandis que la seconde, destinée à pallier à la baisse de la production de gaz naturel, autorisait l’exploitation du gaz de schiste.
Il y eut aussi les déboires dus aux luttes internes au régime. L’attaque terroriste contre le champ de gaz de Tiguentourine en janvier 2013 rendit l’Algérie encore moins attractive aux yeux des partenaires étrangers, qui se mirent à douter de l’efficacité des moyens mis en oeuvre pour assurer la protection des hommes et des installations industrielles. Cette attaque fut menée par un groupe relevant de Mokhtar Belmokhtar, un chef terroriste considéré jusque-là comme étant un homme du DRS qui en avait convaincu les Américains, au point que ces derniers ne l’abattirent pas, même s’ils l’eurent à plusieurs reprises en ligne de mire. Des rumeurs ont circulé à l’époque, selon lesquelles l’attaque était une opération du DRS qui aurait mal tourné.
Toujours est-il qu’elle a coûté la vie à 70 personnes, tuées par les missiles tirés par les hélicoptères du DRS. Les Américains firent alors comprendre aux Algériens que leur politique d’infiltration de l’AQMI était foireuse et exigèrent que soit donné un gros coup de balai au sein du DRS. Seul le patron Tewfik Médiène réussissait à sauver sa tête. Mais la conséquence importante de cette affaire était quand même là : elle avait affaibli sérieusement le régime. La tension entre l’état-major et les chefs de régions militaires, d’une part et les généraux du DRS, d’autre part, était telle qu’elle faillit se terminer dans un bain de sang.
Il y eut enfin le peu d’enthousiasme manifesté par les compagnies pétrolières lors du 4ème appel d’offres pour l’attribution de nouveaux permis de recherche en janvier 2014. Cet appel d’offres portait sur 31 périmètres, dont 17 se trouvaient dans des zones recelant du gaz de schiste. Seuls 4 permis trouvèrent preneurs, dont aucun en zone de gaz de schiste. Un début de panique envahit alors les rangs du régime qui voyait que cette nouvelle rente, sur laquelle il comptait fermement pour régénérer le système, ne semblait pas enthousiasmer les partenaires éventuels.
Mais le plus gros coup de tonnerre allait avoir lieu plus tard. Au cours de la réunion du 27 novembre 2014 de l’OPEP, l’Arabie Saoudite imposait sa loi aux autres membres de l’organisation. Afin de récupérer les parts de marché que lui avaient grignotées les compagnies américaines qui produisaient du pétrole de schiste, elle refusait toute réduction de la production OPEP au-dessous du niveau en cours de 30 millions de barils par jour. La réaction du marché fut immédiate ; le prix du baril de Brent dégringola de manière vertigineuse, passant en tout juste un mois de 72 dollars à 57 dollars au tout dernier jour de 2014.
En parallèle à ces évènements, les partis d’opposition réussissaient, pour la première fois, à s’entendre sur un programme minimum. Ils créèrent la CNLTD (Coordination nationale pour les libertés et la transition démocratique) qui proposa l’instauration d’une période de transition au cours de laquelle serait choisi un nouveau président de la République, en remplacement d’Abdelaziz Bouteflika gravement malade. Cette petite fenêtre fut immédiatement refermée par le chef d’état-major Gaïd Salah qui répondit de la même manière qu’il le fit pour une demande similaire émise il y a un mois, à savoir que l’armée était opposée à une telle proposition.
Ceci se passait il y a 5 ans. Du fait de leur incurie, de leur désintérêt pour le bien-être du peuple et parce qu’ils n’ont toujours été obnubilés que par une seule question, celle de leur survie pour continuer à piller les richesses nationales, les mafieux de tous bords, civils et militaires, du régime algérien, n’ont pas vu les problèmes s’accumuler au-dessus de l’Algérie. Ils n’ont pas su ou pas voulu constater à temps la détérioration de l’état général du pays, y compris celle du secteur des hydrocarbures qui pourtant rapporte la quasi-totalité des devises nécessaires à la couverture des plantureuses importations de l’Algérie ; ce qui leur permettait de donner au peuple l’illusion de bien vivre. Comment le pouvoir a-t-il réagi à la situation de crise qui s’installait dans la durée ?
Par incompétence ou par avidité de certains qui voulaient toucher toujours plus de commissions, il a continué à importer tout et n’importe quoi. Engager un programme de développement de l’économie fondé sur le travail, l’effort et l’intelligence du citoyen n’a jamais été envisagé par les dirigeants algériens, car à leurs yeux, un citoyen responsable est un citoyen dangereux ; il doit demeurer un assisté permanent qui ne voit son salut que dans le maintien au pouvoir de la même « bande ». C’est le terme utilisé récemment par le général Gaïd Salah lui-même pour désigner ces piliers du régime, dont le frère du président déchu, qui se sont alliés contre lui et qui ont cherché à le destituer. N’oublions pas que lui-même a été le pilier le plus important de ce régime durant les 20 dernières années. Le pouvoir n’avait pas compris que la voie qu’il avait choisie causerait à plus ou moins long terme d’énormes dégâts économiques, politiques, sociaux, culturels et autres à l’Algérie et qu’elle était tout aussi suicidaire pour lui.
À défaut d’exprimer son rejet total du système comme il le fait magnifiquement depuis plus de trois mois, le peuple déclenchait alors des dizaines d’émeutes journalières pour arracher aux mafieux qui le gouvernaient quelques maigres avantages financiers et récupérer ainsi ne serait-ce qu’une part infime de la rente pétrolière qu’ils se partageaient. Les slogans déjà lancés par les jeunes lors de ces émeutes démontraient à quel point ils haïssaient Bouteflika, son clan, les généraux et les oligarques qui ne respectaient ni le passé glorieux de leur pays, ni leur propre peuple. La couardise, dont les gouvernants avaient déjà fait preuve à cette époque, démontrait jour après jour qu’ils n’éprouvaient aucun respect même pour leurs propres personnes d’ailleurs.
À cette atmosphère délétère est venue se rajouter la réélection de Bouteflika pour un quatrième mandat. Son état de santé très dégradé en avait pourtant fait un fantôme que l’on ne voyait plus que très rarement, durant quelques secondes à la télévision, mais le pouvoir n’avait pas pu se mettre d’accord sur le nom du remplaçant. Habitué, depuis l’indépendance, à ces mascarades d’élections le peuple n’a pas été voter en avril 2014 ; l’abstention a atteint le sommet rarement vu nulle part ailleurs de 90%. Le camouflet du peuple au régime était énorme, mais le pouvoir rend fou et aveugle celui qui l’exerce.
Les dirigeants algériens en ont fait la démonstration cinq années plus tard ; ils n’ont pas compris que le peuple n’avait aucune envie de revivre la farce de 2014. Le peuple qui vivait dans des conditions misérables, voyait que « ceux d’en haut » logeaient dans des demeures magnifiques, se baladaient dans des voitures de grande marque et prenaient régulièrement l’avion pour se rendre à l’étranger ; il voyait que « ceux d’en haut », allaient se faire soigner dans des hôpitaux ou cliniques en Europe, alors que lui, le peuple, était orienté vers les hôpitaux algériens, devenus des mouroirs ; il devait envoyer ses enfants dans les écoles algériennes, sans espoir d’acquérir une formation de qualité, tandis que « ceux d’en haut » envoyaient leurs enfants étudier dans des écoles et universités étrangères.
C’est enfin parce qu’il a été touché dans son honneur, parce qu’il ne voulait pas subir encore une fois l’affront de voter pour un cadre, à l’intérieur duquel se trouvait une photo vielle d’une trentaine d’années, qui trônait sur une chaise installée sur une tribune et devant laquelle venaient se prosterner les servants du régime, que le peuple exprima, le 22 février dernier son rejet total de ce pouvoir. Comment va se terminer cet affrontement ? Nul ne le sait. Ce que l’on constate par contre, c’est que le chef d’état-major qui détient actuellement les rênes du pouvoir a très peur de ce peuple en révolte. Il essaye d’acheter la paix en lui offrant les têtes de très nombreux ex-responsables du régime Bouteflika. Ils sont de l’ordre de 200 à 30 anciens ministres, hauts fonctionnaires, homme d’affaires véreux et autres à avoir été traduits en justice. Mais l’initiative du chef d’état-major n’a pas entrainé l’adhésion du peuple dont l’objectif reste toujours le même : se débarrasser définitivement de ce régime, car la haine qu’il lui voue est aussi grande que la masse des frustrations qui lui ont été infligées durant vingt ans.
Hocine Malti
Ingénieur des pétroles, a participé à la création de la « Sonatrach » dont il a été vice-président de 1972 à 1975. Auteur de « Histoire secrète du pétrole algérien » aux éditions La Découverte, Paris 2012.
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