Tiré de Orient XXI.
Alors qu’elle achevait ce reportage, Gwenaelle Lenoir a été arrêtée à Atbara par les services de renseignement soudanais, conduite à Khartoum et expulsée. Au même moment, une répression sanglante s’abattait sur le mouvement de protestation.
Si Badreddine Hussein devait garder en mémoire un seul jour de la révolution de 2019, quelle qu’en soit son issue, ce serait celui-là : le 23 avril 2019, quand les cheminots ont fait partir un train de passagers d’Atbara pour Khartoum. Le quadragénaire a eu du mal à y trouver une place. Même lui, opposant de longue date au régime d’Omar Al-Bachir et dirigeant clandestin du Parti communiste de la capitale du chemin de fer. Tout le monde voulait en être, de ce voyage ! Tout le monde a voulu le voir passer, ce train. Tout au long des 300 km de voies ferrées, le convoi est accueilli par les youyous des femmes, les doigts tendus en forme de V, les « thawra ! thawra ! » (« révolution »). À l’orée de Khartoum, il est pris d’assaut. Des centaines de personnes grimpent sur le toit des voitures, se perchent sur les marches-pieds. La locomotive diesel traverse lentement le quartier de Bahri, franchit le Nil et pénètre dans l’immense espace face au quartier général de la police où est installée l’agora politique connue sous le nom de sit-in ou « Qiyadah ». Dans le train, Badreddine et tous les passagers dansent et exultent.
Atbara, une fois de plus, a tenu son rang de ville ouvrière, syndicale et révolutionnaire. Car elle est tout cela, Atbara, dans l’histoire contemporaine et dans la mémoire collective soudanaise. Le siège du chemin de fer qui fut longtemps le poumon du pays et un motif de fierté nationale. Le bastion des cheminots et de leur longue tradition de lutte syndicale. Un des fiefs du Parti communiste soudanais, un des plus importants et des plus vivaces d’Afrique. La ville d’où partent les révolutions qui abattent les régimes autocratiques et les dictateurs.
Le rôle des chemins de fer
Depuis décembre 2018, elle a montré qu’elle est encore tout cela. C’est d’ici qu’est partie la révolution, avant qu’elle ne gagne d’autres villes de province, puis Khartoum, la capitale. Pourtant, ces cinquante dernières années, deux dictateurs ont tout fait pour la réduire à une cité endormie au bord du Nil. L’ancien quartier des cadres de la société des chemins de fer, aux maisons toutes semblables, est désert. « Ce sont maintenant des employés de l’université qui habitent ici, et les universités sont fermées depuis le début de la révolution en décembre dernier », explique Badreddine Hussein en ce début juin. Depuis le pont qui enjambe les voies de chemin de fer menant aux ateliers, le visiteur observe des chèvres broutant les arbustes d’épineux et les herbes folles qui poussent entre les traverses. Des silhouettes nonchalantes sous la chaleur de mai marchent le long des rails. Sous les toits des garages en tôle, les trains rouillent. Seule la locomotive diesel claire vue sur les photos de Badreddine Hussein semble en état de marche.
« Nous, les cheminots, les ouvriers, les syndicalistes, nous avons été à la traîne de cette révolution-ci, reconnait Amin Ali Hassan. Mais nous la soutenons. Et même affaiblis, nous représentons quelque chose. » Gallabiyah immaculée, calot blanc sur le crâne, il nous reçoit à son domicile, dans une maison sommairement meublée appartenant aux chemins de fer. Élu à la tête d’un syndicat des cheminots censé être aux ordres du régime, il a réussi à reconstruire une véritable organisation professionnelle. Le militant syndical historique ancien membre du Parti communiste représente toujours une menace aux yeux des services de renseignement, le National Intelligence and Security Services (NISS) : arrêté le 20 décembre 2018, soit quelques jours seulement après le début de l’insurrection populaire, il n’a été libéré que le 11 avril, dans la foulée de la destitution d’Omar Al-Bachir par ses propres généraux. « Ils sont venus à mon travail. J’ai passé deux jours dans les locaux du NISS à Atbara et le reste au “frigo” [1] de Bahri [2], raconte calmement Amin Ali Hassan, en vétéran des arrestations politiques. Je n’ai pas été torturé. Je n’ai été interrogé qu’une seule fois, et c’était pour me demander : “Qu’est-ce qui se passe dans les rues ? Qu’est-ce que c’est que ce mouvement, qui est derrière ?” »
Le pain et la liberté
Derrière les premières manifestations, il y avait une population de classes moyennes déclassées exaspérées par le manque de liquidités dans les banques, une inflation à deux chiffres, et un triplement du prix du pain. Derrière les premières manifestations, il y avait des gamins comme Youssef [3], pas encore vingt ans, long et mince comme tous les jeunes Soudanais, le sourire presque timide. C’est, dit déjà la légende, par lui et deux de ses amies de son âge que tout a commencé. Les trois étudiants ont jeté sur des feuilles A4 des slogans contre l’augmentation du prix du pain et pour la liberté. Ils se sont postés à un carrefour fréquenté d’Atbara. Ils ont brandi leurs feuilles. C’était le 13 décembre 2018 et le rassemblement improvisé a duré moins de cinq minutes. Les voitures du NISS sont arrivées, des pick up Toyota blancs que tout le monde reconnaît au Soudan. Youssef s’est enfui à toutes jambes. Ses deux amies ont été brièvement interpellées — à l’époque, les femmes étaient encore relativement épargnées —, admonestées et libérées.
Le lendemain, 14 décembre, après la prière hebdomadaire du vendredi, les manifestations commençaient, encore timidement, à Damazine. Le jeudi 19 décembre, les protestataires submergent Atbara. Le siège local du Parti du congrès national (National Congress Party, NCP) d’Omar Al-Bachir est incendié. Le lendemain, les leaders politiques et syndicaux d’opposition identifiés sont arrêtés. Mais c’est trop tard, le pays tout entier prend les rues. Et les « historiques » ne sont pas pour grand-chose dans l’insurrection.
Mais on ne prête qu’aux riches, et dans le domaine de la révolte, Atbara possède une réputation bien établie. La légalisation des syndicats en 1948, c’est grâce à une grève des cheminots d’Atbara. Les deux révolutions avant celles de 2019, celles d’octobre 1964 et d’avril 1985, c’est aussi Atbara qui les a lancées. « Ce n’est pas tout à fait vrai, corrige Hassan Ahmed Al-Cheikh, ancien secrétaire général du syndicat des chemins de fer, costume sans cravate fleurant le syndicalisme de lutte des années 1970 et grandes lunettes démodées sur le nez. Mais Atbara, une fois la protestation de 1964 déclenchée, en a été le cœur. Deux trains sont partis de Port-Soudan pour soutenir les révolutionnaires à Khartoum, et forcément toutes les décisions étaient prises à Atbara, puisque le siège des chemins de fer se trouve ici. Ensuite, à partir du 26 octobre 1964, nous avons lancé une grève générale et nous avons bloqué le pays pendant trois jours. Il n’y avait pas d’aviation à l’époque, tout passait par le rail. »
Liquider le syndicalisme
Le général Jaafar Nimeiri s’en souviendra quand il prendra le pouvoir par un coup d’État en 1969. D’abord allié aux communistes, il les réprime durement, fait pendre plusieurs de ses dirigeants, dont Abdel Khalek Mahjoub, son secrétaire général. Le parti est contraint, une fois de plus, à la clandestinité. Les syndicats sont aussi ciblés. « Après les grandes grèves du début des années 1970, le régime a cherché à affaiblir les chemins de fer, car c’était le fer de lance du mouvement ouvrier et syndical, reprend Hassan Ahmed Al-Cheikh. Nimeiri a commencé. Omar Al-Bachir a fait le reste. Il a tué à la fois le chemin de fer et le syndicalisme soudanais. » Il sait de quoi il parle : il a fait partie des milliers de techniciens mis à la retraite d’office en 1991, deux ans après le coup d’État d’Omar Al-Bachir, appuyé par les islamistes de Hassan Al-Tourabi. « 15 000 travailleurs du chemin de fer ont été mis à la porte d’une manière ou d’une autre, cette année-là, dont 3 000 rien qu’à Atbara », se souvient Badreddine Hussein. L’année suivante, en 1992, les syndicats sont dissous et remplacés par des organisations professionnelles à la botte du régime. « Nous étions 70 000 travailleurs dans les chemins de fer dans les années 1970, il n’y en a plus que 5 000 », constate Hassan Ahmed Al-Cheikh.
Le musée du chemin de fer d’Atbara est installé dans une ancienne église anglicane en briques ocre. Les cheminots se sont battus pour qu’il soit érigé ici, dans la « ville du chemin de fer » et non dans la capitale Khartoum. Il a ouvert ses portes en 2011. Sa modestie n’entache pas la fierté de ses promoteurs. Badawi Sayyed, ancien contrôleur du trafic, retraité et directeur du musée depuis deux ans, et son compère Mustafa Ahmed, pensionné lui aussi après des décennies à la tête du personnel de la SNCF locale font fièrement faire le tour du jardin au visiteur. Et c’est toute l’histoire du Soudan depuis la fin du XIXe siècle qui est rassemblée là, dans des vitrines poussiéreuses, et dans le jardin. Au milieu d’herbes folles, le portail de la première gare de Khartoum. Il est bien un peu déglingué, mais ça ne compte pas : « Il date de 1902 et il n’y a que cinq exemplaires de ce type au monde, dont un à Buckingham Palace », expliquent les deux vieux messieurs. Et puis il y a, sur des rails, une de locomotives à vapeur utilisées par l’Anglais commandant en chef de l’armée d’Égypte lord Kitchener en 1896. Il se devait de venger son compatriote Gordon Pacha, tué à Khartoum par les hommes du Mahdi, rebelle soudanais, en 1885. Il ne pouvait pas remonter le Nil, cataractes obligent. Il utilisa donc le tout nouveau chemin de fer pour transporter et ravitailler ses troupes.
Privatisation et appels d’offres truqués
À l’intérieur, des photos, des objets racontent la geste du chemin de fer soudanais depuis les Anglais jusqu’à l’apogée des années 1970. « Nous avons près de 500 visiteurs par mois, assure Badawi Sayyed. Des étudiants, des enfants des écoles, des familles. » « Le chemin de fer attire encore, car c’est notre histoire, se réjouit Mustafa Ahmed. Pendant longtemps, il a été la seule manière de parcourir le pays. Il peut encore être très utile au développement de l’économie, si on inverse la politique menée par le régime ces dernières décennies. »
Si Atbara, toute bercée par son histoire de capitale du chemin de fer soudanais s’est encore une fois jetée corps et âme dans la révolution, c’est aussi parce qu’elle n’a pas pardonné à Omar Al-Bachir le sort qui lui a été réservé. « En 1997, le pouvoir a lancé la privatisation du chemin de fer. Il l’a divisé en entités différentes pour mieux les vendre, peste Amin Ali Al-Hassan. Les sociétés qui ont acheté ces entreprises n’étaient pas du métier. Elles n’avaient aucune compétence, si ce n’est celle d’être proches du régime. Les appels d’offres ont été truqués, c’était la société qui avait versé le plus gros pot de vin qui l’emportait. Résultat : les trains ne roulent plus. Ou presque plus ». Les marchandises débarquées à Port Soudan voyagent désormais par camions. Il n’y a plus qu’un train de voyageurs Atbara-Khartoum par jour.
De la révolution, de la politique, de l’avenir du chemin de fer, les habitants d’Atbara discutaient jusque tard le soir au sit-in installé au bord du Nil, réplique miniature de celui de Khartoum. Le 3 juin au matin, comme celui de Khartoum, il a été balayé par les miliciens à la solde du Conseil militaire de transition (Transition Military Council, TMC). Depuis, le train qui, le 23 avril, portait sur ses flancs une grande banderole « Atbara, berceau des révolutions » est resté en gare.
Gwenaëlle Lenoir, Journaliste indépendante, spécialiste du monde arabe et de l’Afrique de l’Est.
Notes
[1] Les « frigos » sont des lieux de détention non officiels tenus par le NISS. Les personnes arrêtées y sont enfermées sans chef d’accusation ni jugement. Ils sont ainsi surnommés car le froid est un des mauvais traitements infligés.
[2] L’un des quartiers de Khartoum.
[3] Nous modifions les noms de certains de nos interlocuteurs pour leur propre sécurité.
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