Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La guerre en Ukraine - Les enjeux

Le retour du roi

Qui est le patron en Europe ?

S’il était jamais question de savoir qui est le patron en Europe, de l’OTAN ou de l’Union européenne, la guerre en Ukraine l’a réglée, du moins dans un avenir prévisible.

4 mai 2022 | tiré de sidecar

Il était une fois Henry Kissinger qui se plaignait qu’il n’y avait pas de numéro de téléphone unique pour appeler l’Europe, beaucoup trop d’appels pour faire quelque chose, une chaîne de commandement bien trop gênante, qui aurait besoin d’être simplifiée. Puis, après la fin de Franco et de Salazar, vint l’extension méridionale de l’UE, avec l’adhésion de l’Espagne à l’OTAN en 1982 (le Portugal fasciste en était membre depuis 1949), rassurant Kissinger et les États-Unis contre l’eurocommunisme et un coup d’État militaire autre que par OTAN. Plus tard, avec l’émergence du Nouvel Ordre Mondial après 1990, il appartenait à l’UE d’absorber la plupart des États membres du défunt Pacte de Varsovie, qui étaient sur une voie accélérée pour l’adhésion à l’OTAN.

Stabilisant économiquement et politiquement ces nouveaux arrivés au bloc capitaliste, et guidant leur édification nationale et la formation de leur État, la tâche de l’UE, acceptée avec plus ou moins d’empressement, était de leur permettre de faire partie de « l’Occident », tel que dirigé par les États-Unis, dans un monde désormais unipolaire.

Au cours des années suivantes, le nombre de pays d’Europe de l’Est qui attendaient d’être admis dans l’UE a augmenté, les États-Unis faisant pression pour leur admission. Avec le temps, l’Albanie, la Macédoine du Nord, le Monténégro et la Serbie ont obtenu le statut de candidat officiel, tandis que le Kosovo, la Bosnie-Herzégovine et la Moldavie attendent toujours plus loin dans la queue.

Pendant ce temps, l’enthousiasme des États membres de l’UE pour l’élargissement a diminué, en particulier en France, qui a préféré, et préfère, « l’approfondissement » à « l’élargissement ». Cela correspondait à la finalité française propre à « l’union toujours plus étroite des peuples d’Europe » : un ensemble politiquement et socialement relativement homogène d’États capables collectivement de jouer un rôle indépendant, autodéterminé, « souverain », et, bien sûr, dirigé avant tout par la France, dans la politique mondiale. (« Une France plus indépendante dans une Europe plus forte, » comme aime à le dire le président français qui vient d’être réélu).

La facture économique de la mise aux normes européennes des nouveaux États membres et l’effort requis de l’extérieur pour renforcer les institutions devaient rester gérables, étant donné que l’UE était déjà aux prises avec des disparités économiques persistantes entre ses pays membres méditerranéens et du nord-ouest, sans parler du profond attachement de certains des nouveaux membres de l’Est aux États-Unis.

Ainsi, la France a bloqué l’entrée dans l’UE de la Turquie, membre de longue date de l’OTAN (qu’elle restera même si elle vient d’envoyer l’activiste Osman Kavala en prison à l’isolement à vie et sans possibilité de libération conditionnelle). Il en va de même pour plusieurs États des Balkans occidentaux, comme l’Albanie et la Macédoine du Nord, la France et l’Allemagne n’ayant pu bloquer leur adhésion, lors de la première vague d’Osterweiterung en 2004, de l’Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Pologne, de la République tchèque, de la Slovaquie, de la Slovénie et de Hongrie. Quatre ans plus tard, Sarkozy et Merkel ont interdit (pour le moment, au moins) aux États-Unis sous George Bush le Jeune d’admettre la Géorgie et l’Ukraine dans l’OTAN, anticipant que cela devrait être suivi par leur inclusion dans l’Union européenne.

La donne a changé avec l’invasion russe de l’Ukraine. Le discours télévisé de Zelensky devant les chefs de gouvernement de l’UE réunis a provoqué une sorte d’excitation très souhaitée, mais rarement ressentie à Bruxelles. Et sa demande d’adhésion à part entière à l’UE, tutto e subito, a suscité des applaudissements sans fin. Trop zélé comme d’habitude, von der Leyen s’est rendu à Kiev pour remettre à Zelensky le long questionnaire nécessaire au lancement des procédures d’admission. Alors qu’il faut normalement des mois, voire des années, aux gouvernements nationaux pour rassembler les détails complexes demandés par le questionnaire, Zelensky, malgré l’état de siège de Kiev, a promis de terminer le travail en quelques semaines.

Et c’est ce qu’il a fait. On attend avec impatience et curiosité les réponses à des questions comme, par exemple, le traitement des minorités ethniques et linguistiques, surtout russes, ou l’étendue de la corruption et l’état de la démocratie - par exemple le rôle des oligarques nationaux dans les partis politiques et au parlement…

Si l’Ukraine est admise aussi rapidement que promis, et comme son gouvernement et celui des États-Unis l’attendent, il n’y aura plus aucune raison de refuser l’adhésion, non seulement aux États des Balkans occidentaux, mais aussi à la Géorgie et à la Moldavie, qui ont postulé avec l’Ukraine. Dans tous les cas, ces États renforceront tous l’aile anti-russe et pro-américaine au sein de l’UE, aujourd’hui dirigée par la Pologne, à l’époque, tout comme l’Ukraine, une participante enthousiaste à la « coalition des volontaires », réunie par les États-Unis États dans le but louable d’édifier activement la nation en Irak.

Quant à l’UE en général, l’adhésion de l’Ukraine en fera encore plus une école préparatoire ou un enclos pour les futurs membres de l’OTAN. Cela est vrai même si, dans le cadre d’un éventuel règlement de guerre, l’Ukraine pourrait devoir être officiellement déclarée neutre, l’empêchant de rejoindre directement l’OTAN. (De fait, depuis 2014, l’armée ukrainienne a été reconstruite de toutes pièces sous la direction américaine, au point qu’en 2021 elle a effectivement atteint ce qu’on appelle « l’interopérabilité » dans le jargon de l’OTAN).

En plus de domestiquer les membres néophytes, une autre tâche qui accompagne le nouveau statut de l’UE en tant qu’auxiliaire civil de l’OTAN est de concevoir des sanctions économiques qui blessent l’ennemi russe autant que nécessaire, tout en épargnant les amis et alliés. L’OTAN contrôle les armes, l’UE est chargée de contrôler les ports. Von der Leyen, enthousiaste comme toujours, avait fait savoir au monde à la fin de février que les sanctions imposées par l’UE seraient les plus efficaces de tous les temps et « anéantiraient petit à petit la base industrielle de la Russie » (Stück für Stück die industrielle Basis Russlands abtragen). Peut-être qu’en tant qu’Allemande, elle avait en tête quelque chose comme un plan Morgenthau, tel que proposé par les conseillers de Franklin D. Roosevelt, afin de réduire à jamais l’Allemagne vaincue à une société agricole. Ce projet a été rapidement abandonné, lorsque les États-Unis ont réalisé qu’ils pourraient avoir besoin de l’Allemagne (de l’Ouest) pour l’« endiguement » de l’Union soviétique pendant la guerre froide.

On ne sait pas qui a conseillé à von der Leyen d’éviter d’exagérer, mais la métaphore abtragen n’a pas été entendue à nouveau, peut-être parce que ce qu’elle laissait entendre une participation active à la guerre. Quoi qu’il en soit, il s’est vite avéré que la Commission, malgré ses prétentions à la notoriété technocratique, avait autant échoué à planifier des sanctions qu’à planifier une convergence macro-économique.

D’une manière remarquablement eurocentrique, la Commission semble avoir oublié qu’il y a des parties du monde qui ne voient aucune raison de se joindre à un boycott de la Russie imposé par l’Occident. Pour elles, les interventions militaires n’ont rien d’inhabituel, y compris les interventions de l’Occident pour l’Occident.

De plus, à l’intérieur, alors que les pressions se faisaient sentir, l’UE avait du mal à ordonner à ses États membres ce qu’il ne fallait pas acheter ou vendre. Les appels à l’Allemagne et à l’Italie pour qu’elles cessent immédiatement d’importer du gaz russe ont été ignorés, les deux gouvernements insistant que les emplois nationaux et la prospérité nationale soient pris en considération. Les erreurs de calcul ont abondé même dans la sphère financière, où, malgré des sanctions toujours aussi sophistiquées contre les banques russes, y compris la banque centrale de Moscou, le rouble a même récemment augmenté, d’environ 30 %, entre le 6 avril et le 30 avril.

Lorsque les rois reviennent, ils initient une purge, pour rectifier les anomalies qui se sont accumulées pendant leur absence. Les vieilles factures sont présentées à nouveau et recueillies ; le manque de loyauté révélé pendant l’absence du roi est puni ; les idées déloyales et les mauvais souvenirs sont extirpés ; et les coins et recoins du corps politique sont purgés des déviant.e.s politiques qui les ont entre-temps peuplés. L’action symbolique du type McCarthy est utile, car elle répand la peur parmi les dissident.e.s potentiel.le.s.

Dans tout l’Occident aujourd’hui, les pianistes, les joueur.e.s de tennis ou les adeptes de théorie de la relativité qui se trouvent être originaires de Russie et qui veulent continuer à pratiquer tout ce qu’ils et elles pratiquent sont pressé.e.s de faire des déclarations publiques qui rendraient au mieux leur vie et celle de leur famille difficile. Les journalistes d’enquête découvrent un abîme de dons philanthropiques des oligarques russes à la musique et à d’autres festivals, des dons qui ont été les bienvenus dans le passé, mais qui s’avèrent maintenant renverser la liberté artistique, contrairement bien sûr aux dons philanthropiques de leurs confrères oligarques occidentaux. Et ainsi de suite.

Sur fond de prolifération des serments de loyauté, le discours public en est réduit à répandre la vérité du Roi, et rien que. Poutine verstehen - essayer de découvrir les motifs et les raisons, chercher un indice sur la façon dont on pourrait, peut-être, négocier la fin de l’effusion de sang - est assimilé à Poutine verzeihen, ou pardonner. Cela « relativise », comme disent les Allemands, les atrocités de l’armée russe en essayant d’y mettre fin par des moyens autres que militaires.

Selon la sagesse nouvellement reçue, il n’y a qu’une seule façon de traiter un fou. Réfléchir à d’autres moyens sert ses intérêts et équivaut donc à une trahison. (Je me souviens de professeur.e.s dans les années 1950 qui faisaient savoir à la jeune génération que « la seule langue que le russe comprend est la langue du poing ».) La gestion de la mémoire est centrale : ne jamais mentionner les accords de Minsk (de 2014 et 2015) entre l’Ukraine, la Russie, la France et l’Allemagne, qui auraient dû mettre fin à la guerre civile en Ukraine. Ne vous demandez pas ce qu’elles sont devenues et pourquoi.

Et tant pis pour la plate-forme de règlement négocié des conflits sur laquelle Zelensky a été élu en 2019 par près des trois quarts des électeurs ukrainiens. Et oubliez la réponse américaine par la diplomatie mégaphone aux propositions russes jusqu’en 2022 pour un système de sécurité européen commun.

Surtout n’évoquez jamais les différentes « opérations spéciales » américaines du passé récent, comme par exemple en Irak, et à Fallujah en Irak (800 victimes civiles rien qu’en quelques jours). Le faire serait commettre le crime de « whataboutism » (« qu’en dire de vos propres crimes ? »). Face aux « images de Boutcha et Marioupol », cela est moralement interdit.

Dans tout l’Occident, la politique de reconstruction impériale vise tout et tous ceux, toutes celles qui s’écartent ou qui ont dévié dans le passé de la position américaine sur la Russie et l’Union soviétique et sur l’Europe dans son ensemble. C’est ici que se trace aujourd’hui la ligne entre la société occidentale et ses ennemi.e.s, entre le bien et le mal, une ligne le long de laquelle non seulement le présent mais aussi le passé doivent être purgés.

Une attention particulière est portée à l’Allemagne, le pays qui fait l’objet de soupçons américains (Kissingeriens) depuis l’Ostpolitik de Willy Brandt et la reconnaissance allemande de la frontière occidentale de la Pologne après la guerre. Depuis lors, l’Allemagne est suspecte aux yeux des Américain.e.s de vouloir faire entendre sa voix sur la sécurité nationale et européenne, pour l’instant au sein de l’OTAN et de la Communauté européenne, mais à l’avenir peut-être seule.

Que trois décennies plus tard, Schröder, comme Blair, Obama et tant d’autres, ait monétisé son passé politique après avoir quitté ses fonctions n’a jamais été un problème. C’était différent avec le refus historique de Schröder, avec Chirac, de rejoindre le groupe dirigé par les Américains qui a envahi l’Irak et, en le faisant, de violer exactement le même droit international qui est maintenant violé par Poutine. (Que Merkel, en tant que chef de l’opposition à l’époque, ait dit au monde, s’exprimant depuis Washington DC quelques jours avant l’invasion, que Schröder ne représentait pas la véritable volonté du peuple allemand peut être l’une des raisons pour lesquelles elle a jusqu’à présent été épargnée les attaques américaines pour ce qui est prétendu être une cause majeure de la guerre ukrainienne, sa politique énergétique qui a rendu l’Allemagne dépendante du gaz naturel russe.)

En tout cas, aujourd’hui ce n’est pas vraiment Schröder, trop visiblement ivre des millions dont les oligarques russes le bourrent, qui est la cible principale de la purge allemande. Au lieu de cela, c’est le SPD en tant que parti – qui, selon BILD et le nouveau chef de la CDU, Friedrich Merz, un homme d’affaires avec d’excellentes relations américaines, a toujours eu un problème avec la Russie.

Le rôle du Grand Inquisiteur est joué avec vigueur par l’ambassadeur d’Ukraine en Allemagne, un certain Andriy Melnyk, ennemi autoproclamé en particulier de Frank-Walter Steinmeier, aujourd’hui président de la République fédérale, qui est désigné pour personnifier la « connexion russe » du SPD. Steinmeier a été de 1999 à 2005 le chef de cabinet de Schröder au bureau du chancelier. Il a servi deux fois (2005-2009 et 2013-2017) comme ministre des Affaires étrangères sous Merkel, et a été pendant quatre ans (2009-2013) chef de l’opposition au Bundestag.

Or selon Melnyk, un infatigable twitteur et intervieweur, Steinmeier « a tissé pendant des années une toile d’araignée de contacts avec la Russie, » une toile dans laquelle « de nombreuses personnes sont empêtrées qui sont maintenant aux commandes du gouvernement allemand. » Pour Steinmeier, selon Melnyk, « la relation avec la Russie était et est quelque chose de fondamental, quelque chose de sacré, quoi qu’il arrive. Même la guerre d’agression de la Russie lui importe peu. »

Ainsi informé, le gouvernement ukrainien a déclaré Steinmeier persona non grata à la dernière minute, alors qu’il s’apprêtait à monter à bord d’un train de Varsovie à Kiev, en compagnie du Ministre polonais des Affaires étrangères et des chefs de gouvernement des États baltes. Alors que les autres ont été autorisés à entrer en Ukraine, Steinmeier a dû informer les journalistes qui l’accompagnaient qu’il n’était pas le bienvenu et il devait retourner en Allemagne.

Le cas de Steinmeier est intéressant, car il montre comment les cibles de la purge sont sélectionnées. À première vue, les références néolibérales et atlantistes de Steinmeier semblent impeccables. Auteur de l’Agenda 2010, en tant que chef de la Chancellerie et coordinateur des services secrets allemands, il a permis aux États-Unis d’utiliser leurs bases militaires allemandes pour recueillir et interroger des prisonniers capturés dans le monde entier pendant la « guerre contre le terrorisme » - on peut assumer que c’était pour compenser le refus de Schröder de se joindre à l’aventure américaine en Irak. Il n’a pas non plus fait beaucoup d’histoires, en fait pas d’histoires du tout, lorsque les États-Unis ont détenu des citoyens allemands d’origine libanaise et turque prisonniers à Guantanamo, chacun d’entre eux ayant été arrêté, enlevé et torturé après avoir été pris pour quelqu’un d’autre. Les accusations selon lesquelles il n’a pas fourni d’assistance, comme il aurait dû le faire en vertu de la loi allemande, l’ont suivi jusqu’à ce jour.

Ce qui est vrai, c’est que Steinmeier a contribué à rendre l’Allemagne dépendante de l’énergie russe. Mais pas tout à fait comme l’on prétend. C’est lui qui, en 1999, a négocié la sortie allemande du nucléaire, au nom du gouvernement Rouge-Vert sous Schröder et comme l’exigeaient, non pas le SPD, mais les Verts. Plus tard, en tant que chef de l’opposition, il a suivi lorsque, suivant la catastrophe de Fukushima en 2011, Merkel, après avoir inversé la sortie nucléaire I, a inversé à nouveau sa position pour adopter la sortie du nucléaire II, espérant toujours que cela ouvrirait la porte à une coalition avec les Verts.

Quelques années plus tard, lorsqu’elle a mis fin, pour la même raison, au charbon, en particulier au charbon mou, pour que cela devienne effectif à peu près au moment de l’arrêt des derniers réacteurs nucléaires restants, Steinmeier a également suivi. Pourtant, c’est lui, et non Merkel, qui est blâmé pour la dépendance énergétique de l’Allemagne et sa collaboration avec la Russie, peut-être par gratitude américaine pour l’aide de Merkel dans la crise des réfugié.e.s syrien.ne.s, à la suite de la (demi-)intervention américaine bâclée en Syrie. Pendant ce temps, les Verts, moteurs de la politique énergétique allemande depuis Schröder, parviennent à échapper à la colère américaine en pivotant pour attaquer le SPD et Scholz pour avoir hésité à livrer des armes lourdes à l’Ukraine.

Et le Nord-Stream 2 ? Ici aussi, Merkel était toujours aux commandes, notamment parce que l’extrémité allemande du pipeline devait se trouver dans son pays d’origine, voire dans sa circonscription. Notez que le gazoduc n’a jamais été mis en service - une bonne partie du gaz russe qui va vers l’Allemagne étant pompée à travers un système de gazoduc qui traverse en partie l’Ukraine. Ce qui rendait Nord Stream 2 nécessaire, aux yeux de Merkel, c’était la situation juridique et politique chaotique en Ukraine après 2014, soulevant la question de savoir comment assurer un transit fiable du gaz pour l’Allemagne et l’Europe occidentale - une question que Nord Stream 2 résoudrait avec élégance.

Il n’est pas nécessaire d’être un Ukraineversteher (spécialiste de l’Ukraine) pour comprendre que cela a dû agacer les Ukrainien.ne.s. Il est intéressant de noter qu’après plus de deux mois de guerre, le gaz russe est toujours acheminé par les gazoducs ukrainiens. Alors que le gouvernement ukrainien pourrait les fermer à tout moment, il ne le fait pas, probablement pour se permettre, ainsi qu’aux oligarques associés, de continuer à percevoir les frais de transit. Cela n’empêche pas l’Ukraine d’exiger que l’Allemagne et d’autres pays cessent immédiatement d’utiliser le gaz russe, afin de ne plus financer la « guerre de Poutine ».

Mais encore une fois - pourquoi Steinmeier et le SPD, plutôt que Merkel et la CDU, ou les Verts ? La raison la plus importante est peut-être qu’en Ukraine, en particulier sur la droite radicale de son spectre politique, le nom de Steinmeier est surtout connu et détesté en relation avec le soi-disant « algorithme de Steinmeier » - essentiellement une sorte de feuille de route, ou liste-des-choses-à-faire pour la mise en œuvre des accords de Minsk (qui devaient mettre fin à la guerre civile en Ukraine), rédigés par Steinmeier en tant que ministre des Affaires étrangères sous Merkel.

Alors que le Nord Stream 2 était impardonnable d’un point de vue ukrainien, Minsk était un péché mortel aux yeux, non seulement de la droite et de l’extrême-droite ukrainiennes — entre autres, il aurait accordé une mesure d’autonomie aux parties russophones de l’Ukraine, mais aussi des États-Unis, qui avait été contourné par cet accord, tout comme l’Ukraine devait être contournée par Nord Stream 2. Si ce dernier était un acte hostile entre partenaires commerciaux, le premier, les accords de Minsk, était un acte de haute trahison contre un roi temporairement absent (les E-U), maintenant de retour pour nettoyer et prendre sa revanche.

Même si l’UE est devenue une filiale de l’OTAN, on peut supposer que ses responsables en savent aussi peu que quiconque sur les objectifs de guerre ultimes des États-Unis.

Avec la récente visite des secrétaires d’État et de la Défense américains à Kiev, il semble que les Américain.e.s aient fait avancer les choses, passant de la défense de l’Ukraine contre l’invasion russe à l’affaiblissement permanent de l’armée russe. La mesure dans laquelle les États-Unis ont maintenant pris le contrôle a été démontrée avec force lorsque, lors de leur voyage de retour aux États-Unis, les deux secrétaires se sont arrêtés à la base aérienne américaine de Ramstein, en Allemagne, la même que les États-Unis ont utilisée pour « la guerre contre le terrorisme » et des opérations similaires. Ils y rencontrèrent les ministres de la défense de pas moins de quarante pays, auxquels ils avaient ordonné de se présenter pour proclamer leur soutien à l’Ukraine et, bien sûr, aux États-Unis.

De manière significative, la réunion n’a pas été convoquée au siège de l’OTAN à Bruxelles, un lieu multinational, au moins formellement, mais sur une installation militaire que les États-Unis prétendent être sous leur et seule souveraineté, cela au désaccord occasionnel et discret du gouvernement allemand. C’est ici, sous deux immenses drapeaux, américain et ukrainien, que le gouvernement de Scholz a finalement accepté de livrer à l’Ukraine les « armes lourdes », tant demandées, cela sans apparemment avoir son mot à dire sur le but exact pour lequel ses chars et des obusiers seraient utilisés. (Les quarante nations ont convenu de se réunir une fois par mois pour déterminer de quel équipement militaire supplémentaire l’Ukraine a besoin.)

On ne peut que rappeler dans ce contexte l’observation d’un diplomate américain à la retraite au début de la guerre que les États-Unis allaient combattre les Russes « jusqu’au dernier Ukrainien ».

Mais comme on le sait, la durée d’attention non seulement du public américain, mais aussi de l’establishment américain, de la politique étrangère est courte. Des événements dramatiques à l’intérieur ou à l’extérieur des États-Unis peuvent considérablement diminuer l’intérêt national pour un endroit aussi lointain que l’Ukraine - sans parler des prochaines élections de mi-mandat et de la campagne imminente de Donald Trump pour reprendre la présidence en 2024.

D’un point de vue américain, cela ne pose pas de problème sérieux, parce que les risques associés aux aventures américaines à l’étranger reviennent presque exclusivement à la population locale - voir l’Afghanistan. D’autant plus important, pourrait-on le penser, que les pays européen.ne.s sachent exactement quels sont les objectifs américains de guerre en Ukraine, et comment ils seront mis à jour au fur et à mesure que la guerre se poursuivra.

Après la réunion de Ramstein, il ne s’agissait plus seulement d’un « affaiblissement permanent » de la puissance militaire de la Russie – oublions un accord de paix - mais d’une victoire pure et simple de l’Ukraine et de ses alliés. Cela va mettre à l’épreuve la sagesse de l’époque de la guerre froide, selon laquelle une guerre conventionnelle contre une puissance nucléaire ne peut être gagnée.

Pour les Européen.ne.s, le résultat sera une question de vie ou de mort - ce qui pourrait expliquer pourquoi le gouvernement allemand a hésité pendant quelques semaines avant de décider de fournir à l’Ukraine des armes qui pourraient être utilisées, par exemple, pour apporter la guerre sur le territoire russe - d’abord peut-être pour frapper les lignes d’approvisionnement russe, et plus tard pour plus. (Lorsque l’auteur de ces lignes a pris connaissance de la nouvelle aspiration américaine à une « victoire », il a été pendant un bref mais inoubliable moment frappé par un profond sentiment de terreur.)

Si l’Allemagne avait osé demander un mot à dire sur la stratégie américano-ukrainienne, rien de tel ne semble avoir été accordé : les chars allemands seront livrés avec carte blanche. Selon les rumeurs, les nombreux jeux de guerre commandés par le gouvernement américain ces dernières années à des groupes de réflexion militaires et impliquant l’Ukraine, l’OTAN et la Russie se sont tous soldés d’une manière ou d’une autre par un Armageddon nucléaire, du moins en Europe.

Certes, une fin nucléaire de cette guerre n’est pas ce qui est annoncé publiquement. Au lieu de cela, on entend dire que les États-Unis supposent qu’une victoire sur la Russie prendra de nombreuses années, avec une impasse prolongée dans la boue d’une guerre terrestre, aucune des parties ne pouvant bouger : les Russes parce que les Ukrainien.ne.s seront sans fin nourri.e.s de plus d’argent et de plus de matériel par un « Occident » nouvellement américanisé ; les Ukrainien.ne.s parce qu’ils et elles sont trop faibles pour entrer en Russie et menacer sa capitale.

Pour les États-Unis, cela peut sembler assez confortable : une guerre par procuration, avec l’équilibre des forces ajusté et réajusté par eux en fonction de leurs besoins stratégiques changeants. En fait, lorsque Biden a demandé dans les derniers jours d’avril $33 milliards supplémentaires d’aide à l’Ukraine pour la seule année 2022, il a laissé entendre que ce ne serait que le début d’un engagement à long terme, aussi coûteux que l’Afghanistan. Mais, a-t-il dit, cela en vaut la peine - à moins, bien sûr, que les Russes ne commencent à tirer davantage de leurs missiles-miracles, à utiliser leur arsenal nucléaire, les petites ogives de champ de bataille en premier.

Ya-t-il, malgré tout, une perspective de paix après la guerre, ou quelque chose de moins ambitieuse : celle d’une architecture de sécurité régionale, peut-être après que les Américain.e.s se soient désintéressé.e.s, ou que la Russie sente qu’elle ne peut pas ou n’a pas besoin de continuer la guerre ?

Un règlement eurasien, si nous voulons l’appeler ainsi, présupposera probablement une sorte de changement de régime à Moscou. Après ce qui s’est passé, il est difficile d’imaginer les dirigeant.e.s d’Europe occidentale exprimer publiquement leur confiance en Poutine ou en un successeur poutinèsque. Dans le même temps, il n’y a aucune raison de croire que les sanctions économiques imposées par l’Occident uni à la Russie provoqueront un soulèvement renversant le régime de Poutine. En fait, si l’on se fie à l’expérience des Alliés lors de la Seconde Guerre mondiale avec le bombardement en tapis des villes allemandes, les sanctions pourraient bien avoir l’effet inverse, en resserrant les rangs des Russes derrière leur gouvernement.

La désindustrialisation de la Russie, à la von der Leyen, ne sera pas de toute façon possible. Car la Chine ne le permettra finalement pas, notamment parce qu’elle a besoin d’un État russe fonctionnel pour son projet de nouvelle route de la soie.

Les demandes populaires en Occident pour que Poutine et sa camarilla soient jugés par la Cour pénale internationale de La Haye resteront, pour ces seules raisons, non satisfaites. Notons en tout cas que la Russie, comme les États-Unis, n’a pas signé le traité instituant la cour, assurant ainsi à ses citoyen.ne.s l’immunité de poursuites. Comme Kissinger et Bush Jr., et d’autres aux États-Unis, Poutine restera donc en liberté jusqu’à la fin de ses jours, quelle que soit cette fin. Les pays européens qui ne sont historiquement pas exactement enclins à la russophilie, comme les pays baltes et la Pologne, et certainement aussi l’Ukraine, ont de bonnes chances de convaincre le public dans des endroits comme l’Allemagne ou la Scandinavie que faire confiance à la Russie peut être dangereux pour votre santé nationale.

Mais un changement de régime pourrait également être nécessaire en Ukraine. Ces dernières années, l’élément ultra-nationaliste, en fait néo-fasciste, de la politique ukrainienne, profondément enracinée dans le passé ukrainien fasciste et pro-nazi, s’est renforcée dans une nouvelle alliance avec les forces ultra-interventionnistes aux États-Unis. Une conséquence, parmi d’autres, a été la disparition de l’accord de Minsk de l’agenda politique ukrainien.

Un représentant éminent de l’ultra-droite ukrainienne est ce même ambassadeur d’Ukraine en Allemagne, Melnyk, mentionné ci-dessus, qui a fait savoir dans une interview avec Frankfurter Allgemeine que pour lui, quelqu’un comme l’opposant politique russe Naval’ny était exactement le même que Poutine en ce qui concerne le droit de l’Ukraine à exister en tant qu’État-nation souverain.

Lorsqu’on lui a demandé ce qu’il dirait à ses amis russes, il a nié en avoir, et en fait en avoir eu à n’importe quel moment de sa vie. Car les Russes sont par nature déterminés à éteindre le peuple ukrainien.

La famille politique de Melnyk remonte à l’Organisation fasciste des nationalistes ukrainiens (OUN) dans l’entre-deux-guerres et sous l’occupation allemande, avec laquelle ses dirigeant.e.s ont collaboré jusqu’à ce qu’ils et elles découvrent que les nazi.e.s ne faisaient vraiment pas la distinction entre les Russes et les Ukrainien.ne.s, lorsqu’il s’agissait de massacrer et d’asservir les gens.

L’OUN était dirigée par deux hommes, un Andrij Melnyk (du même nom que l’ambassadeur) et un Stepan Bandera. Ce dernier, dans la mesure du possible, était quelque peu à droite du premier. Tous les deux ont commis des crimes de guerre sous licence allemande, Bandera en tant que chef de la police, nommé par les nazis, à Lviv (Lemberg). Plus tard, Bandera a été écarté par les Allemands et assigné à résidence, comme d’autres fascistes locaux ailleurs. (Les nazis allemands, tout comme les ukrainiens d’aujourd’hui, ne croyaient pas au fédéralisme.)

Après la guerre, l’Union soviétique restaurée, Bandera a déménagé à Munich, la capitale d’après-guerre d’une foule de collaborateurs et de collaboratrices d’Europe de l’Est, parmi lesquels aussi les Oustachis croates. Là, Bandera a été assassiné en 1959 par un agent soviétique, après avoir été condamné à mort par un tribunal soviétique. Melnyk s’est également retrouvé en Allemagne et est décédé dans les années 1970 dans un hôpital de Cologne.

Or le Melnyk contemporain appelle Bandera son « héros ». En 2015, peu de temps après avoir été nommé ambassadeur, il s’est rendu sur sa tombe à Munich pour y déposer des fleurs, rendant compte de sa visite sur Twitter. Cela lui a valu un reproche formel de la part du ministère allemand des Affaires étrangères, dirigé à l’époque par nul autre que Steinmeier.

Melnyk s’est également prononcé publiquement en faveur du soi-disant bataillon Azov, un groupe paramilitaire armé en Ukraine, fondé en 2014, la branche militaire de plusieurs mouvements néofascistes du pays. Le non-spécialiste ne sait pas très bien quelle influence le courant politique de Melnyk a sur le gouvernement ukrainien aujourd’hui. Il y a certainement aussi d’autres courants dans la coalition gouvernementale ; si leur influence va encore diminuer ou, au contraire, augmenter au fur et à mesure que la guerre se prolonge, cela semble difficile à prévoir à ce stade.

Les mouvements nationalistes rêvent parfois d’une nation ressuscitant de la mort sur le champ de bataille du meilleur de ses fils, une nation nouvelle ou ressuscitée soudée par un sacrifice héroïque. Dans la mesure où l’Ukraine est gouvernée par des forces politiques de ce type, soutenues de l’extérieur par des États-Unis désireux de faire durer la guerre d’Ukraine, on voit mal comment et quand l’effusion de sang devrait se terminer, sinon par la capitulation de l’ennemi, soit par son arme nucléaire.

La politique ukrainienne mise à part, la guerre américaine par procuration contre l’Ukraine pourrait contraindre la Russie à une relation étroite de dépendance vis-à-vis de Pékin, assurant à la Chine un allié eurasien captif et donnant à la Chine un accès assuré aux ressources russes, à des prix avantageux. Car l’Occident ne serait plus en concurrence pour elles.

La Russie, à son tour, pourrait bénéficier de la technologie chinoise, dans la mesure où elle serait mise à disposition. À première vue, une telle alliance pourrait sembler contraire aux intérêts géostratégiques des États-Unis. Mais cela viendrait avec une alliance entre les États-Unis et l’Europe occidentale, dominée par les E-U, tout aussi étroite et tout aussi asymétrique, alliance qui maintiendrait l’Allemagne sous contrôle et réprimerait les aspirations françaises à la « souveraineté européenne ».

Très probablement, ce que l’Europe peut livrer aux États-Unis dépasserait ce que la Russie peut livrer à la Chine, de sorte qu’une perte par l’Occident de la Russie au profit de la Chine serait plus que compensée par les gains d’un resserrement de l’hégémonie américaine sur l’Europe occidentale.

Une guerre par procuration en Ukraine pourrait donc être attrayante pour les États-Unis cherchant à construire une alliance mondiale pour leur bataille imminente avec la Chine sur le prochain nouvel ordre mondial, monopolaire ou bipolaire, de manière ancienne ou nouvelle, à mener dans les années à venir, après la fin de la fin de l’histoire.

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