De Paul Beaucage
En d’autres termes, si des longs métrages comme OSS 117 : Le Caire, nid d’espions (2006), OSS 117 : Rio ne répond plus (2009) ont recueilli l’approbation des amateurs (trices) de cinéma de divertissement, ils n’ont pas convaincu pour autant les cinéphiles sérieux (ses) de la profondeur de la vision du monde d’Hazanavicius. N’empêche que la réalisation de The Artist (2011), une comédie sentimentale rendant hommage au cinéma hollywoodien des années 1930, a permis à Hazanavicius de séduire un ensemble de spectateurs (trices) généralement réfractaires par rapport à ses œuvres de fiction. En conséquence, de nombreux (ses) amateurs (trices) de cinéma étaient curieux (ses) de voir quel genre de portrait Michel Hazanavicius allait brosser de Jean-Luc Godard dans Le redoutable (2017). Précisons que ce film constitue une libre adaptation d’un ouvrage autobiographique d’Anne Wiazemsky, qui s’intitule Un an après (2015). À travers ce récit, l’écrivaine et interprète de La chinoise (1967) de Godard dépeint la relation de couple houleuse qu’elle a entretenue avec lui…
L’utilisation d’une grammaire godardienne
Esthétiquement parlant, il faut reconnaître que Michel Hazanavicius a fort bien assimilé les figures de style dont Godard s’est servi dans ses longs métrages de la première moitié des années 1960, voire dans ses créations postérieures. De sorte qu’en visionnant Le redoutable, le (la) cinéphile cultivé (e) ne manquera pas de constater qu’Hazanavicius met habilement en relief une syntaxe godardienne pour relater son histoire. Parmi les procédés visuels auxquels le réalisateur de The Search (2014) a recours, citons les plans longs (fixes ou dynamiques), les travellings directs ou sinueux, des jeux de couleurs et de lumière audacieux, voire des intertitres pétillants. Pour ce qui est des cadrages, Hazanavicius opère de subtiles variations afin de souligner au public que l’univers de Jean-Luc Godard oscille constamment entre le réel et le fictif. En termes sonores, Hazanavicius a défriché un domaine très fertile, à travers lequel la narration en voix hors-champ, les dialogues, les calembours, la musique harmonieuse et les bruits ambiants se complètent magnifiquement. D’une certaine façon, on peut affirmer qu’en utilisant l’ensemble de ces composantes plastiques et sonores, Michel Hazanavicius nous suggère, avec doigté, qu’il perçoit Godard comme le scénariste, le metteur en scène et l’interprète de sa propre vie. Pourtant, les chimères artistiques du protagoniste se heurtent constamment aux lois inéluctables de la réalité.
L’étude de la relation de couple qui unit Anne et Jean-Luc
Par ailleurs, Michel Hazanavicius est pleinement conscient que Jean-Luc Godard a souvent traité du thème des relations de couples à travers ses films (du Mépris [1963] à Nouvelle vague [1990], en passant par Une femme mariée [1964] et Sauve qui peut (la vie) [1979]). Toutefois, force est d’admettre que Godard n’a jamais procédé à une étude aussi circonstanciée, aussi soutenue portant sur la vie commune de deux conjoints que le fait Hazanavicius dans Le redoutable. Ainsi, ce dernier pose un regard aigu sur l’ensemble de la relation intime qui unit Anne et Jean-Luc, des moments d’osmose, de grâce, aux moments d’incompatibilité destructrice, voire de séparation. Certes, Hazanavicius privilégie le point de vue d’Anne Wiazemsky par rapport à celui de Jean-Luc Godard (comme en témoigne l’utilisation de la narration en voix hors-champ). Cependant, le cinéaste évite de prêter gratuitement de mauvaises intentions au protagoniste. Celui-là tente simplement de restituer le cheminement singulier d’un homme plutôt que de le juger. Avec lucidité, Hazanavicius nous apprend que Godard, comme de nombreux autres intellectuels de son époque, s’est laissé séduire par les chimères de l’idéologie communiste. De fait, celles-ci l’ont entraîné dans la voie périlleuse de l’endoctrinement, du dogmatisme politique. Par conséquent, il n’est pas étonnant que le cinéaste-vedette se dispute avec un grand nombre de ses amis, de ses connaissances ; ou même avec des gens qu’il rencontre par hasard, dans différents lieux. Or, la désillusion d’Anne Wiazemsky par rapport à son époux se manifeste d’abord lorsqu’elle prend conscience du manque de respect et de sympathie que Godard éprouve envers autrui.
Godard et les autres
Parmi les séquences du long métrage de Michel Hazanavicius qui traduisent l’attitude condescendante, voire suffisante dont Godard fait preuve envers les gens, on pourra se référer à celles qui représentent des manifestations se situant dans le contexte des Événements de Mai 68. Durant deux des marches de contestation auxquelles sa compagne et lui prennent part, Godard adopte une attitude désobligeante envers des quidams qui lui témoignent, de façon plus ou moins maladroite, leur admiration. En effet, les individus concernés louent ses premières réalisations (des « drames audacieux ») au détriment de ses œuvres les plus récentes (des « essais sociopolitiques »), ce qui déplaît vivement à Jean-Luc Godard. De sorte que le cinéaste ne se gêne pas pour rabrouer ces inconnus. Pour sa part, Wiazemsky découvre graduellement, irréversiblement que l’homme qu’elle aime sans réserve n’est pas aussi altruiste, magnanime ou ouvert qu’elle le croyait...
La séparation d’Anne et de Jean-Luc
Au bout d’un certain temps, Jean-Luc Godard se rend en Tchécoslovaquie pour y tourner, avec la collaboration de Jean-Pierre Gorin, un journaliste culturel réputé, un nouveau film à dimensions expérimentale et sociopolitique : il s’agit de Pravda (1969). Une fois la réalisation de cette œuvre contestataire terminée, il se rend en Italie pour y retrouver Anne, qui prend part au tournage du long métrage iconoclaste La semence de l’homme (1969) de Marco Ferreri. Lorsqu’il revoit la jeune femme, Godard lui manifeste spontanément sa mauvaise humeur. D’abord, il se lamente en raison du fait qu’elle n’était pas à ses côtés pour la réalisation de son dernier métrage. Puis, il fait part à Anne du mépris qu’il entretient pour Marco Ferreri et son cinéma de divertissement, ainsi que pour Marzio Margine, l’interprète masculin principal du film italien. En outre, l’irritation de Godard va croissant : il devient outrageusement jaloux des compagnons de plateau de cinéma de son épouse. Aussi, lui laisse-t-il entendre qu’il la soupçonne de l’avoir trompé avec l’acteur principal du film de Ferreri… De son côté, Anne tente de faire comprendre à Jean-Luc que ses soupçons sont dénués de fondement, mais en vain. Pis encore, Godard, déchaîné, éprouvant une certaine forme de paranoïa, l’accuse d’être une femme dévergondée et lui lance d’autres insultes extrêmement blessantes, de manière répétée. Lasse de subir les commentaires et les invectives affligeants que Godard lui adresse, Anne signifie clairement à son époux qu’elle ne peut plus souffrir son attitude inacceptable. Pour la première fois de la narration, la jeune femme se rebelle sans retenue contre son mari et lui avoue qu’elle ne l’aime plus parce qu’elle le trouve insupportable. Hagard, Godard accuse péniblement le coup. Les nombreuses déconvenues qu’il subit depuis quelque temps lui minent le moral. Se sentant singulièrement ébranlé par les propos de son épouse, il tente de se suicider dans la chambre d’hôtel qu’elle et lui partagent. Fort heureusement, la jeune femme et d’autres clients de l’établissement parviendront à lui sauver la vie, in extremis. N’empêche que cet événement dramatique deviendra déterminant pour Anne Wiazemsky, qui décidera, malgré la grande tendresse qu’elle a déjà éprouvée pour Jean-Luc, de se séparer de lui définitivement. Certes, elle participera au début du tournage de Vent d’Est (1969) de Godard, mais elle abandonnera brusquement ce projet et quittera inéluctablement son mari.
À l’instar de presque tous les films que Michel Hazanavicius a créés depuis le début de sa carrière, Le redoutable a séduit certains (es) critiques et observateurs (trices) respectés (ées) du septième art, mais en a déçu plusieurs autres. En soi, cela n’est guère surprenant puisque le drame biographique qu’il a réalisé comporte des qualités remarquables et des défauts non-négligeables. Parmi ceux-ci, il importe de souligner que les personnages du long métrage ne se révèlent pas aussi nuancés qu’ils auraient pu l’être. En outre, on pourra logiquement reprocher à Hazanavicus d’avoir tracé une antithèse artificielle entre les films à succès et le cinéma d’auteur. Or, malgré ces fautes de parcours relativement mineures, il faut reconnaître que le cinéaste a réalisé une œuvre fort solide, qui nous dévoile des aspects essentiels, voire méconnus de la vie de Godard et d’Anne Wiazemsky. À notre avis, il s’agit assurément du meilleur long métrage que Michel Hazanavicius ait achevé jusqu’à présent, parce qu’il a su éviter d’en faire un simple exercice de style, pour présenter au public une biographie subjective originale, exempte de complaisance par rapport à la figure emblématique, prédominante de la narration : celle de Jean-Luc Godard. Bien entendu, certains de ses thuriféraires n’ont pas apprécié le fait qu’Hazanavicius trace un portrait assez sombre, durant une période précise, de l’auteur de Pierrot le fou (1965). Toutefois, on ne saurait nier que le metteur en scène concerné a effectué une recherche méticuleuse, approfondie qui lui permet d’étayer adéquatement son propos. Dans cet esprit, on peut légitimement affirmer que le (la) spectateur (trice) impartial (e) n’entretiendra, à aucun moment, la conviction que le cinéaste dénature le passé de certaines personnes ou des faits historiques pour faire un pamphlet anti-godardien simpliste. Au demeurant, il importe d’admettre que Michel Hazanavicius a su représenter des personnages authentiques, truculents dans un contexte saisissant. De plus, son film baroque, polysémique propose une enrichissante réflexion sur l’art cinématographique et la vie. Voilà pourquoi Le redoutable constitue une création vivifiante, qui résistera magistralement au passage du temps.
Un message, un commentaire ?