Il s’était rendu sur la rue Mont-Royal le dimanche 23 août 2020. Il avait, en prévision de la rentrée scolaire, des achats à effectuer dans certaines boutiques spécialisées. Or, son excursion fut rapidement écourtée : elle aurait duré à peine un quart d’heure. Ce qu’il put observer, sur cette artère principale du Plateau Mont-Royal durant sa brève escapade, l’a précipité dans une extrapolation spéculative qui n’a cependant aucun fondement scientifique sur la façon dont certaines personnes se perçoivent dans leur relation avec le groupe dont elles font partie. Il profita donc de cet événement pour mener une réflexion critique autour de certains concepts importants en science politique — domaine qui l’intéresse particulièrement —, disons une réflexion qu’il nous a gentiment exposée et que nous reprenons en rapportant ses paroles, faits et gestes comme suit :
L’humain : un « animal social » ou « politique » selon Aristote
Automatiquement, il avait songé à Aristote, à sa désignation de la personne humaine tel un « animal social » ou un « animal politique » (selon les traductrices ou les traducteurs). Qu’est-ce à dire ? L’humain, selon cette définition, est un être social qui vit et existe grâce à la Cité. Autrement dit, être une personne humaine suppose un rapport certes avec soi-même, mais implique, de manière irréfutable, un rapport avec autrui, c’est-à-dire que nous établissons des relations avec les membres du groupe avec lesquels nous interagissons.
Ce point de départ, nous avisa-t-il, permet de faire le pont avec ce qui se passe aujourd’hui, puisque les autorités publiques ont adopté, sans faire une allusion directe et précise à certaines dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne et de la Charte canadienne des droits et libertés, diverses mesures visant à endiguer, au sein de la population, la propagation du virus de la COVID-19 ; autant avancer que les diverses personnes humaines de notre société, en nous incluant bien sûr, sont ainsi interpellées directement dans leurs rapports mutuels, de manière à en modifier la valeur de la proximité. Ces mesures ne suscitent pas l’adhésion unanime et pour cause : les notions de nation, de population, de société, de communauté, voire même de famille et de couple reposent avant tout sur la vie en commun et donc, soi-disant aussi, sur une certaine proximité dont les caractéristiques varient en fonction de l’échelle à laquelle nous nous référons, soit celle publique, soit celle communautaire, soit celle privée, soit celle intime. Si la vaste majorité semble les accepter sans les contester franchement, une minorité, par contre, les défie ouvertement, et ce au nom de leur liberté supposément bafouée. Certaines de ces personnes parlent même de « dictature ». Ont-elles raison ? Exagèrent-elles plutôt ?
L’occasion est-elle alors trop belle pour ne pas s’intéresser à la façon dont interagissent, en cette période trouble pour la santé publique, les notions de politique, de liberté individuelle, de démocratie et de dictature ? En filigrane, notre observateur ahuri nous demandait directement ce qu’implique, dans un système politique qui se dit démocratique, la notion du « Vivre ensemble ».
La mise en cause de la politique en cette période de pandémie
La politique a été analysée par un certain nombre de penseurs proto- ou critico-modernes, Hobbes et Marx notamment, comme une entreprise de diminution ou de restrictions des libertés des personnes — en complément ou en parallèle aux autres penseurs dits pro-modernes qui entrevoyaient aussi la politique comme le principal régulateur de la liberté, surtout pour l’économie capitaliste au départ marchand et le libéralisme jugé nécessaire, en songeant entre autres à Smith, Say et Ricardo. Voilà comment notre observateur nous présenta d’entrée de jeu sa perspective sur la politique et l’État, nous amenant à comprendre que l’action de l’autorité politique était analysée comme l’affirmation d’un pouvoir de domination ici d’un monarque absolu (Hobbes) et là, d’une classe sociale minoritaire dominante et dirigeante bridant ou niant carrément la liberté qui était celle d’une société en guerre (ouverte ou larvée) incapable d’assurer à l’individu des droits et libertés conformes à ses aspirations et à son développement (Marx). Le pouvoir politique, auquel rêvaient ou observaient ces deux grands penseurs, jouait de manière décisive, contre les libertés des individus.
Sur la portée de la lutte politique en faveur de la liberté aux XVIIe et XVIIIe siècles
Le combat en faveur de la liberté a été mené, nous rappela-t-il, en visant la séparation radicale de la politique face à la religion. La liberté au départ c’est la liberté de conscience et également la liberté qui s’étend à la délibération politique via, entre autres choses, la liberté d’association (liberté syndicale, liberté politique, etc.). À cette époque, le combat en faveur de la liberté visait la mise en place d’un pouvoir politique fondé sur le droit et, pour les individus libres, cela impliquait le droit d’avoir une opinion différente du Souverain, de pouvoir l’exprimer en toute quiétude et de confronter ses opinions avec ses semblables. L’opinion ne devait plus être imposée de l’extérieur par un souverain d’origine supposément divine, mais uniquement dictée par la conscience personnelle. La liberté politique, celle des révolutionnaires des XVIIIe, XIXe et XXe siècles était celle de citoyennes et de citoyens qui, à travers la délibération, avaient le droit de participer au débat public et de choisir librement ses représentantEs éluEs.
Démocratie versus dictature ?
Défense des droits et des libertés et attaque contre l’État omnipotent… Ces mouvements du passé perdurent de nos jours et certaines décisions des autorités sociosanitaires, appuyées par les autorités politiques publiques, sont comprises par certaines personnes comme une marque d’excès, une authentique négation de certaines de leurs libertés fondamentales protégées par les Chartes nommées ci-haut. Évidemment, notre observateur ahuri lors de son excursion sur le Plateau Mont-Royal ne le voyait pas ainsi et voici pourquoi.
Petit retour sur Hobbes et Le Léviathan.
De son veston, il soutira un carnet de notes. Une fois la page recherchée bien trouvée, il releva la tête vers nous, nous sourit, puis nous renseigna à peu près comme suit :dans son Léviathan (1651), Hobbes associe la notion de « contrat social » à « pouvoir absolu ». Selon Hobbes, « l’homme est un loup pour l’homme ». Le seul droit qui prévaut à l’état naturel est le droit de nature (le droit du plus fort). L’être humain, toujours selon ce penseur, aspire à se sortir de cet état de guerre permanente de tous contre tous pour accéder à la paix. C’est la crainte de la mort qui conduit les hommes à convenir d’un pacte d’association entre eux. Par ce contrat social, ils renoncent à leurs droits naturels. Ils cèdent leurs droits à un Souverain chargé d’assurer leur défense et leur protection. Le Souverain, qui dispose d’un pouvoir absolu, doit gouverner dans l’intérêt général. En transférant leur droit de nature à un Souverain, les individus obtiennent en retour la sûreté. C’est en se constituant comme un corps politique que la société parvient à échapper, selon Hobbes, à la violence de tous contre tous. L’homme est posé ainsi comme un individu animé par la recherche de ses intérêts égoïstes. Hobbes fait de la conservation de la vie le premier mobile qui anime les conduites humaines. Mais, dans l’état de nature, où les individus sont menacés de mort à tout instant, l’existence est précaire. C’est, selon Hobbes, la protection de son existence qui contraint l’homme à agir pour obtenir la paix.
Ainsi, c’est dans le but d’assurer leur sécurité que les personnes seront amenées à se regrouper en société et à se protéger les unes des autres, d’où cette citation que notre observateur nous lut à voix haute : « Aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre tous. » (Hobbes, (1651). 1983, p. 124). Le seul moyen dont les hommes disposent pour s’empêcher de se nuire est l’aliénation de la liberté naturelle au profit de l’État qui disposera d’un pouvoir absolu. Le pacte social chez Hobbes se double d’un contrat d’aliénation politique.
Notre observateur avait su réveiller notre curiosité, dans la mesure où nous devions nous questionner sur la nature de la liberté que certainEs disent perdre. En effet, de quelle liberté peut-on parler en cette période de pandémie ? De la liberté qui existait supposément à l’état naturel ou de la liberté politique qui est le résultat de la pacification de la société ? Parlons-nous d’une liberté qui résulte de l’addition de choix individuels qui peut faire fi de la délibération politique collective, telle qu’elle s’exprime à travers les représentantEs éluEs et les autorités publiques sanitaires ?
Il ne faut pas gommer ici que durant la Modernité (du XVe siècle au XXe siècle), c’est grâce au combat politique qu’est parvenu à s’imposer petit à petit le règne de la liberté (et non de la servitude), elle, considérée comme fondement de la vie politique au sein d’un certain type de société. Mais, puisque tout n’est pas parfait, le triomphe du libéralisme économique, au XVIIIe siècle, a été accompagné d’une dangereuse dérive : l’individualisme libertaire. Cet individualisme libertaire véhicule l’idée selon laquelle la société civile peut s’organiser de manière spontanée — en songeant bien entendu à l’anarchisme et à ses personnages influents, tels que Bakounine, Proudhon et Stirner ; prenons seulement l’exemple de Proudhon (1846, p. 385-386), lui qui s’oppose à la propriété, autant privée que communautaire ou communiste, alors que cette dernière forme désigne la communauté telle une propriété, puisque : « De tous leurs préjugés inintelligents et rétrogrades, dit Proudhon, celui que les communistes caressent le plus est la dictature. Dictature de l’industrie, dictature du commerce, dictature de la pensée, dictature dans la vie sociale et la vie privée, dictature partout […]. […] [L]’idéal de la communauté est l’absolutisme », mieux vaut donc prêcher le laisser-faire pour atteindre le bonheur. Il faut préciser ici que cette auto-organisation s’effectue à travers un marchandage régulateur qui aboutit à la perte de sens d’un projet collectif rassembleur et fondateur de la société politique démocratique.
Disons encore que même pour un grand libéral, la liberté en commun exige un encadrement pour ne point sombrer dans le désordre, puis inversement, pour éviter les excès d’une autorité prompte au châtiment. John Stuart Mill ((1859). 1990, p. 74) dans De la liberté précisait en ce sens : « […] que les hommes ne soient autorisés, individuellement et collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres. » N’est-ce pas là la demande de la Santé publique, à savoir de limiter les répercussions d’un virus incurable — pour l’instant — en sollicitant toutes et tous à ne point nuire à la santé des autres, et ce, dans un bon vouloir à accepter quelques contraintes jugées présentement temporaires ?
Pour conclure
Notre observateur était fier de sa réflexion et d’avoir pu nous la partager. Pour lui, les rapports entre liberté et politique, démocratie versus dictature ne sont pas simples. Ils s’entrecroisent. Il existe même un clair-obscur entre ces notions. Ceci dit, l’obligation de porter le masque et de garder une distance physique avec autrui, dans certains espaces publics, correspond-elle vraiment, comme le soutiennent diverses personnes qui manifestent pour la levée de cette interdiction, à une mesure qui relève du totalitarisme ou de la dictature ? Bref s’agit-il réellement d’une mesure liberticide incompatible avec la démocratie ?
Loin de nous l’idée de nous substituer à la juge ou au juge qui tranchera ce débat. Pour notre observateur et notre part, ce n’est pas ainsi que nous comprenons la dictature et le totalitarisme ou que nous percevons un déficit de démocratie dans cette mesure qui circonscrit la portée et l’étendue d’un comportement en société en période de pandémie. Nous voyons là une mesure qui vise à protéger ce que nous avons le plus cher : la protection de la vie, la nôtre et celle d’autrui.
En cette période de pandémie et de danger pour la santé et surtout la vie, l’État doit agir en tant qu’agent unificateur de la société. Lors de la prochaine élection générale, il appartiendra à toutes et à tous de juger de l’action des membres de la classe politique. D’ici là, nous avons le droit de critiquer les décisions qui émanent des autorités politiques et sanitaires. Mais ne pas suivre ces directives, les défier ouvertement relève d’un égoïsme libertaire qui fait de certains choix individuels un horizon indépassable. Cela relève d’un nombrilisme létal.
L’intérêt commun exige un effort de réflexion qui va au-delà de ce à quoi nous adhérons spontanément. Ce n’est pas via le règne de l’opinion qu’on se fait sur des questions dont les enjeux nous dépassent que peuvent se définir les règles du Vivre ensemble, en période de pandémie ou non !
Avant de nous quitter, notre observateur déchira une feuille de son carnet et nous la tendit. L’un de nous s’en empara, et rapidement nos yeux rencontrèrent cette citation de Montesquieu ((1748). 1995, p. 325) :
« Il est vrai que, dans les démocraties, le peuple paraît faire ce qu’il veut ; mais la liberté politique ne consiste point à faire ce que l’on veut. Dans un État, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir.
Il faut se mettre dans l’esprit ce que c’est que l’indépendance, et ce que c’est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent ; et si un citoyen pouvait faire ce qu’elles défendent, il n’aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir. »
Yvan Perrier
Guylain Bernier
Post-Scriptum :
Montesquieu a raison d’affirmer que la liberté consiste à faire tout ce que la loi permet et précisons tout ce qu’elle n’interdit pas. Les soussignés s’entendent pour reconnaître finalement que la liberté s’arrête là où nous rencontrons notre responsabilité envers autrui…
Bibliographie
Hobbes, Thomas (1651). 1983. Léviathan. Paris : Sirey. 780 p.
Montesquieu, Charles de Secondat (1748). 1995. De l’esprit des lois, I. Paris : Gallimard. 604 p.
Proudhon, Pierre-Joseph (1846). Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, Tome II. Paris : Guillaumin et cie. 531 p.
Stuart Mill, John (1859). 1990. De la liberté. Paris : Gallimard. 242 p.
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