Édition du 18 juin 2024

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États-Unis

ENTRETIEN

« Le plan Biden veut corriger les inégalités sociales »

Le 22 avril, le président américain s’est engagé à réduire de moitié les émissions de gaz à effet de serre des États-Unis d’ici à 2030. Une promesse qu’il compte tenir grâce à un plan massif d’investissement reposant sur la lutte contre le réchauffement climatique et les inégalités. Décryptage avec David Levaï, chercheur associé à l’Iddri

29 avril 2021 | tiré de mediapart.fr
https://www.mediapart.fr/journal/international/290421/le-plan-biden-veut-corriger-les-inegalites-sociales

Installé à Washington, David Levaï est chercheur associé à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) et ancien négociateur pour la présidence française de la COP21. Il est chercheur invité à la Fondation de l’ONU. Il décrypte le plan massif d’investissement reposant sur la lutte contre le réchauffement climatique et les inégalités, proposé le 22 avril par Joe Biden. Le président états-unien s’est engagé à réduire de moitié les émissions de gaz à effet de serre de son pays d’ici à 2030.

Quels sont les grands principes politiques qui guident le plan Biden ?

David Levaï  : Ce « plan Biden » consiste à investir 2 000 milliards de dollars sur huit ans, soit la durée prévue pour deux mandats démocrates. En termes de budget, s’il est du même ordre de grandeur que le plan de relance économique voté en mars dernier, il s’agit ici d’une vision à plus long terme, qui cible les infrastructures du pays et cherche aussi à travailler la question des inégalités – sociales et raciales.

L’administration Biden a conçu un plan à fois structurel et structurant qui a pour but la transformation de l’économie américaine dans l’optique d’atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050. C’est une approche beaucoup plus transversale et différente de la loi climat européenne, en cours de construction. Ici, la question climatique est intégrée dans un paquet économique plus large au vu de l’état du débat sur l’écologie aux États-Unis. N’oublions pas que le précédent président, Donald Trump, était ouvertement climato-sceptique et que les républicains n’ont toujours pas acté la crise climatique.

Le pari de Joe Biden est un vrai défi avec l’idée de démontrer que, à la suite du Leaders Summit on Climate des 22 et 23 avril derniers, les États-Unis sont de retour chez eux comme à l’international sur la lutte contre le réchauffement climatique.

La crédibilité de l’engagement américain n’a de sens que si, premièrement, il existe une cohérence entre les actions entreprises aujourd’hui et l’objectif de neutralité carbone d’ici à 2050, et si, deuxièmement, le plan d’investissement de 2 000 milliards de dollars est durable, c’est-à-dire non stoppé dans son élan par les républicains. Les élections de mi-mandat, où les démocrates risquent leur majorité dans les deux chambres du Congrès, auront lieu dans deux ans.

En somme, le plan Biden est fondé sur un grand principe politique : investir dans la lutte contre le réchauffement climatique est vertueux pour l’économie et pour l’emploi des Américains.

Si d’ici à quatre ans l’administration Biden opère une reconversion de l’industrie automobile américaine, ou encore parvient à arrêter les subventions publiques aux énergies fossiles, si cela est générateur de croissance et d’emploi, un premier jalon économique solide sera posé et les républicains ne pourront pas rétropédaler comme durant le mandat Trump.

La seule possibilité pour que le combat de Joe Biden pour le climat soit accepté par l’ensemble des Américains, c’est qu’il soit synonyme de croissance, de revenus, d’emploi et de progrès.

Aux États-Unis, les transports représentent un tiers des rejets de gaz à effet de serre. Dans un pays où la voiture est partie intégrante de l’American way of life, comment ce plan s’attelle-t-il à la réduction des émissions du parc automobile ?

L’industrie automobile américaine a intégré le fait qu’il fallait miser sur la voiture électrique, ne serait-ce que pour qu’elle soit compétitive face à ses concurrents européen et asiatique. Le plan prévoit ainsi un total de 174 milliards de dollars pour booster le marché des véhicules électriques.

Nous ne sommes pas non plus dans un changement de paradigme total, mais plutôt dans un premier pas, voire encore dans de l’hésitation. Joe Biden prévoit la construction d’un réseau national de 500 000 stations de recharge d’ici à 2030 alors qu’à la même date l’Allemagne en vise un million et la Chine au moins trois millions. Quant aux fameux bus jaunes de ramassage scolaire, seuls 20 % d’entre eux passeront à l’électrique.

Joe Biden ne vend pas le grand soir mais une transition dans un pays très polarisé sur la question climatique. Ce qu’il met en œuvre sur l’automobile, c’est une transition écologique progressive en pariant que les signaux forts envoyés par l’administration fédérale et le secteur public vont convaincre les investisseurs d’enclencher la décarbonation de l’économie. Financer 20 % d’électrification des bus scolaires, c’est, selon Joe Biden, donner un premier élan pour que le privé prenne le relais.

Le président américain est dans une politique du « juste milieu » pour ne pas effrayer son électorat comme l’industrie tout en assurant ses engagements climatiques. Son plan est en quelque sorte une danse permanente entre volonté politique et crédibilité électorale.

37 % de l’électricité aux États-Unis est produite sans émission de gaz à effet de serre – 20 % par le nucléaire, 17 % via des énergies renouvelables. Comment et quand le plan Biden permettra-t-il d’atteindre une production d’électricité totalement neutre pour le climat ?

Le plan Biden comporte une extension d’avantages fiscaux visant à inciter à la production d’énergies renouvelables, notamment solaire et éolienne. Il mise aussi sur le renforcement du système de gestion de l’intermittence du réseau électrique, qui reste un des gros problèmes pour la production énergétique renouvelable. L’idée est d’anticiper la croissance de la demande en électricité due entre autres à l’accroissement du parc de voitures électriques.

L’objectif de l’administration Biden est d’atteindre un secteur électrique décarboné d’ici à 2035, une date symbolique importante pour assurer que les États-Unis s’orientent bien vers la neutralité carbone en 2050.

Mais au-delà de ces investissements dans les infrastructures, le plan Biden comporte également tout un pan social de soutien aux travailleurs de l’énergie, afin, par exemple, d’accompagner l’industrie charbonnière en déclin.

Le plan apporte un financement aux territoires industriels et aux communautés les plus touchées par cette nécessaire reconversion des firmes fossiles : 16 milliards de dollars sont prévus pour employer des salariés qui perdraient leur travail en raison de cette transition, dans la dépollution de mines abandonnées ou l’obturation de puits gaziers ou pétroliers abandonnés.

C’est un volet important du plan, car nous voyons ici comment l’administration Biden est soucieuse d’une transition juste mais aussi de la justice environnementale. Elle ne veut pas que les populations les plus précaires, les ouvriers des industries fossiles ou encore les chauffeurs routiers, aient sur leurs épaules une charge plus lourde à porter pour réaliser la transition écologique.

Quant à la justice environnementale, le racisme institutionnel aux États-Unis conduit à ce que les populations non blanches soient plus impactées par le changement climatique. Le plan intègre ce besoin de réparation, ce qui le qui rend in fine plus difficile à avaler pour les républicains qui abhorrent l’idée d’un État protecteur.

Des mesures d’encadrement des activités industrielles fossiles sont-elles prévues ?

Joe Biden est très attendu sur sa politique envers les énergies fossiles. Sous le mandat Obama, l’administration était pro-active sur le climat mais en même temps elle a énormément développé les gaz de schiste sur le territoire américain ou encore les terminaux et les capacités d’exportation d’hydrocarbures. Et il existe tout un tas de subventions publiques, d’aides à l’export des énergies carbonées américaines.

Le plan Biden prévoit de supprimer les subventions dont bénéficient les industriels des énergies fossiles. Pour la nouvelle administration, le climat doit être au cœur de toutes ses politiques, intérieures comme extérieures. L’expansionnisme énergétique n’aura par exemple plus cours au sein de la politique étrangère américaine. Par ailleurs, les États-Unis se sont engagés à ne plus appuyer financièrement les projets dans les pays du Sud ayant un impact nocif sur le climat.

Supprimer les soutiens publics au pétrole ou au gaz de schiste ne sera pas aisé mais la tendance mondiale est que, progressivement, de plus en plus de pays retirent leurs subventions publiques des énergies fossiles.

L’industrie pétrolière et ses lobbies feront tout pour résister et faire dérailler le plan Biden en mettant en avant les pertes d’emplois. Et au Congrès, la bataille s’annonce rude : le Sénat est depuis janvier 2021 composé de 50 républicains et 50 démocrates, et le sénateur démocrate Joe Manchin, élu de Virginie-Occidentale – un État charbonnier –, aura du mal à soutenir le plan Biden sans garantie d’emplois pour ses administrés.

Les technologies vertes n’ont pas été délaissées par Joe Biden...

Il prévoit 35 milliards de dollars dans les innovations technologiques telles que l’hydrogène ou le captage de carbone pour les industries de l’acier ou du ciment par exemple.

Il a même invité Bill Gates au Leaders Summit on Climate. L’objectif est d’utiliser ces technologies de pointe, pas encore mobilisables à large échelle, pour effectuer les derniers kilomètres nécessaires à la transition, c’est-à-dire pour agir sur les secteurs les plus difficiles à décarboner.

L’investissement dans l’innovation de pointe est relativement faible par rapport à l’investissement massif dans les solutions déjà bien établies – rénovation des logements, véhicules électriques, énergies renouvelables, etc. Nous sommes donc plutôt face à une réponse classique de la pensée économique américaine où l’on injecte de l’argent public dans l’économie en espérant créer un effet levier sur l’investissement privé.

Biden prévoit-il de taxer les entreprises pour financer son plan ? Pourquoi aucune taxe carbone n’est-elle à l’ordre du jour ?

Joe Biden veut augmenter les impôts sur les entreprises de 21 % à 28 % pour financer ses 2 000 milliards d’investissement. L’objectif est de revenir à la taxation qui prévalait avant la mandature Trump et de limiter les niches fiscales des firmes polluantes.

La question de la taxation des entreprises est éminemment politique. Les démocrates veulent apparaître comme fiscalement crédibles. Sous Clinton comme sous Obama, cette rigueur budgétaire a en partie limité l’investissement public.

Aujourd’hui, le Covid « aidant », la relance de type keynésienne est mieux appréhendée par les démocrates, qui avancent l’idée du pay for itsef : on voit moins mal le fait d’accroître son déficit puisque plus tard on a aura un retour bénéfique sur ces investissements.

Taxer le carbone pour financer le plan Biden n’est plus effectivement à l’ordre du jour. Pour l’aile gauche des démocrates, à l’instar d’Alexandria Ocasio-Cortez, la taxe carbone est un concept purement néo-libéral.

Le principe du pollueur-payeur ancre l’idée que, si vous avez les moyens financiers, vous pouvez vous octroyer le droit de polluer autant que vous pouvez. D’autant plus que les pollueurs impactent majoritairement les zones rurales ou urbaines les plus défavorisées ainsi que les communautés non blanches.

En somme, entre la gauche de la gauche et les républicains qui sont idéologiquement contre, il n’existe pas, à l’heure actuelle, d’espace politique pour la taxe carbone aux États-Unis.

Sur les 2 000 milliards de dollars, 400 seront consacrés aux logements et à la santé de populations les plus vulnérables, comme les personnes âgées ou en situation de handicap...

Le plan Biden a été conçu comme un vecteur de correction des inégalités sociales pour être mieux accepté par l’ensemble de la population américaine.

Joe Biden utilise beaucoup ce terme très marketing d’« opportunité » pour parler de création d’emplois et de justice sociale, mais c’est pour qu’en ville comme en campagne, dans l’industrie lourde comme dans les services, pour ceux qui utilisent la voiture individuelle comme ceux qui se déplacent en transports publics, tous partagent la même nécessité de vivre dans un pays décarboné.

Si les travailleurs américains syndiqués ont l’impression d’être victimes de cette transition écologique, ils seront vent debout contre le plan Biden et voteront dès lors républicain. La communauté noire attend aussi beaucoup Joe Biden sur les inégalités, donc le plan ne peut faire l’impasse sur cette question. C’est en ce sens que 213 milliards iront au développement de logements accessibles ou que 137 milliards seront attribués aux crèches et aux écoles publiques.

L’administration Biden aura-t-elle les coudées franches pour appliquer ce plan d’investissement ?

La situation politique américaine actuelle est intéressante, car la pression de l’aile gauche démocrate a fait que ce plan-là existe aujourd’hui.

Il y a encore un an et demi, personne n’aurait imaginé que Joe Biden soit présenté comme un « nouveau Roosevelt ». Cela est dû à la forte mobilisation de toute une nouvelle génération militante qui s’est construite sur le terrain et qui a donné naissance à des figures comme Alexandria Ocasio-Cortez.

Cette génération a su instaurer un rapport de force jusqu’à pouvoir participer à la construction du programme présidentiel. Dans ce dernier, le premier sujet à l’ordre du jour était la question climatique, et John Kerry comme Bernie Sanders ont participé à la rédaction de ce volet.

Cette aile plus à gauche a vu que ses efforts étaient payants, donc elle va continuer à jouer de cette pression politique, car elle sait que du côté de l’administration Biden il y aura du répondant sur le climat, comme sur le racisme systémique ou l’éducation par ailleurs.

En termes d’ambition climatique, selon les estimations, le plan Biden prévoit de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 50 à 52 % d’ici à 2030 par rapport à 2005, alors que les experts estiment qu’il faudrait les réduire de 57 à 63 % afin d’être sur une trajectoire solide vers la neutralité carbone.

L’aile gauche des démocrates exercera donc une pression sur l’administration non pas sur la direction du plan mais sur sa vitesse d’avancement et la profondeur des transformations qu’il propose.

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