Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Nucléaire

La dernière « intox » de l’industrie atomique

Le nucléaire, une énergie propre et sûre !!!

À propos de Frédéric Marillier, EPR. L’impasse nucléaire

Du 7 au 18 décembre prochain se tiendra à Copenhague, au Danemark, la conférence annuelle des Nations unies sur le changement climatique. Cette conférence sera cette année d’une importance particulière : elle devrait être l’occasion de la signature d’accords déterminants pour la définition d’une stratégie internationale de lutte contre le réchauffement climatique.

Elle pourrait bien être aussi l’occasion pour les représentants de commerce de l’industrie nucléaire, au premier rang desquels le président français, Nicolas Sarkozy, de vendre cette énergie comme une solution, sinon la solution, à l’impératif de réduction des émissions de CO2. L’urgence de limiter le changement climatique aura ainsi eu pour effet de permettre de recycler le nucléaire en énergie « propre ».

La lecture d’EPR. L’impasse nucléaire de Frédéric Marillier, publié au printemps 2008 par les éditions Syllepse, est un remède efficace à cette tentative d’intoxication. Marillier, ingénieur diplômé en génie de l’environnement, spécialiste des problèmes liés au nucléaire (sûreté, déchets, retraitement), a rejoint Greenpeace en 2001 comme chargé de campagne Énergie, après un passage au sein de l’association des Amis de la Terre.

Il déploie dans son livre, avec un art consommé, une argumentation systématique, en faisceau, reprenant point par point tous les aspects du dossier EPR (European pressurized reactor, ou réacteur pressurisé européen) ; il réduit à néant les uns après les autres chacun des boniments que les promoteurs de l’EPR ont tenté d’imposer comme des faits dans le débat public ; il met en valeur le réalisme et l’intérêt des scénarios alternatifs existants, notamment celui préconisé par l’association Négawatt, qui permettrait, en mettant l’accent sur l’efficacité et la sobriété énergétiques, donc non seulement sur le développement d’énergies renouvelables mais aussi sur la limitation de notre consommation d’énergie, de réduire par quatre les émissions de gaz à effet de serre de la France tout en permettant l’arrêt de l’ensemble des centrales nucléaires d’ici 2030.

D’un point de vue argumentatif, la force de la rhétorique d’EPR. L’impasse nucléaire réside non seulement dans l’implacable systématicité du démontage des arguments de la partie adverse, à savoir le lobby nucléaire français, mais aussi peut-être dans la capacité à parler, dans une certaine mesure, le même langage que lui ou, du moins, le même langage que les « décideurs » gouvernementaux et étatiques, à répondre point par point à chacun de leurs arguments en se plaçant sur le même terrain qu’eux : du point de vue d’une gestion gouvernementale « rationnelle » et orientée par l’intérêt général – que les objectifs des « décideurs » soient la réduction des émissions de CO2, le maintien ou la création d’emplois, le développement industriel et commercial de la France, son indépendance énergétique, la maîtrise et l’efficacité des dépenses publiques ou la lutte contre la prolifération nucléaire à l’échelle mondiale –, l’EPR apparaît comme la pire des solutions.

« Mais qu’est-ce donc que l’EPR ? » se demandera le lecteur qui aurait manqué quelques épisodes de la sombre histoire du nucléaire en France et dans le monde. Un réacteur dit « évolutionnaire » – ne reposant pas sur un saut technologique, mais sur une série d’améliorations (bien qu’il soit vendu par ses promoteurs comme de « génération 3 ») –, basé sur une technologie développée il y a une vingtaine d’années – autrement dit, une technologie qui, à l’échelle de l’histoire de l’industrie nucléaire, est déjà ancienne – et caractérisé par sa puissance supérieure, de 1500 à 1750 mégawatts ; un réacteur alimenté en MOX (combustible composé d’uranium naturel appauvri et de plutonium produit dans le coeur des centrales nucléaires et retraité) ; un réacteur doté d’un « core catcher » en céramique (« un receveur de coeur ») et de bassins d’eau censés pouvoir accueillir et refroidir le coeur en fusion qui aurait transpercé la cuve d’un réacteur lors d’un accident. Ces caractéristiques permettent à Areva, le géant français du nucléaire, de prétendre que l’EPR est une technologie à la fois exceptionnellement rentable (du fait de sa puissance) et d’une sûreté sans équivalent (grâce au core catcher).

Frédéric Marillier, à l’encontre des partisans de l’EPR, affirme que ce réacteur ne dissout aucune des objections dirimantes opposées à l’usage du nucléaire, et aggrave même une partie des problèmes posés : risques d’accident majeur, problème du traitement des déchets, risques de prolifération du nucléaire militaire, mais aussi pollution des fleuves et des mers, dangers liés au transport des matériaux et des déchets, pollution engendrée par les mines d’uranium et problèmes de radioprotection des travailleurs.

Reprenons les principaux arguments qu’il développe :

S’agissant de la sûreté du réacteur : 1) l’EPR est prévu pour durer soixante ans, soit davantage que les anciennes centrales, mais cette prévision semble plus justifiée par des impératifs de rentabilité que par des caractéristiques techniques innovantes de la cuve, et ce d’autant plus, précise Marillier, que « les taux de combustion plus élevés et le recours au combustible MOX vont accroître le bombardement et les contraintes sur la cuve » ; 2) en cas d’accident majeur, le core catcher et ses bassins de refroidissement pourraient s’avérer incapables d’accueillir le coeur et de permettre son refroidissement, et au contraire provoquer de violentes explosions de vapeur susceptibles de détruire l’enceinte de confinement ; 3) les taux de combustion étant plus élevés et les combustibles irradiés étant plus radioactifs, l’impact d’un accident serait plus important qu’avec un autre type de réacteur ; 4) les éléments techniques disponibles, après la publication d’un document classé « confidentiel défense » issu d’EDF, vont à l’encontre de l’affirmation de la PDG d’Areva, Anne Lauvergeon, selon laquelle l’enceinte de confinement du réacteur résisterait à la chute d’un avion de ligne.

S’agissant de la rentabilité du réacteur : 1) le parc nucléaire français étant déjà en surcapacité et étant relativement « jeune », l’installation de réacteurs supplémentaires ne saurait se justifier, dans tous les cas, avant 2023 ; 2) pour la même raison (surcapacité du parc nucléaire français), le taux de disponibilité de 90% prévu (taux de fonctionnement en dehors des arrêts liés aux opérations de maintenance), nécessaire à la rentabilité du réacteur, apparaît irréaliste ; 3) les marchés existants étant incertains et limités, et la technologie de l’EPR étant peu adaptée aux réseaux électriques de nombreux pays (dépourvus des infrastructures permettant d’absorber une quantité d’électricité aussi importante que celle produite par un EPR), on voit mal comment une construction en série, qui permettrait de réduire les coûts, serait possible ; 4) les chantiers de construction du réacteur déjà engagés (en France, à Flamanville, et en Finlande, à Olkiluoto) ont connu des retards et fait apparaître des défauts techniques et des surcoûts considérables, qui rendent caduques les calculs sur lesquels reposait l’évaluation de la rentabilité de l’EPR.

S’agissant de l’emploi, du développement industriel et de l’indépendance énergétique : 1) Frédéric Marillier rappelle que, à investissement équivalent, la productivité des énergies alternatives est supérieure au nucléaire et que les retombées en termes d’emploi sont significativement plus importantes ; 2) la France, parce que l’industrie nucléaire accapare toutes les ressources, est en train de passer à côté de l’opportunité de développer les énergies renouvelables, à fort potentiel d’exportation, alors même que, depuis 2001, la totalité de l’uranium consommé par les centrales françaises est importée (et que les réserves mondiales d’uranium sont estimées, si la consommation actuelle est maintenue, à soixante ans).

S’agissant de la prolifération : l’EPR repose sur l’utilisation de plutonium (un des composants du MOX) ; or celui-ci peut être utilisé à des fins militaires (contrairement à ce qu’Areva a suggéré), de sorte que le développement de l’EPR et les efforts pour l’exporter accroissent grandement les risques de prolifération nucléaire militaire.

S’agissant du réchauffement climatique : 1) Si la production d’électricité émet peu de gaz à effet de serre, l’électricité ne peut se substituer, pour beaucoup d’usages cruciaux (comme les transports), aux énergies fossiles, de sorte qu’elle n’est pas une alternative) ; 2) l’EPR va s’ajouter à un parc nucléaire en forte surcapacité par rapport à la demande en électricité de base ; 3) la construction de l’EPR pourrait même rendre nécessaire la mise en service d’installations émettrices de CO2 pour satisfaire les besoins de pointe (les centrales nucléaires ne pouvant être mises en route rapidement sans danger pour satisfaire ces besoins supplémentaires par rapport à la consommation de base) ; 4) les contraintes lourdes liées à la construction des centrales rendent cette technologie inadaptée à une situation qui exige une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre dans les vingt prochaines années. Et Frédéric Manillier de conclure son développement sur ce point : « Face à la crise climatique, le pari nucléaire est donc un pari extrêmement risqué, avec un gain potentiel faible, voire négatif tant il accapare des ressources au détriment des vraies solutions. Si l’urgence climatique est là, des solutions existent sans tenter le diable nucléaire. Des solutions qui de plus ont bien des avantages par rapport à l’option atomique. » (p. 85)

En répondant point par point aux arguments avancés par le lobby nucléaire, ce livre fournit une utile contre-expertise. Il permet non seulement de se faire une idée précise des enjeux et des termes de « la bataille de l’EPR », mais aussi, plus généralement, des questions soulevées par le recours à l’énergie nucléaire.

On pourra cependant s’interroger sur la stratégie qui consiste à combattre surtout l’adversaire sur son propre terrain, en ne s’autorisant pas à remettre explicitement en question les valeurs et les fins qu’il prétend défendre, comme la « croissance » ou encore la recherche de « l’indépendance nationale ».

On comprend que se manifeste là un souci d’efficacité rhétorique, mais il n’est pas certain que, même de ce point de vue, cette stratégie s’impose : à des arguments techniques, on peut toujours en opposer d’autres, aussi spécieux ou mensongers soient-ils. Il n’en va pas de même dès lors qu’on aborde la question comme une question avant tout politique, et qu’on énonce le fait que l’énergie nucléaire est fondamentalement antidémocratique.

On voit bien pointer cette dimension, en particulier dans les derniers chapitres qui évoquent, à partir du cas de la Finlande et de la France, la façon dont l’opinion publique a été manipulée sous la pression d’un lobby et d’une technocratie qui entretiennent le secret et le mensonge. Mais il ne devrait pas s’agir simplement pour nous de critiquer la gestion opaque du « dossier du nucléaire » : le nucléaire est en effet davantage qu’une technologie excessivement dangereuse et ruineuse ; il n’est tout simplement pas susceptible d’être géré et contrôlé démocratiquement ; il est une forme de pouvoir essentiellement antidémocratique.

C’est qu’il est en effet impossible – étant donné ses coûts et ses dangers – de choisir le nucléaire en connaissance de cause, dans le cadre d’un processus démocratique éclairé « idéal » : le nucléaire ne peut qu’être imposé. C’est aussi qu’il s’agit avec l’énergie nucléaire, de l’énergie la moins susceptible de faire l’objet d’un contrôle collectif et local, en raison de ses coûts, de son hypertechnicité et de la bureaucratie qu’elle implique.

Le nucléaire est ainsi par excellence ce qu’André Gorz appelait après Ivan Illitch une « mégamachine » qui, par sa technicité et la complexité de l’organisation qu’elle suppose, dépossède les individus et rend toute maîtrise collective impossible.

* Jérôme Vidal est traducteur, éditeur et fondateur d’éditions Amsterdam. Il a publié Lire et penser ensemble. Sur l’avenir de l’édition indépendante et la publicité de la pensée critique et La Fabrique de l’impuissance. La gauche, les intellectuels et le libéralisme sécuritaire.

Jérôme Vidal

Fondateur des Éditions Amsterdam

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