25 janvier 2021 | tiré de Ricochet.media | Photo : Hasan Almasi
Selon Lisée, l’islamophobie ne sévit tout simplement pas au Québec. Il voit donc ces nominations au gouvernement fédéral, à la CBC et à la Ville de Montréal non pas comme des gestes visant à contrer l’islamophobie ou à rétablir un certain équilibre, mais bien plutôt comme des façons de promouvoir « l’islam et leurs idées ». Il voit de la promotion là où il n’y a que de l’ouverture pour corriger les torts subis.
L’islamophobie n’existe pas ?
Pour Lisée, l’islamophobie n’existe tout simplement pas. Il écrit : « Comme plusieurs critiques du concept d’islamophobie, je souligne qu’il est utilisé, en particulier par les tyrans iraniens et saoudiens, pour étouffer toute critique de l’Islam, jugée blasphématoire ». Et pourtant, à l’échelle mondiale, la haine de l’islam n’a cessé de croître depuis le début du XXIe siècle.
Nous n’assistons pas seulement aux agressions d’Israël contre le peuple palestinien ou à celles des États-Unis en Afghanistan, en Irak, en Lybie, en Somalie, en Syrie et plus récemment au Yémen. La haine des musulmans se propage aussi un peu partout dans le monde : si vers la fin du siècle précédent on a assisté à la souffrance des Tchétchènes en Russie et à celle des Kosovars en Serbie, on constate maintenant la même chose au sujet des Ouïghours en Chine, des Rohingyas au Myanmar ou de la minorité musulmane du Cachemire face à l’Inde.
Pendant son mandat à la présidence, Donald Trump a interdit aux ressortissants de sept pays musulmans le droit de séjourner aux États-Unis. Pour sa part, la France n’a eu de cesse de dénoncer le « communautarisme » et, depuis peu, le « séparatisme » et les « islamo-gauchistes ».
L’islamophobie est sans doute présente à différents degrés dans différents pays, mais le Québec n’est pas un microclimat. Nous ne sommes pas à l’abri d’attentats islamistes internationaux, mais nous ne sommes pas non plus à l’abri de l’islamophobie.
Combattre le racisme à la Ville de Montréal
Lisée vante certes « la capacité de notre société à intégrer, y compris dans des postes de grande responsabilité, des personnes qui ont des qualités et un parcours méritoire et qui sont issues d’une minorité religieuse », mais du même souffle, il s’empresse de soulever des questions qu’il juge légitimes au sujet de ces mêmes nominations.
S’agissant de la nomination de Bochra Manaï comme commissaire chargée d’endiguer le racisme à Montréal, Lisée lui reproche en termes à peine voilés d’avoir critiqué la loi 21 adoptée sous le bâillon par le gouvernement de la Coalition Avenir Québec le 4 juin 2019. C’est pourtant dans le contexte général d’une islamophobie qu’il faut se placer pour bien comprendre ce qui a pu au moins en partie motiver l’adhésion de nombreux Québécois au projet de loi 60 du Parti Québécois. De la même manière, Lisée devrait être davantage sensible au fait que la loi 21 n’aurait jamais recueilli un appui populaire majoritaire sans l’islamophobie entretenue par bon nombre de nos concitoyens.
Sous le couvert de principes généraux se réclamant de la laïcité, cette loi a pu être adoptée à cause de la volonté partagée par de nombreux Québécois d’interdire le port du foulard islamique aux employées musulmanes oeuvrant dans certains secteurs de la fonction publique. Plusieurs ont certes appuyé la loi 21 pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’islamophobie, mais c’est quand même le cas pour une masse critique importante au sein de la population.
Or, cet appui problématique à la loi 21 ne pose pas de problème à Jean-François Lisée. Le problème n’est pas non plus de crier devant une foule partisane « Le foulard ça suffit ! » ou de craindre la présence possible d’AK-47 sous les tchadors. Non, le problème, ce serait la position de Bochra Manaï à l’égard de la loi 21.
L’intolérance à l’égard de l’islam
Si on rejette l’existence de l’islamophobie comme toile de fond à partir de laquelle se déploient les débats au Québec depuis une vingtaine d’années, on n’apercevra pas l’intolérance que la loi 21 manifeste à l’égard de la diversité des façons de vivre la religion. En plus de pouvoir la vivre en privé ou en association, on peut aussi vouloir la vivre sous la forme de pratiques communautaires.
L’expérience historique de l’oppression catholique a conduit bon nombre de Québécois à vouloir reléguer la religion à la sphère privée. Pour plusieurs, vivre sa religion en communauté dans des pratiques telles que le Ramadan, la prière en direction de la Mecque ou le port du foulard équivaut à se soumettre à une autorité ecclésiastique hiérarchique, étouffante et oppressante. Lisée ne répète pas intégralement le mantra français contre le « communautarisme », mais il trouve quand même suspect les liens passés entre Bochra Manaï et un « lobby communautaire ». Pour lui, les personnes qui portent le foulard ne sont pas seulement des personnes pratiquantes ; il juge que leur pratique est « orthodoxe ».
Lisée voudrait voir les femmes musulmanes se départir du foulard qu’elles portent lorsqu’elles travaillent dans certains secteurs de la fonction publique. C’est selon lui une forme de « résistance » que de n’être pas une musulmane pratiquante. Il ne voit pas que le port du foulard peut faire partie de leur identité. On y a déjà fait allusion plus haut : le lien que d’aucuns font entre l’islam et l’identité personnelle des musulmans n’est selon lui qu’un stratagème visant à neutraliser toute critique de l’Islam.
Lisée est bien entendu libre de formuler des critiques à l’égard de l’islam, mais nous sommes, nous aussi, libres de lui reprocher de ne pas voir que, par le port de tels signes, plusieurs musulmanes pratiquent leur religion sur un mode communautaire et qu’en plus, elles ont le droit de le faire.
Il présente le retrait du signe religieux chez certains employés de l’État comme une marque de respect à l’égard des opinions contraires. On pourrait à l’opposé penser que le respect exige la capacité de respecter les différences manifestées. Loin d’être respectueuse, sa position trahit une intolérance à l’égard d’une autre façon de pratiquer la religion. La discrétion qu’il promeut et que la loi 21 cherche à imposer n’est pas le reflet d’un respect affiché à l’égard d’autrui, car elle est irrespectueuse à l’égard de ceux qui vivent leur religion en communauté. En ce sens, exiger de ne pas être exposé à la religion d’autrui constitue une demande d’accommodement qui, à sa face même, est clairement déraisonnable.
On peut très certainement critiquer l’islam même si cette religion fait partie de l’identité des musulmans. Le problème surgit toutefois lorsque l’on choisit en plus d’adopter des lois visant à interdire aux femmes musulmanes québécoises de porter le foulard. Les musulmanes d’Afghanistan, d’Iran ou d’Arabie saoudite à qui les autorités politiques imposent le foulard veulent tout simplement être libres de le porter ou non. On ne s’affranchit donc pas complètement du patriarcat si, ici comme en France et dans certains autres pays d’Europe, on croit opportun de leur faire subir une autre imposition, celle de ne pas le porter.
La loi 21 viole le principe de la neutralité étatique, car elle autorise l’État à se prononcer sur la bonne façon de pratiquer la religion. L’État n’a pourtant pas à imposer aux citoyens une façon particulière de vivre la religion. Il n’a pas à se mêler de ce débat de société. C’est un débat qui concerne la sécularisation des citoyens et cela n’a rien à voir avec la laïcité de l’État.
La méconnaissance de l’expérience religieuse
Lisée semble aussi ne pas apercevoir la confusion qui consiste à comparer la foi religieuse manifestée avec l’expression d’opinions politiques. S’appuyant sur l’idée que l’affiliation à un parti politique se réduit au fait d’adhérer à un certain nombre de propositions politiques, il estime que, de la même manière, la foi religieuse n’est rien de plus que l’adhésion à des propositions théologiques. Et puisqu’on interdit aux employés de l’État de manifester leurs opinions politiques, on doit avoir le droit d’exiger la même chose des Musulmans. Ils doivent ne pas manifester leur foi religieuse.
Lisée ne voit pas qu’en séparant la croyance du croyant, il perd aussi de vue le fait que la religion a depuis des millénaires eu une portée identitaire. Ici, le problème n’est pas seulement l’intolérance, c’est aussi de l’ignorance.
La foi religieuse engage l’être même de la personne humaine. Elle ne se réduit donc pas à la simple acceptation sélective de certains objets de croyance. On n’entre pas dans une église, une mosquée ou une synagogue comme on entre dans une cafétéria !
Un amalgame injustifié ?
Si on ne saisit pas bien la présence de l’islamophobie au sein de notre société, il y a fort à parier que toute référence à ce phénomène au Québec sera perçue comme une accusation visant l’ensemble des Québécois. Ainsi, Lisée considère que Bochra Manaï procède à un « amalgame odieux entre un seul criminel et tout le Québec » quand elle affirme que « le Québec est devenu une référence pour les suprémacistes extrémistes du monde entier », en réaction au terroriste néozélandais qui citait en exemple le meurtre barbare commis par Alexandre Bissonnette le 29 janvier 2017, tuant six musulmans en train de prier à la grande Mosquée de Québec.
Cette interprétation des propos de Madame Manaï est erronée. Il n’y a pas d’amalgame dans ce qu’elle dit. Cette erreur de Lisée est cependant fort révélatrice. De la même manière que le meurtre de 14 femmes par Marc Lépine le 6 décembre 1989 était perçu par plusieurs au début comme le geste démentiel d’un fou isolé, c’est aussi de cette façon que Lisée voudrait que l’on interprète le geste insensé de Bissonnette. On n’a pas vu au départ que le crime du premier était une illustration particulièrement violente d’un backlash sociétal à l’égard du féminisme. De la même manière, Lisée ne voit pas dans le geste du second une illustration particulièrement violente d’un backlash sociétal à l’égard de l’Islam.
S’il y a un amalgame, c’est Lisée qui le commet en assimilant la critique d’un crime manifestant de l’islamophobie présente au Québec, à une critique visant l’ensemble des Québécois.
On devrait pourtant être capable de comprendre comment le Québec entier doit se sentir concerné lorsqu’un terroriste étranger prend Bissonnette comme modèle. S’inquiéter de cela comme le fait Mme Manaï, ce n’est pas affirmer que les Québécois sont tous islamophobes. C’est s’inquiéter de la présence de l’islamophobie sur notre territoire. Si Lisée se plait à confondre les deux critiques, c’est parce que cet amalgame simpliste sert très bien son agenda politique.
On peut d’ailleurs dire que Lisée est en train de devenir un maître de l’amalgame. Si vous défendez en tant que porte-parole le point de vue d’une organisation sur un sujet particulier, vous êtes alors, selon lui, soupçonné d’être d’accord avec l’ensemble des points de vue exprimés historiquement par les membres de cette organisation. Mais alors, Monsieur Lisée, puisque vous avez été le chef du Parti Québécois, êtes-vous d’accord avec tous les propos tenus par les candidats qui se sont présentés aux élections sous la bannière péquiste ?
Une fausse impartialité exigée
Quand on admet l’islamophobie, on trouve judicieux d’embaucher une personne qui est sensible à la discrimination systémique. Exiger que la personne embauchée distribue les torts également, c’est une autre façon de nier l’islamophobie. Cela ressemble à la position de ceux qui exigent que l’on répartisse les torts également entre le racisme dirigé contre les personnes de couleur et le racisme dirigé contre les personnes blanches.
Le racisme systémique met en cause des rapports de pouvoirs d’une majorité sur des minorités. Il peut y avoir de part et d’autre des personnes racistes, mais il n’y a pas de racisme systémique anti-Blanc.
De la même manière, il peut y avoir des personnes musulmanes racistes au Québec qui détestent la majorité, mais il n’y a pas de racisme systémique venant de la minorité arabo-musulmane. Renvoyer les uns et les autres dos à dos revient donc à nier l’islamophobie. Je suppose cependant que cela est difficile à comprendre quand on estime comme Lisée que nous avons assez écouté les minorités et que le temps est venu de faire entendre le Nous de la majorité.
La loi 21 est-elle raciste ?
J’ai écrit ailleurs que le projet de loi 60 du PQ était « catholaïque ». C’est encore vrai de la loi 21. Alors que la majorité francophone blanche issue de l’expérience historique d’un catholicisme étouffant et oppressant en est venue à faire de la religion une chose qui concerne la vie privée, certains membres des minorités, juive, sikhe ou musulmane, vivent au contraire leur expérience religieuse en communauté.
Les Québécois ont-ils, tous, la maturité de comprendre cela ? Après tout, le Canada français a pendant longtemps défini son identité collective en référence au catholicisme. Pourquoi alors ne pas accepter l’identité religieuse de certains groupes minoritaires musulmans, sachant qu’ils sont en plus très souvent minoritaires au sein de la minorité maghrébine du Québec ? Les accessoires vestimentaires religieux n’ont pas pour plusieurs d’entre eux un caractère accessoire, car ils sont des marqueurs identitaires d’appartenance religieuse communautaire.
L’expérience historique majoritaire des citoyens d’origine catholique est en grande partie à l’origine de la crispation identitaire contre la minorité arabo-musulmane. C’est en ce sens que l’on peut décrire la loi 21 comme une manifestation de catholaïcité.
Si le projet de loi 60 n’est pas dans son libellé même de facture islamophobe, les argumentaires déployés par certaines personnes favorables au projet de loi 60 allaient plus loin et prenaient les allures de propos pouvant inciter des réactions islamophobes. Le ministre Bernard Drainville affirmait qu’il fallait choisir entre son projet de loi et l’intégrisme. Djemilla Benhabib annonçait l’arrivée de l’islam politique. Philippe Magnan, alias Poste de veille, mettait en garde contre la propagation de la charia. Louise Mailloux voyait dans la taxe sur les produits halal une somme détournée servant à financer l’islamisme politique. Fatima Houda-Pépin voyait les mosquées du Québec comme des lieux de propagande salafiste financés par l’Arabie saoudite. Christian Rioux n’y voyait rien de moins que le choc des civilisations. Avec les propos qu’il tient depuis quelque temps, Jean-François Lisée a rejoint leurs rangs.
Le projet de loi 60 et les argumentaires entendus pour le justifier ou le légitimer ont créé un terreau fertile à l’apparition d’interventions carrément racistes sur les réseaux sociaux. S’en est suivie aussi l’émergence de groupuscules d’extrême droite et l’augmentation de crimes haineux dirigés vers la minorité arabo-musulmane du Québec, aboutissant enfin au meurtre crapuleux commis à la mosquée de Québec.
Encore une fois, la comparaison avec le sexisme peut être utile. Les actes de violence conjugale, les viols, les agressions verbales ou physiques et les abus de pouvoirs ne sortent pas de nulle part. Ils ne sont pas des actes isolés. Ils proviennent d’une société patriarcale et de sa culture du viol.
De la même manière, les gestes racistes, les agressions physiques ou verbales et les meurtres commis contre des musulmans ne sont pas que des gestes isolés posés par des individus. Ils ont comme terreau fertile des lois, des institutions et des mœurs qui, sans être ouvertement racistes, procèdent quand même d’un environnement culturel qui lui est favorable.
Conclusion
Le déni de l’islamophobie va de pair avec un aveuglement à l’égard de présupposés que l’on choisit de ne jamais questionner. On regarde la paille dans l’œil de l’autre pour ne pas voir la poutre se trouvant dans le sien. On détourne le regard pour ne pas apercevoir l’éléphant qui se trouve dans la pièce. Aussi, si certains s’en prennent à des nominations qu’ils jugent douteuses, c’est pour ne pas procéder à un examen de conscience critique sociétal qui mettrait au jour les multiples dimensions de la ségrégation visant la minorité arabo-musulmane du Québec.
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