Édition du 17 décembre 2024

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Israël - Palestine

Le Hamas dans le mouvement national palestinien : une mise en perspective historique

Dans cet entretien, Tareq Baconi analyse les origines, la stratégie et l’évolution du Hamas qui ont conduit à l’attaque du 7 octobre. Son hypothèse est qu’il s’agit d’une réaction à la stratégie israélienne d’endiguement du mouvement et de confinement de son action à la gouvernance de la bande de Gaza, dans des conditions de plus en plus dégradées.

Tiré de Contretemps
23 novembre 2023

Par Tareq Baconi et Daniel Denvir

Mise en œuvre depuis 2007, cette stratégie s’était pourtant révélée efficace en permettant une forme de coexistence avec l’État colonial dans le cadre d’une conflictualité asymétrique mais relativement contrôlée. L’explosion du 7 octobre a révélé qu’elle était à terme insoutenable à la fois pour le Hamas et pour la population palestinienne enfermée dans cette bande de terre devenue prison à ciel ouvert.

Tareq Baconi est président du centre d’études transnational palestinien indépendant Al Shakaba, basé en Californie. Spécialiste internationalement reconnu du Hamas, il est l’auteur de Hamas Contained : The Rise and Pacification of Palestinian Resistance (L’endiguement du Hamas : l’ascension et la pacification de la résistance palestinienne), publié chez Stanford University Press en 2018. Ses articles sont publiés dans la London Review of Books, la New York Review of Books, le Washington Post et Jacobin.

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LE MOMENT DE FONDATION DU HAMAS

Daniel Denvir – Commençons cette histoire par son début. Le Hamas a été fondé en décembre 1987, dans le camp de réfugié.es d’Al-Shati à Gaza, au moment où les soulèvements massifs de la première Intifada palestinienne battaient leur plein. C’était vingt ans après la première occupation par Israël de Gaza, de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie et près de quarante ans après la fondation de l’Etat d’Israël par des colons juifs, en 1948, lorsque la Nakba (« catastrophe » en arabe, en référence à l’exil forcé des populations palestiniennes) avait entraîné l’expulsion de centaines de milliers de Palestinien.nes au-delà des frontières de ce qui est devenu l’État juif. Qu’est-ce qui a motivé les fondateurs du Hamas à créer cette nouvelle organisation à ce moment précis ? Pourquoi pensaient-ils alors qu’une organisation de résistance islamiste était nécessaire pour poursuivre la lutte ?

Tareq Baconi – Le Hamas est né à un moment précis, qui faisait suite à une dizaine d’années de réflexion interne parmi ceux qui en sont devenus les dirigeants. Pour replacer ce moment de 1987 dans son contexte plus large, il faut remonter à avant la Nakba, lorsque les Frères musulmans, fondés en Égypte en 1928, ont ouvert des branches en Palestine, qui ont opéré tout au long des années 1940, puis des années 1950 et des années 1960.

L’idéologie des Frères musulmans, axée sur l’islamisation, est bien particulière ; elle consiste en tout premier lieu à promouvoir la création d’une société vertueuse, fondée sur l’islam et qui en respecte les valeurs morales. En Palestine, l’organisation a ainsi d’abord défendu l’idée selon laquelle la voie de la libération nationale passait par la création d’une société vertueuse et morale – en somme, l’idée qu’au lieu de résister ouvertement à la force d’occupation, il fallait se concentrer sur l’islamisation. Dans cette veine, les Frères musulmans ont investi beaucoup de temps et de ressources dans le développement d’infrastructures pour l’éducation, de fondations caritatives, de centres de soins de santé et d’autres formes d’aide sociale fondées sur les valeurs islamiques.

Puis, au cours des années 1980, un changement s’est opéré. Les Palestinien.nes sous occupation – c’est-à-dire les résident.es de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de la bande de Gaza – ont commencé à se mobiliser activement contre les forces d’occupation israéliennes. Dans la bande de Gaza en particulier, un groupe dissident, le Jihad islamique, a pris, en quelque sorte, l’idéologie des Frères musulmans à contrepied. Plutôt que de voir la voie vers la libération dans l’islamisation, ils ont déclaré que le seul moyen d’y parvenir était la résistance, la lutte armée. Ce ne serait qu’une fois la libération obtenue qu’il deviendrait possible de se concentrer sur la production d’une société islamique et vertueuse.

Cette évolution a créé une certaine pression au sein de la section des Frères musulmans agissant dans les territoires palestiniens et les a poussés à réfléchir à des moyens de s’engager plus activement dans la résistance à l’occupation. Ainsi, alors que par le passé ils étaient plutôt consentants voire, à certains égards, ouvertement dépendants des forces d’occupation pour leurs activités de terrain, au cours des années 1980 les Frères musulmans ont commencé à envisager une résistance plus claire à l’occupation.

A mon sens, c’est en 1987 que cette évolution a atteint son point culminant, avec le début de la première Intifada palestinienne, comme vous l’avez souligné. C’était une période de résistance populaire et de désobéissance civile massives. C’est à ce moment- là qu’il est devenu très clair que l’idée de la libération comme un projet de long terme, par la voie de l’islamisation de la société, devait céder la place à quelque chose de plus conflictuel. Au départ, le mouvement pensait se détacher des Frères musulmans afin de créer séparément le Hamas, le Mouvement de résistance nationale islamique. En fin de compte, le Hamas en tant que mouvement a englobé son organisation mère. D’une certaine manière, toute l’infrastructure sociale développée par les Frères musulmans s’est intégrée au Hamas et a participé à sa croissance politique et militaire, et à sa transformation en un mouvement engagé dans la résistance à l’occupation.

Daniel Denvir – Tout au long des années 1950, 1960 et 1970, les Frères musulmans avaient dû naviguer sur une scène politique arabe dominée par des courants radicaux profondément laïques, des courants tels que le nassérisme panarabe ainsi que, chez les Palestiniens plus spécifiquement, le Fatah, fondé en 1959. Je voudrais revenir sur cette période, parce qu’on ne peut pas comprendre la création du Hamas sans saisir la trajectoire suivie par le Fatah et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), que le Fatah dirigeait. Ceci est d’autant plus important que, comme vous le dites, le Hamas a été fondé en réaction et en critique par rapport à ce qu’étaient devenus l’OLP et le Fatah à la fin des années 80. En même temps, le Hamas a conservé une sorte de respect pour le Fatah et l’OLP tels qu’ils opéraient à leurs débuts. Le Hamas a été fondé en tant que projet visant à ressusciter un engagement sans compromis en faveur de la libération nationale, par le biais de la lutte armée. Ainsi, avant de revenir à 1987, pourriez-vous nous parler de la période historique qui a précédé, celle de la fondation du Fatah, dans un contexte global de révolution anticoloniale dans le Tiers Monde. De quelle théorie et de quelle pratique de la résistance le Fatah se revendiquait-il, de quelles sources le mouvement s’inspirait-il ?

Tareq Baconi – Il est très important de comprendre ce contexte afin de bien voir comment le Hamas s’est différencié à la fois du panarabisme laïc et de l’islamisation, en s’éloignant de l’idée que ces deux projets devraient se déployer avant que les Palestinien.nes ne s’affrontent à la situation qui était la leur, à savoir l’occupation et la colonisation de leur terre. En 1987, le Hamas a donc rompu avec ces courants.

Mais, comme vous l’avez souligné, cette rupture avait déjà été entamée dans le cadre du nationalisme laïc, sous l’égide en particulier du Fatah [fondé en 1959 au Koweit], qui s’est ensuite hissé à la tête de l’OLP. A ses débuts, le Fatah était une organisation ancrée dans les communautés de réfugié.es. Ces personnes, expulsé.es de Palestine en 1948 dans le cadre d’un nettoyage ethnique, se sont retrouvé.es dans des camps autour de leur terre d’origine : en Jordanie, au Liban, en Syrie et en Égypte, ainsi que, bien sûr, dans la bande de Gaza et en Cisjordanie.

Le mouvement s’inspirait fortement de mouvements anticoloniaux de libération nationale, à la différence (et c’est une différence cruciale) que le Fatah devait opérait depuis l’extérieur. Contrairement aux autres mouvements anticoloniaux qui luttaient contre leurs colonisateurs sur leur territoire, le peuple palestinien était dispersé et menait ses attaques contre Israël à partir de camps de réfugié.es dans les pays voisins. Israël s’est donc employé à fortifier ses frontières et a réprimé les réfugié.es qui tentaient de rentrer chez eux, en menaçant de les abattre ou en les expulsant à nouveau.

Si le Fatah s’est imposé comme un mouvement capable d’attaquer, à partir de communautés de réfugié.es dispersées, ce qui était devenu un État établi, cette situation le plaçait néanmoins dans une position très difficile. En menant des attaques depuis les pays d’accueil des Palestinien.nes, comme la Jordanie et le Liban, le Fatah exposait aussi ces pays aux représailles israéliennes. Pendant cette période, le Fatah – ainsi que d’autres mouvements, comme le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et le Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP) – menait donc une résistance armée révolutionnaire contre Israël au-delà des frontières de l’État : tout un chacun.e se souvient des détournements d’avions mais aussi des combats en Jordanie et ailleurs, qui opposaient des Palestinien.nes, qui sacrifiaient leur vie pour la lutte, aux forces armées israéliennes. Il s’agissait par ailleurs d’une période d’essor de l’anticolonialisme, pendant laquelle de nombreux mouvements anticoloniaux ont remporté de grandes victoires.

La fin des années 1970 et le début des années 1980 ont marqué un changement à deux niveaux. Le premier était que les limites de la résistance armée, en tout cas celle que l’OLP était en mesure de mener, sont devenues de plus en plus évidentes. Et le second concernait la communauté diplomatique et internationale, qui a posé des conditions à l’OLP en stipulant que l’organisation pourrait être considérée comme un interlocuteur à condition qu’elle reconnaisse l’État d’Israël et qu’elle renonce à la résistance armée. La pression s’est donc accrue sur l’OLP et sur les dirigeants palestiniens. Tout au long des années 1980, nous assistons à des discussions internes au cours desquelles l’OLP étudie la possibilité de céder à ces exigences. En fin de compte, en 1988, l’OLP publie une déclaration déclarant l’indépendance de l’État de Palestine, ce qui équivalait en réalité à une concession historique de la part des Palestinien.nes. En substance, l’OLP a accepté la perte de 78 % de la Palestine historique au profit d’Israël et la formation d’un État palestinien sur 22 % du territoire.

C’est cette concession que le Hamas a ensuite contestée. Le Hamas se présente donc comme un mouvement qui remet en cause ce compromis de l’OLP, cette sortie de l’action révolutionnaire par le dépôt des armes et le repli sur la voie diplomatique. Au contraire, le Hamas considère qu’il est impératif de rester engagé dans la résistance armée jusqu’à une libération totale, et le mouvement exprime cette vision dans le cadre d’une idéologie islamique et non plus laïque.

L’ÉCHEC D’OSLO ET LA PREMIÈRE STRATÉGIE DU HAMAS

Daniel Denvir – Comment cette pacification de l’OLP a-t-elle continué de façonner le Hamas au-delà de sa fondation, au cours de ses premières années d’existence ? Quelle vision alternative le Hamas a-t-il proposée en reprenant le flambeau de la résistance ? Quelle était la théorie du Hamas sur la manière dont sa stratégie mènerait à la libération et comment évaluait-il les raisons de l’échec de l’OLP ?

Tareq Baconi – Je pense que la concession historique de l’OLP en 1988, qui s’est ensuite concrétisée par les accords d’Oslo, est un épisode dont le Hamas a tiré des leçons très profondes, de différentes manières, au cours de son existence. À ses débuts, le Hamas était assez naïf en croyant que la concession faite par l’OLP ne se répliquerait jamais en son sein, car le mouvement était idéologiquement opposé à la notion même de partition. Il a cru naïvement qu’il ne serait jamais placé dans une situation où il devrait également accepter la notion de partition. Il pensait que l’islam et l’idéologie islamique fourniraient un appui idéologique suffisant pour lui permettre de repousser ou de survivre à toutes les formes de pression qui l’obligeraient à accepter la partition. Je dis qu’il s’agissait d’une croyance naïve parce qu’au fil des années, le Hamas a compris que le maintien de cette position d’opposition à la partition était un engagement beaucoup plus difficile à tenir que ce qu’il avait anticipé au début.

Pour revenir à votre question, je pense que ce que le Hamas a appris de la concession historique de l’OLP, c’est que renoncer à la résistance armée et accepter la partition ne pouvait pas mener à la libération. Au contraire, cela a conduit à de nouvelles défaites et de nouvelles concessions. De manière générale, les Palestinien.nes, au-delà du Hamas, ont constaté que même après avoir cédé 78 % de leurs terres historiques, la communauté internationale n’avait absolument pas fait pression pour qu’Israël fasse à son tour des concessions.

Ainsi, le projet de colonisation israélien s’est poursuivi. Les Palestinien.nes n’ont pas été récompensé.es par une quelconque forme d’autodétermination. Au contraire, leurs concessions ont été utilisées pour affaiblir toute voix palestinienne susceptible d’obtenir des contreparties de la part d’Israël. La leçon durable que le Hamas a tirée de la trajectoire de l’OLP est donc que les concessions ne servent pas la cause.

Cette leçon façonne toujours la stratégie du Hamas ces dernières années : s’il peut envisager de négocier avec Israël, il persiste à ne pas déposer les armes tant que les négociations ne seront pas terminées. Contrairement à l’OLP, qui a concédé et attendu une forme de récompense, le Hamas a compris que les parties opposées ne feraient pas preuve de bonne foi et qu’il ne fallait pas entrer dans des négociations depuis une position de faiblesse. Pour le mouvement, des concessions ou des négociations ne serviront l’avancée de la cause que si elles sont réalisées dans le cadre de la continuation de la résistance armée.

Daniel Denvir – Comment expliquer la décision pour le mouvement national palestinien et l’OLP de faire cette concession et d’accepter même de participer à ce que l’on appelle par euphémisme la coordination sécuritaire avec Israël ?

Tareq Baconi – En concédant la partition de la Palestine, l’OLP est entrée dans le jeu des négociations diplomatiques. À un moment donné, et je me réfère plus particulièrement aux négociations de Madrid en 1991, les négociateurs palestiniens ont fait pression pour garantir la création d’un État palestinien sur 22 % du territoire de la Palestine.

Même si nous sommes opposés à la partition de la Palestine, il faut reconnaitre qu’à un certain moment la concession de l’OLP aurait pu donner naissance à un État palestinien. Ceci a en réalité été entièrement remis en cause par les accords d’Oslo. Comme vous l’avez dit précédemment, les accords d’Oslo ont permis au gouvernement israélien d’obtenir de l’OLP la reconnaissance de l’État d’Israël, mais en échange, Israël n’a fait que reconnaître l’OLP comme représentant légitime du peuple palestinien.

Les accords d’Oslo ne contenaient aucune disposition relative à un État palestinien, à l’autodétermination des Palestinien.nes, au droit au retour des réfugié.es ou à l’arrêt par Israël de son projet de construction de colonies. Il s’agit d’une défaite majeure. Pour de nombreux Palestinien.nes, les accords d’Oslo représentaient la capitulation totale de l’OLP face aux exigences d’Israël. C’est pour cela qu’Edward Said les a qualifiés de « Versailles palestinien » [en référence au traité de Versailles de 1919 qui a imposé des conditions humiliantes à l’Allemagne défaite].

Ce qui a été institutionnalisé par les accords d’Oslo, c’est la création d’une entité gouvernementale appelée Autorité palestinienne. Théoriquement, l’Autorité palestinienne était censée être l’embryon d’un futur État palestinien mais, en réalité, il s’agissait essentiellement d’un bantoustan, d’une autorité qui s’engageait à gouverner la population civile, tout en opérant dans le cadre général de l’apartheid et de l’occupation israélienne. Elle est donc devenue une autorité qui a œuvré à apaiser les Palestinien.nes tout en demeurant dans le cadre du régime d’occupation.

Cela signifie plusieurs choses. Tout d’abord, cela a permis à Israël de ne pas avoir à s’occuper de la population civile palestinienne : ceci constitue une violation du droit international, qui stipule qu’une force d’occupation a la responsabilité de prendre en charge les civils sous son contrôle. En assumant cette responsabilité, l’Autorité Palestine a donc permis à Israël de se décharger de ses responsabilités en tant que force d’occupation. Dans ce scénario, contrairement à ce qui était prétendu devant la communauté internationale, à savoir la mise en place des fondations d’un futur État palestinien, l’Autorité palestinienne n’est devenue en réalité qu’une autorité exercée sous occupation.

Enfin, et c’est le plus important, la situation induite par les accords d’Oslo a fractionné la communauté palestinienne et a empêché que la lutte de libération se poursuive au nom de cette communauté toute entière. Les réfugié.es palestinien.nes, les Palestinien.nes de la diaspora, les citoyen.nes palestinien.nes d’Israël se sont retrouvé.es exclu.es du mandat de l’Autorité palestinienne. Ainsi, au lieu d’être porteuse d’un projet de libération au nom des Palestinien.nes en tant que peuple, l’Autorité palestinienne est devenue une autorité parlant au seul nom des Palestinien.nes sous occupation.

Au fil des années, l’OLP, aujourd’hui considérée comme seul représentant légitime du peuple palestinien, s’est transformée : elle est passée d’un mouvement de libération anticolonial qui, à son apogée, appelait à la libération totale de la Palestine, à une autorité qui gouverne une fraction des Palestinien.nes sous contrôle israélien. Elle s’est même engagée à assurer la sécurité d’Israël par le biais de la « coordination sécuritaire ». La formation de l’Autorité palestinienne a donc en fin de compte affaibli le projet de libération palestinienne, en le transformant en un simple projet de gouvernance dans le cadre de l’apartheid.

Daniel Denvir – En 1994, sept ans avant que le Hamas ne lance sa première roquette sur Israël, le mouvement a commis son premier attentat suicide, tuant sept Israélien.nes. Comment expliquer que cette tactique soit apparue à ce moment-là, juste après la signature des accords d’Oslo par l’OLP ? En effet, selon vous, l’opinion publique palestinienne s’opposait aux attentats suicides. Vous expliquez d’ailleurs qu’en Israël les attentats ont été exploités par [Benjamin] Netanyahou, qui a réussi à devenir premier ministre pour la première fois en 1996. Evidemment, du point de vue du Hamas les autres formes d’action avaient toutes échoué. L’issue des accords d’Oslo, qui mènent finalement à un nouveau système de contrôle de la part d’Israël, vient d’ailleurs confirmer cette lecture. La question se pose néanmoins : pourquoi le choix des attentats-suicides à ce moment précis ? Quelle était la vision du Hamas en matière de lutte armée, y compris en ce qui concerne le ciblage des civil.es israélien.nes ? Et quel rapport cette vision de la lutte armée entretient-elle avec celle précédemment promue par un mouvement de libération nationale dirigé par des forces laïques ?

Tareq Baconi – Je pense que le contexte dans lequel le Hamas se lance dans la lutte armée comporte une différence fondamentale par rapport à celui de l’OLP, puisque cette dernière coordonnait ses attaques depuis l’extérieur d’Israël. De fait, dans le cas de l’OLP, la grande majorité des combattants auxquels la résistance armée faisaient face étaient des responsables militaires. L’OLP n’avait de toute façon pas accès aux civil.es juif.ves israélien.nes, étant donné son impossibilité à opérer sur le territoire israélien.

Néanmoins, l’histoire de l’OLP contient également des attaques contre des civil.es juif.ves, pas nécessairement des Israélien.nes, par exemple lors de détournements d’avions et dans d’autres contextes. Le discours a toujours consisté à dire qu’il s’agissait d’une tactique politique nécessaire afin de faire pression sur Israël et les membres de la communauté internationale et de les empêcher d’ignorer la question de la Palestine. Chacun peut avoir son opinion quant à la moralité des luttes de l’OLP, notamment les détournements d’avions ou les massacres qu’elle a perpétués – mais d’un point de vue stratégique, elle a réussi à placer la question palestinienne à l’ordre du jour des affaires internationales.

En ce qui concerne la tactique de l’attentat-suicide plus précisément, elle a été récupérée du répertoire d’action du Hezbollah. En 1994, le gouvernement israélien a organisé le transfert de centaines de responsables et de membres du Hamas vers le Liban. Cela revenait à une expulsion forcée en dehors des frontières de l’État de Palestinien.nes vivant sous l’occupation israélienne. Cette mesure s’est retournée contre Israël : au lieu d’éloigner le mouvement, de le placer loin des regards et des esprits, elle a braqué les projecteurs sur la situation difficile des Palestinien.nes et a permis au Hamas de commencer à s’organiser aux côtés du Hezbollah au Liban. C’est là que le mouvement a recouru pour la première fois à la tactique de l’attentat-suicide.

Lorsque le mouvement a adopté cette tactique dans les années 1990, il s’est concentré sur une chose. Il cherchait à saper les discussions d’Oslo, car il pensait, à juste titre, que ces négociations ne feraient pas progresser les droits des Palestinien.nes mais qu’elles consolideraient plutôt les défaites palestiniennes. Le recours aux attentats-suicides a donc été très spécifiquement utilisé pour empêcher les négociations et pour embarrasser l’OLP, qui s’était assurée le contrôle de territoires palestiniens et promettait la sécurité aux juif.ves israélien.nes. Le but était également de faire pression sur le gouvernement israélien afin qu’il abandonne les négociations.

Il s’agissait donc d’une tactique d’interférence qui n’était pas simple à mettre en œuvre. Elle a donné lieu à de nombreuses questions morales et stratégiques au sein du mouvement. Mais rétrospectivement, il s’agit d’une approche – considérations éthiques mises à part – qui a réussi dans son but de mettre à mal les négociations.

Il est très difficile de dire si les négociations auraient abouti à la création d’un véritable État palestinien s’il n’y avait pas eu ces attentats-suicides. Personnellement, je ne le pense pas. Je pense que le gouvernement israélien était déterminé à étendre son projet de colonisation envers et contre tout. Et nous comprenons aujourd’hui qu’Oslo était un projet visant à garantir une forme d’autonomie palestinienne, et non la création d’un État. Il n’en reste pas moins qu’à l’époque, les attentats-suicides ont joué un rôle considérable dans l’échec des négociations.

LE TOURNANT DE LA SECONDE INTIFADA

Daniel Denvir – Comment le Hamas a-t-il réagi à la seconde Intifada et comment ce nouveau soulèvement a-t-il façonné le mouvement national palestinien dans son ensemble, et la place qu’y occupe le Hamas en particulier ?

Tareq Baconi – La seconde Intifada est née d’une période de profond désespoir. Cela faisait une dizaine d’années que les Palestinien.nes et leurs dirigeants tentaient tout ce qui était en leur pouvoir pour faire avancer leur cause : ils avaient même reconnu l’État d’Israël pour essayer de sécuriser les territoires palestiniens occupés. Or, pendant tout ce temps, l’État d’Israël continuait son projet de colonisation et renforçait encore l’occupation. La date fixée pour la création d’un État palestinien ne cessait d’être reportée.

C’est alors que se sont tenues les négociations de Camp David – l’ultime tentative des États-Unis pour parvenir à un accord portant sur toutes les questions relatives à ce qu’ils appellent « le statut final ». Mais même dans ce contexte, force est de constater que ce que les Israéliens étaient prêts à proposer était bien loin de répondre aux exigences minimales du peuple palestinien. Il est dès lors devenu évident que toutes les négociations avaient été totalement futiles et qu’en réalité, pour Israël et son protecteur, les États-Unis, elles n’avaient été qu’un moyen de continuer l’occupation sans n’imposer à Israël aucune responsabilité pour ses violations du droit international.

Lorsque cette réalité devient flagrante, elle conduit à une énorme rupture au sein de la population palestinienne. Cette rupture, précipitée par la visite provocatrice du Premier ministre israélien de l’époque, Ariel Sharon, à la mosquée Al-Aqsa de Jérusalem, mène à un nouveau soulèvement populaire et à des actions de désobéissance civile dans l’ensemble des territoires occupés, selon des modalités très similaires à celles de la première Intifada.

La principale différence était que, lors de la première Intifada, qui était restée un mouvement de désobéissance civile populaire, Yitzhak Rabin [premier ministre israélien de 1974 à 1977 et de 1992 à 1995] avait demandé à l’armée de « briser les os » de tous les manifestant.es. La réponse israélienne à la seconde Intifada reprend ce discours, mais cette fois-ci il ne s’agissait pas seulement de briser des os mais aussi de tirer à balles réelles. Ainsi, très rapidement, dès le premier jour du soulèvement, Israël a utilisé une force considérable, des centaines de milliers de balles, contre des civil.es non armé.es qui se mobilisaient sur l’ensemble du territoire. Dans ce contexte, contrairement à la première, la seconde Intifada s’est militarisée très rapidement, ce qui a entraîné l’effondrement de toute possibilité de négociations, du moins en ce qui concernait le Hamas, devenu le leader le plus visible au sein de la population palestinienne. Au cours des années 1990, le mouvement avait été ciblé par la « coordination sécuritaire » [entre Israël et l’Autorité palestienienne], ce qui avait entraîné le démantèlement d’une grande partie de son infrastructure. Mais dans les premiers mois de la seconde Intifada, il a été très rapidement capable de se mobiliser et s’est engagé dans ce qu’il a appelé la campagne de « l’équilibre de la terreur ». Cette campagne avait un objectif très clair. Le mouvement pensait qu’il pourrait forcer Israël à reculer et à mettre fin à son occupation par une guerre d’usure : il considérait que s’il terrorisait suffisamment les civil.es israélien.nes, celleux-ci demanderaient à leur gouvernement de cesser l’occupation.

Le message était le suivant : « Vous êtes confrontés à des campagnes d’attentats-suicides dans vos rues et vous aspirez à la sécurité ? Mettez fin à l’occupation ». C’était le message que le mouvement voulait faire passer. D’une certaine manière, il s’agissait bien d’une guerre d’usure. Ainsi, chaque fois qu’Israël envahissait les territoires occupés ou traitait la résistance palestinienne avec brutalité, le Hamas lançait des kamikazes dans les rues israéliennes.

Pour diverses raisons, cette situation du début de la seconde Intifada s’est rapidement retournée contre les Palestinien.nes, en particulier parce qu’elle se déroulait après les attaques du 11 septembre contre les États-Unis, et que la doctrine de la guerre contre la terreur battait son plein. Les autorités israéliennes ont réussi à convaincre l’administration américaine que la seconde Intifada équivalait au 11 septembre israélien…

Daniel Denvir – … et que toute résistance palestinienne, particulièrement mais pas exclusivement le Hamas, faisait partie intégrante du terrorisme islamique contre lequel les États-Unis étaient entrés dans une guerre existentielle…

Tareq Baconi – Exactement. Et cela voulait dire que le régime israélien avait essentiellement carte blanche pour agir et pouvait utiliser une force disproportionnée contre les Palestinien.nes. Ainsi, au lieu que les attentats-suicides poussent au retrait d’Israël des territoires, ils ont en fait créé une dynamique d’enracinement des forces armées israéliennes. C’est ainsi que l’on assiste aux plus grandes invasions des camps de réfugié.es, comme dans celui de Jénine et d’autres dans toute la Cisjordanie. Israël utilise toute sa force militaire pour revenir dans les territoires occupés qu’il avait ostensiblement cédés à l’Autorité palestinienne. Il réinvestit tous les territoires et écrase toute forme de résistance palestinienne.

Pendant cette phase, les exigences du Hamas évoluent. Plutôt que la stratégie d’« équilibre de la terreur », reposant sur des attentats suicides pour pousser Israël à renoncer à son occupation, le Hamas commence à envisager d’autres moyens d’interpeller les autorités israéliennes. Le mouvement se concentre de plus en plus sur les territoires occupés : il cible les colons plutôt que d’envoyer des kamikazes opérer à l’intérieur des frontières d’Israël. Et il commence à explorer d’autres formes de résistance, y compris la résistance politique et diplomatique.

En somme, les attaques du Hamas n’ont pas eu un effet dissuasif, comme le souhaitait le mouvement, mais plutôt le contraire en provoquant des représailles israéliennes de plus en plus brutales. Celles-ci ont atteint de nouveaux sommets de violence avec l’invasion des camps de réfugié.es et de nombreuses attaques dans le cadre de l’opération « Bouclier défensif » en 2002. Cela dit, il est dans un même temps difficile d’affirmer que le mouvement aurait dû essayer d’autres méthodes, puisqu’Israël n’a jamais donné une réelle chance à des approches alternatives. En fait, et c’est une réalité récurrente dans cette histoire et un thème clé de notre entretien, Israël, avec le soutien des États-Unis, ne cherche à démontrer qu’une seule chose : qu’aucune méthode ne fonctionnera, et que la seule option est la capitulation. Dans ce contexte, ce que cherche le Hamas, c’est forcer Israël à remettre en question les moyens utilisés pour traiter la question palestinienne. Et, à la fin de la deuxième Intifada, plusieurs événements allant dans ce sens prennent place, comme la décision de Sharon de se désengager de la bande de Gaza.

En même temps, au sein du Hamas, l’engagement en faveur de la résistance armée commence à se fissurer, et le mouvement commence à penser qu’il existe peut-être d’autres formes d’engagement, politique ou diplomatique, afin de garantir les droits des Palestinien.nes. Cependant, il demeure conscient que ces formes d’engagement ont échoué dans le passé et qu’Israël a étouffé toutes les initiatives palestiniennes autres que la lutte armée. C’est la leçon tirée de l’exemple de l’OLP, dont les concessions et le dépôt des armes n’ont finalement mené qu’à une plus grande présence militaire israélienne dans les territoires occupés. C’est ainsi que le Hamas commence à explorer des perspectives d’engagement politique sans pour autant déposer les armes.

LA DEUXIÈME STRAGÉGIE DU HAMAS

Daniel Denvir – En dépit de ce que vous venez de dire, ce sont pourtant toujours les Palestinien.nes et le Hamas qui sont présentés comme la partie intransigeante, celle qui ne veut pas négocier…

Tareq Baconi – En fait, la puissance de l’attaque israélienne contre les Palestinien.nes lors de la seconde Intifada a révélé au Hamas les limites de sa résistance armée. Il est devenu très clair pour le mouvement que la libération totale n’était pas possible, tout du moins pas dans le rapport de forces de l’époque. Ainsi, au cours des cinq années de la seconde Intifada, le Hamas a initié de manière très active et très ouverte des interventions politiques dans le but de limiter les pertes civiles, en répondant aux attentes de la communauté internationale c’est-à-dire en acceptant de limiter la Palestine aux territoires palestiniens occupés.

A plusieurs reprises, le mouvement a proposé une hudna, c’est-à-dire une trêve, aux autorités israéliennes selon la modalité suivante : « Nous retirerons tous nos combattants si vous démantelez l’occupation ». Les cibles de la résistance armée se limitaient aux colons des territoires occupés – c’est-à-dire qu’elle n’attaquait pas les civil.es juif.ves israélien.nes vivant au sein des frontières de la Palestine historique, mais uniquement les colons résidant illégalement dans des colonies en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

Ce faisant, le mouvement a mentionné implicitement – et même dans certains cas explicitement – la création d’un État palestinien dans les frontières de 1967. Ceci équivalait donc à accepter la demande officielle des autorités israéliennes et de la communauté internationale : une solution à deux États. Et pourtant, plutôt que de dialoguer avec le Hamas, plutôt que d’essayer de limiter les morts de civil.es sur le terrain et de négocier politiquement avec le Hamas, Israël a tout mis en œuvre pour continuer à diaboliser le mouvement, le présentant comme un parti irrationnel qui ne proposait aucune solution viable.

Cette idée selon laquelle la seule façon de traiter le Hamas (et les Palestinien.nes en général) est de recourir à la force militaire fait écho au traitement historique des Palestinien.nes par Israël, et présage aussi des confrontations à venir. En effet, historiquement, les Israéliens ont toujours essayé de dépolitiser les mouvements palestiniens, en les présentant comme terroristes. C’est par exemple ce qu’ils ont fait avec le projet politique de l’OLP au Liban, afin de justifier l’invasion de Beyrouth en 1982. Plus récemment, Israël a refusé toute discussion avec le Hamas sur le plan politique, préférant le dépeindre comme un mouvement terroriste, et ce alors même que le mouvement utilisait des moyens non violents pour défendre les droits palestiniens.

Daniel Denvir – Suite au cessez-le-feu de 2005, Israël a ordonné le retrait de huit mille colons qui contrôlaient 30 % des terres de la bande de Gaza. Le Hamas y a vu une victoire pour la résistance, mais vous affirmez qu’Israël y a vu un élément d’une stratégie visant à annexer la Cisjordanie. De ces deux stratégies, laquelle a effectivement été mise en œuvre ?

Tareq Baconi – C’était les deux à la fois. Le Hamas s’est appuyé sur ce qu’il appelle le modèle du Hezbollah, c’est-à-dire le modèle de résistance que le Hezbollah a mené contre les Israéliens et qui a finalement abouti à l’abandon par Israël de son contrôle et de son occupation du Sud- Liban. Le Hamas a considéré le retrait par Israël de huit mille colons de la bande de Gaza comme une victoire dans la mesure où il était clair que l’État était incapable de supporter le coût du maintien de cette colonie.

Soyons clairs : il s’agissait de huit mille colons qui contrôlaient 30 % du territoire et de deux millions de Palestiniens qui occupaient les 70 % restants. L’ampleur du confinement des Palestiniens pour faire de la place aux colons juif.ves était donc extrême dans la bande de Gaza. Ces huit mille colons se trouvaient sur les terres les plus fertiles, bénéficiaient d’infrastructures étendues directement reliées à Israël et jouissaient d’une vie de banlieue européenne avec piscines et pelouses, tandis que deux millions de Palestiniens vivaient tout autour, dans des camps de réfugiés dépourvus d’infrastructures et sans possibilité de se déplacer. Il s’agit là des formes les plus brutales de l’apartheid.

Lorsque les colons se sont retirés et que la structure d’occupation d’Israël a changé – c’est à dire qu’elle s’est reconfigurée en blocus imposé sur Gaza de l’extérieur au lieu d’une occupation de l’intérieur pour protéger les colons – le Hamas ne s’est pas fait d’illusions sur la fin de l’occupation.

Mais d’une certaine manière – et je n’aurais pas pu le dire avec autant de certitude il y a trois semaines – ce que nous avons vu le 7 octobre 2023 est le résultat de la capacité du Hamas à gérer cette bande de terre comme un « territoire libéré ».

Même si le blocus signifie évidemment que les Palestinien.nes sont toujours sous occupation, le Hamas jouit dans la bande de Gaza d’une autonomie relative que n’ont pas les Palestinien.nes de Cisjordanie, car l’armée israélienne envahit quotidiennement la Cisjordanie : elle lance des raids, terrorise les civils, démantèle toutes les formes d’organisation. C’est ce qui se passe en Cisjordanie, mais pas dans la bande de Gaza. Gaza était donc un espace où le Hamas pouvait se concentrer sur le développement de son infrastructure et des projets politiques, sociaux et militaires qui lui ont permis de mener l’offensive qu’il a lancée en octobre 2023.

LA VICTOIRE ÉLECTORALE DU HAMAS EN 2006 ET SES CONSÉQUENCES

Daniel Denvir – En 2005, le Hamas est entré dans l’arène électorale pour la première fois de son histoire, en briguant le pouvoir au sein de l’Autorité palestinienne – d’abord lors des élections municipales, puis, en 2006, en remportant la majorité lors des élections législatives. Mais vous écrivez que le Hamas voulait vraiment réformer l’OLP plutôt que de diriger une Autorité palestinienne qu’il considérait à juste titre comme un outil d’administration de l’occupation. Que cherchait à obtenir le Hamas en voulant réformer l’OLP, et pourquoi ? Si tel était son objectif principal et qu’il considérait l’Autorité palestinienne comme fondamentalement compromise, pourquoi a-t-il décidé de participer aux élections ?

Tareq Baconi – C’est une question très importante, et je pense que c’est une question à laquelle le Hamas s’est confronté en interne, et je ne suis pas sûr qu’il soit parvenu à une réponse véritablement satisfaisante. Permettez-moi donc de rappeler quelques éléments. Tout d’abord, l’OLP est le seul représentant du peuple palestinien ; c’est ce que les Palestiniens ont obtenu avec les accords d’Oslo. Le Hamas et le Jihad islamique ont toujours été marginalisés par rapport à l’OLP.

Tout a donc été mis en œuvre pour que ces partis n’intègrent pas l’OLP. Historiquement, le Hamas a toujours refusé cela et a estimé qu’il jouissait d’une légitimité suffisante au sein du peuple palestinien pour faire partie de cette organisation-parapluie qui rassemble tous les mouvements palestiniens luttant pour la libération. S’il a été marginalisé par l’OLP, c’est en partie parce que cette dernière, en 1988 et jusqu’aux accords d’Oslo, a reconnu l’État d’Israël et accepté le cadre d’Oslo.

Le Hamas est opposé à ces accords. L’entrée du Hamas dans l’OLP signifierait que l’OLP devrait remettre en cause cette concession historique, ce qu’elle s’est refusé de faire. Ainsi, en 2005 et 2006, des élections ont été imposées au peuple palestinien dans le contexte de la guerre contre le terrorisme : la présidence Bush s’est efforcée de créer un leadership palestinien démocratique. Les États-Unis ont poussé à l’organisation d’élections après l’assassinat ou la mort de nombreux dirigeants palestiniens de premier plan. Ils ont fait pression pour que des élections aient lieu au sein de l’Autorité palestinienne.

Le Hamas déclare alors que l’Autorité palestinienne est illégitime. Ses dirigeants disent que les accords d’Oslo ont échoué, qu’ils ne peuvent donc pas reconnaître les autorités palestiniennes instaurées dans le cadre des accords d’Oslo. Si, malgré tout, ils se présentent à ces élections, ils le font dans le contexte de l’après-seconde Intifada, à un moment où les Palestiniens cherchent à reconstruire leur projet politique après cette violence écrasante qui a été utilisée contre eux – après la reconfiguration de l’occupation, après la mort de nombreux dirigeants palestiniens, y compris Arafat et d’autres. C’était un moment de renaissance possible pour le projet de libération palestinien.

A tort ou à raison, le Hamas pensait pouvoir intégrer l’Autorité palestinienne et, grâce à cet ancrage, révolutionner l’establishment politique palestinien. Il espérait utiliser l’assise de l’Autorité palestinienne pour entrer réellement dans l’OLP, ou ouvrir le débat sur tous les principes fondamentaux que l’OLP avait acceptés à ce moment-là, y compris la reconnaissance de l’État d’Israël. Le mouvement était convaincu qu’aucune négociation n’était possible après la seconde Intifada, compte tenu l’état du projet politique palestinien. Cependant, le revers de la médaille est que ce n’était pas là le point de vue d’Israël, de l’OLP ou de la communauté internationale. Ces acteurs pensaient que le projet politique palestinien avait été suffisamment affaibli, et que c’était précisément le moment où ils pouvaient renforcer l’idée de l’Autorité palestinienne et reprendre les négociations avec les Palestiniens sur une base encore plus réduite.

Une incompatibilité des attentes apparaît dès lors. Le Hamas se présente aux élections, ce qui déclenche immédiatement une réaction en chaîne. Tout d’abord, le Hamas est démocratiquement élu lors d’élections encouragées par l’Union européenne (UE) et les États-Unis et jugées équitables par les observateurs internationaux.

Daniel Denvir – Y compris par Jimmy Carter, qui était présent.

Tareq Baconi – Oui, y compris par Jimmy Carter [président des États-Unis de 1977 à 1981] et des observateurs de l’Union européenne, qui disent que ces élections sont équitables. Le Hamas gagne démocratiquement. Voilà ce que produit la démocratie palestinienne. Et, une fois de plus, je dois être clair, il s’agit de Palestinien.nes sous occupation. Les réfugié.es palestiniens, la diaspora et les citoyen.nes palestiniens d’Israël ne votent pas, mais c’est le choix que les Palestinien.nes ont fait en 2006 pour diverses raisons. La réponse de la communauté internationale est de se lancer dans des tentatives de « changement de régime » (regime change) – de commencer à préparer un coup d’État pour saper le parti élu et rétablir le Fatah, qui est le parti qui s’est engagé à négocier dans le cadre de l’apartheid israélien.

Ces préparatifs prennent la forme d’un soutien financier, militaire et diplomatique dirigé contre le Hamas et en faveur du Fatah. Pendant un an environ, le Hamas tente de surmonter cette tentative de coup d’État et de créer une Autorité palestinienne unie, qui intègre même le Fatah au sein de l’instance dirigeante. Il tente de créer une Autorité palestinienne qui accepte les exigences internationales, reconnaît un État palestinien sur la base des frontières de 1967, accepte la partition d’une certaine manière et fait des concessions majeures.

Au lieu de s’occuper de ces questions, la communauté internationale, par le biais de ce qu’elle appelle le cadre du Quartet [États-Unis, Russie, Union européenne, ONU], pose les mêmes conditions que celles qu’elle avait auparavant posées à l’OLP – renoncer à la résistance armée, reconnaître l’État d’Israël et accepter les accords d’Oslo – alors que ces conditions ne sont ni appliquées ni acceptées par Israël, qui utilise toujours la force armée contre les civils, sape les accords d’Oslo et continue d’étendre ses colonies de peuplement.

Il s’agit donc d’une tentative visant à marginaliser le Hamas, et cela fonctionne. Elle facilite une guerre civile entre le Hamas et le Fatah et aboutit à une situation où le Hamas prend le contrôle de la bande de Gaza et où le Fatah devient l’autorité dirigeante en Cisjordanie. C’est alors que la division institutionnelle et politique au sein des territoires palestiniens commence à s’installer.

Daniel Denvir – Comment le Hamas a-t-il remporté ces élections ? A-t-il gagné les électeur.ices en raison de sa résistance à Israël, ou plutôt pour des raisons de bonne gouvernance et de critique incessante de la corruption du Fatah, ou encore pour les deux, d’une manière peut-être interdépendante ? Et comment le Hamas envisageait-il de faire de la politique d’une manière qui combinait la gouvernance et la résistance ?

Tareq Baconi – Il y a eu beaucoup de spéculations sur la façon dont le Hamas a remporté ces élections. L’une des positions que nous entendons souvent est qu’il a bénéficié d’un vote de protestation contre le Fatah. Pour situer le contexte, le Fatah a perdu beaucoup de sa légitimité, non seulement parce qu’il s’est engagé dans des négociations qui ne mènent manifestement nulle part, mais aussi parce que ses dirigeants sont de plus en plus corrompus et ne s’expriment pas au nom de ce que veulent les Palestinien.nes.

Au moment des élections, c’était un parti qui vivait sur sa gloire passée, qui n’était plus en phase avec les Palestinien.nes. Toutefois, je pense que présenter la victoire électorale du Hamas comme un vote de protestation contre le Fatah minimise ce qui s’est réellement passé. Le Hamas a présenté un programme politique très cohérent et astucieux, axé sur la nécessité de mettre fin à la corruption de l’Autorité palestinienne. Il a donc prôné la réforme, s’est opposé à la corruption et s’est concentré sur les besoins des Palestinien.nes sous occupation.

En ce sens, il s’est vraiment rapproché des Palestinien.nes vivant en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Mais la résistance du Hamas est également soutenue par les Palestinien.nes. Il peut y avoir des différences idéologiques, car tous les Palestinien.nes ne sont pas islamistes, évidemment, et aussi des différences tactiques, car tous les Palestinien.nes ne sont pas favorables au ciblage des civils [israéliens]. Mais l’idée d’une résistance qui s’attaque à Israël par la force est quelque chose que les Palestinien.nes apprécient, car ils et elles la considèrent comme une forme de défense contre la violence coloniale agressive.

Pour les Palestiniens, l’idée d’une « coordination sécuritaire » et d’une collaboration signifie accepter une situation dans laquelle des civils palestinien.nes sont tué.es quotidiennement, sans possibilité de riposte ni forme de protection. Ainsi, le projet de résistance du Hamas, à l’époque et aujourd’hui, est toujours quelque chose que les Palestinien.nes admirent et apprécient parce qu’ils et elles considèrent qu’il les protège de la force israélienne. Tous ces facteurs réunis ont permis au Hamas d’obtenir une position très solide lors des élections, et je dois dire qu’il a été beaucoup plus efficace en termes de mobilisation et d’organisation que le Fatah au cours de la période précédant les élections.

Mais pour ce qui est de la deuxième partie de votre question sur la gouvernance, je pense que le Hamas était profondément ambivalent à ce sujet. Je ne pense pas que le Hamas voulait émerger en tant qu’autorité gouvernante. D’une certaine manière, la victoire électorale a été une surprise, même pour le Hamas. Ce que le mouvement voulait faire, à mon sens, c’était reconstituer l’idée même de gouvernance, l’éloigner des pratiques de l’administration de l’Autorité Palestinienne pour l’orienter vers la résistance : comment mobiliser les gens sous occupation pour qu’ils et elles cessent d’imaginer qu’ils et elles ont une bonne vie et qu’ils et elles commencent à se concentrer sur la résistance à l’occupation ? Telle était leur idée de la gouvernance. Et d’une certaine manière, c’est ce que nous voyons dans la bande de Gaza dans l’espace qu’ils ont effectivement gouverné au cours des quinze dernières années.

LE HAMAS DANS LA GÉOPOLITIQUE DU MOYEN-ORIENT

Daniel Denvir – Nous devons maintenant faire une pause dans l’histoire pour parler de la place du Hamas dans l’ordre géopolitique régional. Traditionnellement, le Hamas dépend du soutien de l’Iran et de la Syrie, et aussi du Hezbollah en tant que puissant allié militaire à la frontière nord d’Israël. C’était du moins la dynamique qui prévalait jusqu’à ce que le « printemps arabe » vienne compliquer les choses. Comment le soutien et l’opposition au Hamas se sont inscrits dans la géopolitique régionale depuis la fin des années 1980 jusqu’au soulèvement de la place Tahrir au Caire [en 2011] ? Et comment ces manifestations massives contre les régimes en place à travers le monde arabe – qui ont, entre autres, brièvement porté leurs alliés des Frères musulmans au pouvoir au Caire – ont-elles changé la dynamique géopolitique pour le Hamas ?

Tareq Baconi – Le Hamas et l’OLP avant lui ont donc toujours compris qu’en tant qu’organisation et peuple disposant de peu de ressources, les Palestinien.nes devaient compter sur des parrains dans la région pour obtenir un soutien financier, militaire et diplomatique. Le Hamas était en fait très doué pour obtenir ce soutien de la part de différentes instances. Au cours de son existence, il s’est donc engagé dans des discussions avec l’Égypte, l’Arabie saoudite, le Liban, la Jordanie, la Syrie, l’Iran, le Qatar et la Turquie. Ce processus a toujours connu des hauts et des bas, et le mouvement a souvent joué certains de ces mécènes contre les autres. Mais ce qu’il a toujours su faire, c’est s’assurer que son projet ne s’étende jamais au-delà de son objectif immédiat, à savoir la libération de la terre de Palestine. En d’autres termes, le Hamas n’a jamais été coopté, pour autant que je sache, pour intervenir dans d’autres guerres pour le compte de ses soutiens régionaux.

Le Hamas entretenait de bonnes relations avec l’Arabie saoudite, la Turquie et d’autres pays. Les choses ont commencé à changer et sont devenues assez tumultueuses après le début des révolutions au Moyen-Orient. Deux éléments ont joué un rôle majeur. Premièrement, au début des révolutions, le Hamas – qui se considère toujours comme un mouvement très lié à la population en raison de son infrastructure sociale – s’est aligné sur le peuple syrien contre le régime de [Bashar] al-Assad, ce qui a créé une fissure majeure. Son aile politique, qui était basée à Damas, a été expulsée de Syrie. Et le financement qu’il recevait de l’Iran, qui est bien sûr un allié du régime Assad, a été brusquement interrompu au moment où le Hamas gouvernait Gaza.

Après avoir été expulsé de Syrie, il a transféré son bureau politique au Qatar et a commencé à négocier d’autres formes de financement. C’est donc l’un des grands changements qui s’est produit après le début des révolutions. Par ailleurs, dans les premiers jours et les premières années de la révolution, les Frères musulmans sont arrivés au pouvoir en Égypte. [Mohamed] Morsi a été élu démocratiquement président [en juin 2012] et le mouvement a très vite pris le train en marche. Certains commentateurs y ont vu une forme de renaissance islamique.

En effet, ce que nous n’avons pas encore mentionné – mais la plupart des auditeurs le savent déjà sans doute – c’est que l’Égypte est fondamentalement complice du blocus [de Gaza] en maintenant le point de passage de Rafah fermé, ou presque. Lorsque le blocus a été instauré, il a eu pour effet d’étrangler complètement le Hamas. À l’époque, le mouvement a investi beaucoup de ressources pour creuser des tunnels reliant la bande de Gaza à la péninsule du Sinaï, en passant par Rafah. Ces tunnels sont devenus une véritable bouée de sauvetage pour le mouvement.

[Hosni] Moubarak [l’ancien président égyptien] était complice du régime israélien pour ce qui est de l’instauration du blocus contre la bande de Gaza. Mais il a fermé les yeux sur les tunnels. Ainsi, pendant les années Moubarak, le Hamas était toujours en mesure d’acheminer des marchandises et des personnes par les tunnels situés sous le poste-frontière de Rafah. Lorsque Morsi est arrivé au pouvoir, la situation a évidemment changé de manière radicale. Les tunnels – et pas seulement les tunnels mais le poste-frontière de Rafah lui-même – sont devenus beaucoup plus perméables. Le blocus a été en quelque sorte allégé. La complicité du régime égyptien avec Israël autour de la bande de Gaza a été ébranlée, ce qui explique la liesse des Palestinien.nes de Gaza à l’époque.

On voyait des affiches à l’effigie de Morsi partout dans la bande de Gaza. On pensait que l’idée que les Palestinien.nes resteraient sous blocus était désormais fondamentalement remise en question et qu’ils et elles auraient un protecteur régional qui s’opposerait à l’apartheid israélien et au blocus. Mais la tournure des événements en Égypte a rapidement mis fin à cette idée. En fait, lorsque [Abdel Fattah] al-Sissi est arrivé au pouvoir, l’une de ses premières initiatives a été de bloquer tous les tunnels, de raser une grande partie des zones autour de Rafah et de renforcer le blocus, ce qui nous amène à la situation actuelle : le régime de al-Sissi est activement complice du blocus.

LA CRISE DU HAMAS AU POUVOIR

Daniel Denvir – Les accusations de al-Sissi selon lesquelles le Hamas soutient les militants salafistes opérant dans le Sinaï sont une erreur à bien des égards. Nous n’en avons pas beaucoup parlé, mais le Hamas est théologiquement et idéologiquement opposé au salafisme antinational et nihiliste d’Al-Qaïda ou de l’État islamique. Il a d’ailleurs réprimé à plusieurs reprises les activités de Daech à Gaza et fait de la propagande contre sa théologie.

Tareq Baconi – Absolument. Et le mouvement est en fait très strict à ce sujet. Il ne tolère aucune forme d’idéologie qui s’engage dans la violence comme fin en soi ou la violence transnationale que nous voyons dans des organisations comme Daech ou d’autres. Il lutte activement contre les réseaux salafistes dans la bande de Gaza et s’est engagé par le passé dans des programmes éducatifs pour tenter de détourner les jeunes de ce type de propagande sur les réseaux sociaux.

Plus généralement, l’amalgame entre les Frères musulmans et ces organisations est sinistre, et il est fait en fonction d’un agenda politique très particulier, qui est de présenter les propositions émanant de partis islamiques comme une forme de terreur transnationale. Après le coup d’État qui a renversé le gouvernement Morsi, le régime de al-Sissi s’est malheureusement rallié au discours dépolitisé sur le terrorisme islamique, accusant le Hamas d’être à l’origine des troubles dans la péninsule du Sinaï, et il s’en sert pour justifier le blocage de la bande de Gaza.

Daniel Denvir – En 2014, le Hamas cherchait activement à se décharger de ses responsabilités gouvernementales. Pourquoi voulait-il cesser de gouverner la bande de Gaza et pourquoi Israël était-il si déterminé à faire en sorte que cela ne se produise pas ?

Tareq Baconi – À l’époque, Israël ne souhaitait pas que cela se produise, pour la simple raison qu’il voulait qu’une entité gouvernementale stabilise la bande de Gaza et l’exonère de la responsabilité de s’occuper de deux millions de Palestiniens sous occupation. Israël croyait fermement qu’il avait suffisamment endigué le Hamas et limité son influence à la bande de Gaza. Il a fait le calcul que quelques roquettes tous les deux mois valaient le prix du maintien de Gaza sous blocus et de la stabilisation du Hamas dans la bande de Gaza. C’est quelque chose qu’Israël pouvait administrer et tolérer relativement facilement. Il voulait donc s’assurer que le Hamas reste au pouvoir. Comme vous l’avez dit, il est amusant de faire un saut dans le temps, et d’entendre maintenant le discours israélien selon lequel le Hamas a toujours été l’équivalent de Daech et qu’il doit être détruit.

Il n’y a bien sûr pas de différence entre le Hamas de cette époque et le Hamas actuel. Mais du point de vue de la sphère politique israélienne, la différence est que le Hamas n’était pas aussi fort ou aussi explicite dans sa résistance que le Hamas actuel, après le 7 octobre. Et le problème ici, c’est la résistance. Le problème est que, pour Israël, les Palestinien.nes n’ont pas le droit de résister.

Israël voulait maintenir le Hamas en tant qu’autorité gouvernementale. Dans l’après-Morsi, avec les lignes d’approvisionnement du Hamas par les tunnels devenus inaccessibles, une grave crise financière s’en est suivie. Le mouvement est devenu incapable de fournir des services aux Palestinien.nes de Gaza, et ces derniers ont commencé à se retourner contre lui et à voir dans le Hamas la raison de leurs souffrances. Bien sûr, les Gazaoui.es comprennent que le blocus est la raison fondamentale, mais le blocus est quelque chose dont il n’ont pas leur pouvoir de se débarrasser. Alors que le Hamas, oui.

C’est ainsi que le mouvement devient la cible de la colère dans la bande de Gaza. Pour revenir à ce que je disais précédemment, le Hamas a toujours été fondamentalement ambivalent en matière de gouvernance. Il ne voulait gouverner que dans la mesure où il était capable d’utiliser sa gouvernance pour mettre en œuvre un projet politique palestinien engagé dans la résistance. En 2014, tous ces éléments signifiaient que la gouvernance entravait en fait le Hamas : il était incapable de continuer à fonctionner comme une autorité efficace en raison des contraintes financières, ou de mener un projet de résistance vraiment efficace contre les Israéliens.

Daniel Denvir – À ce moment-là, en 2014, le Hamas respectait un cessez-le-feu en vigueur depuis 2012, depuis l’opération « Pilier de défense » menée par Israël contre Gaza. Cela a montré que le Hamas pouvait contrôler et empêcher les tirs de roquettes depuis Gaza, tant de la part des soldats du Hamas que de ceux d’autres mouvements comme le Jihad islamique. Mais vous écrivez que les politiques israéliennes d’agression se sont poursuivies sans relâche. En fait, elles se sont intensifiées cette année-là. Israël a lancé l’opération « Bordure protectrice », qui, selon vous, représentait une nouvelle escalade dans l’attaque d’Israël contre la vie des civils. Pendant ce temps, les frappes aériennes rasaient des immeubles d’habitation entiers, un peu comme ce que nous voyons aujourd’hui : 2 200 Palestinien.nes ont été tués, dont 1 492 civils et 551 enfants. Vous avez affirmé qu’il s’agissait du plus grand nombre de victimes civiles qu’Israël ait infligé aux Palestinien.nes au cours d’une année depuis 1967 ; le nombre exceptionnellement élevé d’enfants de moins de 16 ans a donné lieu à des accusations selon lesquelles Israël ciblait systématiquement la jeunesse de Gaza. Expliquez-nous cette longue série de conflits, de guerres ou d’assauts depuis 2007 jusqu’à la veille de la récente opération du Hamas. Les opérations militaires d’Israël contre Gaza sont-elles devenues plus extrêmes et plus écrasantes au fil du temps, ou s’agit-il simplement d’un schéma plus cohérent, comme l’expression « tondre la pelouse » utilisée par les services de sécurité israéliens pourrait le suggérer ?

Tareq Baconi – Ce qu’Israël a fini par appeler « tondre la pelouse » était fondamentalement une doctrine visant à saper de manière intermittente les capacités militaires du Hamas. A quelques mois ou années d’intervalle, Israël lançait une opération visant théoriquement l’infrastructure militaire du Hamas. Au cours des premières années du Hamas au pouvoir, la puissance de feu du mouvement n’était pas aussi développée qu’elle le deviendra par la suite. D’une certaine manière, les attaques militaires israéliennes étaient donc moins sévères que par la suite. Mais je pense qu’il est important de dire que les attaques militaires d’Israël sur la bande de Gaza ne se sont jamais concentrées uniquement sur l’infrastructure militaire, en raison de la nature de la bande de Gaza, de la densité de sa population et de sa configuration sur le terrain, qui consiste essentiellement en une série de camps de réfugiés reliés les uns aux autres.

Le Hamas opérait dans des zones civiles et Israël y répondait par une force disproportionnée qui visait à saper ses capacités militaires, mais aussi la détermination du Hamas, et celle des Palestinien.nes de Gaza en général, à poursuivre la résistance armée.

D’une certaine manière, Israël s’est donc efforcé d’ajouter des coûts civils à ses assauts militaires. Ce qui commence à changer en 2014, c’est qu’Israël commence à employer une doctrine appelée la « doctrine Dahiya ». Il s’agit d’une doctrine qu’Israël a utilisée contre les Palestinien.nes au Liban dans le passé, et qui se réfère spécifiquement à Dahiya, qui se trouve au Sud-Liban. C’est une zone résidentielle très peuplée, où Hezbollah avait installé une grande partie de sa direction politique.

La doctrine en question consistait à raser les immeubles résidentiels et à attaquer sans distinction les zones civiles afin d’infliger un lourd tribut au Hezbollah. C’est une doctrine qu’Israël a ensuite employée en 2014. Il s’agit toujours de « tondre la pelouse », une opération considérée comme une tentative récurrente d’affaiblir les capacités militaires du Hamas. Mais en raison de la manière dont l’assaut de 2014 a commencé – il était par exemple clair que le Hamas possédait une capacité de tir de roquettes supérieure à celle de 2008 -, le blocus a été instauré peu de temps après.

Du fait des difficultés intérieures de Netanyahou à l’époque, le gouvernement devait se montrer beaucoup plus exigeant. Il a donc lancé une attaque de 51 jours qui a été brutale et, pour les Palestinien.nes, plus brutale que tout ce qui avait été mis en œuvre auparavant. Dans le cadre de cette stratégie, les Israéliens ont dirigé leurs tirs sur des immeubles d’habitation. Ils ont commencé à raser certaines des plus hautes tours de Gaza, dans les zones les plus densément peuplées, ce qui a constitué une évolution très choquante pour les Palestinien.nes et pour Gaza. Et d’une certaine manière, c’est en partie la raison pour laquelle, pendant les années qui ont suivi, le Hamas s’est montré plus actif pour limiter la résistance.

Daniel Denvir – Pourriez-vous expliquer le mode de gouvernance du Hamas ?

Tareq Baconi – Le Hamas a évolué en fonction des séquence politiques ; après avoir remporté les élections, en 2006, il a très activement tenté de mettre en avant un programme politique inclusif. Il a, par exemple, essayé d’intégrer le Fatah dans la structure gouvernementale. Je ne pense pas que le Hamas soit totalement opposé à une politique pluraliste. Le problème est que lorsqu’il engage des discussions aujourd’hui avec le Fatah – disons en vue d’éventuels accords de réconciliation – il croit fondamentalement que le projet du Fatah est basé sur la capitulation palestinienne. Il a donc adopté une position ferme contre un certain pluralisme ou du moins une forme de cohabitation politique avec le Fatah. Je pense donc que les accords de réconciliation entre les deux mouvements sont au point mort.

Il est vraiment important de situer la gouvernance du Hamas dans le contexte du blocus. Elle est limitée dans ce qu’elle peut faire ou pas, ce qui signifie qu’elle est loin d’être idéale. Je la qualifierais d’« autoritarisme mou », car le mouvement a certainement sapé le pluralisme politique. Il n’a pas permis, par exemple, la mobilisation ou l’organisation du Fatah à Gaza. Cela s’explique en partie – sans vouloir le justifier – par un certain degré de paranoïa. La mobilisation passée du Fatah avait pour but, après les élections de 2006, d’initier un coup d’État et de saper l’accès démocratique au pouvoir du Hamas.

Mais le mouvement a également fait preuve d’autoritarisme sous d’autres formes. Il a réprimé les activités sociales. Il n’y a pas beaucoup de liberté d’expression et d’organisation dans la bande de Gaza, et des mesures de répression ont été prises à l’encontre des manifestant.es à plusieurs reprises au cours des seize dernières années. Je pense donc qu’il est important de critiquer les défaillances dans l’exercice du pouvoir de la part du Hamas tout en les replaçant dans le contexte des défis particuliers posés par l’occupation et plus particulièrement le blocus.

LE CONTEXTE DE L’ATTAQUE DU 7 OCTOBRE

Daniel Denvir – Quel était le contexte de l’opération du Hamas et pourquoi a-t-elle été ressentie comme un point de rupture du statu quo ?

Tareq Baconi – Il y a à la fois la question du contexte général et celle du moment immédiat. Le contexte général est celui d’un Hamas qui, d’une certaine manière, était effectivement endigué et qui commençait à limiter l’action de résistance dans la bande de Gaza, certainement celle émanant d’autres mouvements comme le Jihad islamique et d’autres, afin de maintenir le calme. Pour les Israéliens et d’autres, cela ressemblait à une forme de « coordination sécuritaire » et à une réduction du pouvoir du Hamas, qui le confinait à la bande de Gaza, sans trop de perturbation pour les civils israéliens.

Pendant cette période, le Hamas n’a jamais changé d’idéologie, contrairement au Fatah, dont la « coordination sécuritaire » est fondée sur la reconnaissance de l’État d’Israël et la partition de la Palestine. Le Hamas n’a jamais cédé sur le plan idéologique, et c’est pourquoi je soutiens dans mon livre que si l’endiguement a été efficace, il pouvait se révéler temporaire, car le Hamas pouvait toujours revenir à sa véritable idéologie, qui souligne l’importance de la lutte armée pour la libération.

Le contexte plus large est que l’endiguement du Hamas a rendu le régime d’apartheid à la fois plus vicieux et plus acceptable au niveau international et régional. Plus vicieux dans le sens où il y a davantage de restrictions sur la bande de Gaza, davantage d’attaques de colons contre les Palestinien.nes en Cisjordanie, davantage de remise en cause du statu quo à Jérusalem, davantage d’agitation au sein même d’Israël pour accroître les exactions et la violence à l’encontre des communautés palestiniennes. Israël, sous le gouvernement fasciste de droite le plus explicite qu’il ait jamais eu, met maintenant en avant des projets de colonisation et de nettoyage ethnique.

Pendant ce temps, la présidence de [Joe] Biden se rapproche d’Israël, en appliquant un programme d’exemption de visa pour les citoyen.nes de ce pays et en faisant avancer les accords de normalisation avec l’Arabie Saoudite. Il s’agit donc d’une série affligeante d’événements où les Palestinien.nes sont de plus en plus exposé.es à la violence coloniale israélienne tandis qu’Israël est de mieux en mieux accueilli sur le plan politique et diplomatique. C’est dans ce contexte que le Hamas choisit de démentir l’idée qu’il a été endigué et de réapparaître en tant que parti armé.

En ce qui concerne le calendrier du passage à l’acte, nous devons garder à l’esprit qu’il s’agissait clairement d’une opération planifiée de longue date. Je pense que plusieurs facteurs ont déterminé le moment précis de son déclenchement. Le plus important à mes yeux, d’autres pourraient ne pas être d’accord, est la faiblesse perçue de l’armée israélienne. Le fait qu’il y ait eu autant de réservistes protestant contre les réformes [du système judiciaire] que le gouvernement Netanyahou voulait mettre en œuvre signifiait que l’armée n’avait jamais été aussi faible.

Il y avait, de la part des militaires, un certain degré de suffisance, car ils pensaient vraiment avoir réussi à réprimer la résistance dans la bande de Gaza. L’armée a donc en quelque sorte laissé tomber sa capacité d’intervention dans l’ensemble de la bande de Gaza et s’est concentrée spécifiquement sur la protection des colons tout en déployant sa violence contre les Palestinien.nes en Cisjordanie. Du point de vue du Hamas, c’était le bon moment pour agir militairement, pour infliger le coût maximal à l’armée israélienne.

Daniel Denvir – La « Marche du retour » de 2018 et 2019 à la barrière de Gaza a donné lieu à des manifestations non violentes de masse, auxquelles Israël a répondu en tuant plus de 200 personnes et en en blessant des milliers d’autres. Le mouvement de boycott, de désinvestissement et de sanctions (BDS), une stratégie classique de résistance non violente, a également été férocement diabolisé et réprimé. Comment est-il possible de mener un débat stratégique sérieux dans un contexte où Israël et les États-Unis font tout ce qui est en leur pouvoir pour s’assurer que toute stratégie possible échouera ?

Tareq Baconi – Je pense que c’est vraiment là où nous en sommes avec l’establishment politique israélien et les présidences étatsuniennes : « un bon Palestinien est un Palestinien mort ou un Palestinien silencieux ». Toutes les formes de résistance sont combattues par la force ; les boycotts, le désinvestissement et la résistance économique sont qualifiés d’antisémites ou de terroristes. Les politiciens israéliens qualifient de terrorisme légal le fait de s’adresser à la Cour pénale internationale ou à la Cour internationale de justice. Et même l’écriture, la culture ou le plaidoyer dans les universités sont considérés comme une forme de terrorisme intellectuel.

Ce que nous voyons en réalité, c’est une tentative de faire disparaître les Palestinien.nes, parce que c’est la seule chose que les Israéliens peuvent accepter. En réalité, Israël est un État colonial, et dans les États coloniaux, les autochtones doivent disparaître, ils et elles doivent être éliminés – sans quoi ils et elles continuent à rappeler l’injustice qui demeure au cœur de la création de cet État.

Il est impossible qu’Israël et les colons israéliens ne comprennent pas que le fondement de leur État est le nettoyage ethnique. Ils peuvent le justifier par le fait qu’il s’est produit dans un contexte de guerre, mais il n’en reste pas moins que la présence des Palestinien.nes rappelle les fondements de leur État. Ainsi, plutôt que d’affronter cette histoire et cette réalité politique que les Palestinien.nes mettent sur la table, Israël et les États-Unis, au fil des présidences successives, se sont attachés à faire en sorte que les Palestinien.nes soient dépolitisé.es – qu’ils et elles soient accepté.es uniquement comme un peuple qui vit avec certains droits civiques, tranquillement, avec gratitude, et que toute forme de revendication politique de sa part soit réprimée.

Jusqu’au 7 octobre, l’année en cours a été la plus meurtrière pour les Palestinien.nes. Plus de cinquante enfants avaient été assassinés par les forces israéliennes avant le 7 octobre. Mais cette question ne figurait nulle part à l’ordre du jour dans le reste du monde. D’aucuns diront que la résistance armée a permis d’inscrire cette question à l’ordre du jour, mais qu’elle a ensuite déclenché le nettoyage ethnique et le génocide des Palestinien.nes. C’est exact. Mais le Hamas a probablement considéré l’alternative comme une mort lente.

Les Palestinien.nes continuaient à être asphyxiés dans la bande de Gaza et à voir des civils tués jour après jour sans que personne ne dise rien. L’incapacité à traiter la politique au cœur de la question palestinienne revient à dire que nous acceptons la mort des Palestinien.nes et que c’est un juste prix à payer pour maintenir Israël en tant qu’État juif. Malheureusement, cela ne sera pas viable, car les Palestinien.nes résisteront toujours tant qu’ils et elles existeront en tant que peuple.

PENSER LA DÉCOLONISATION DE LA PALESTINE

Daniel Denvir – A quoi ressemblait la décolonisation de la Palestine selon vous ? À quoi ont mené les débats sur la manière de libérer la Palestine au cours de la longue histoire du mouvement national palestinien ? Et dans quelles directions pourraient-ils, en ce moment sombre, s’orienter ?

Tareq Baconi – Je pense que ces enjeux sont plus importants que jamais en ce moment, et je crois fermement que la décolonisation en Palestine dépendra du contexte. Nous avons appris de l’Algérie et de l’Afrique du Sud, mais aucun de ces exemples n’offre la solution à la libération palestinienne. Nous devons faire le gros du travail en tant que Palestinien.nes et alliés pour comprendre ce que la décolonisation signifie pour nous. Et cela n’est pas seulement spécifique à la Palestine, c’est quelque chose d’universel. Nous vivons au 21e siècle. La Palestine est l’un des deux derniers États d’apartheid coloniaux.

Les défis auxquels les Palestinien.nes sont confronté.es sont spécifiques à la Palestine, mais ils ont également des implications universelles qui touchent à l’oppression raciale, au pouvoir et à la domination. Nous le voyons déjà : ce qui s’est passé le 7 octobre lance de nouveaux débats à l’échelle régionale et mondiale. La Palestine est donc, d’une certaine manière, au centre de ce que signifie pour nous la réflexion sur la décolonisation, ce que signifie pour nous l’entrée dans un monde postcolonial.

En fin de compte, la décolonisation, si elle veut être efficace, ne sera pas fondée sur des effusions de sang et des meurtres de civils. Il s’agira d’un processus fondé sur le démantèlement d’une structure d’oppression. Et bien sûr, il y aura de la violence dans ce processus. Je ne pense pas qu’il y ait de lutte anticoloniale qui ne soit pas violente, mais il y a une différence entre la résistance armée et le type d’effusion de sang qui pourrait échapper à tout contrôle en l’absence d’un projet politique, idéologique et stratégique efficace. Et je pense que c’est le travail que nous devons faire : déterminer quel projet peut porter une stratégie efficace de décolonisation et la faire avancer.

*

Cet entretien a été réalisé par Daniel Denvir sur Jacobin Radio dans le cadre de la série de podcast The Dig. Daniel Denvir est chercheur à l’Institut Watson de l’université Brown (Etats-Unis) et animateur de The Dig. Une transcription a été initialement publiée le 5 novembre 2023 dans Jacobin (Etats-Unis).

Traduction et intertitres par Contretemps. Illustration : https://commons.wikimedia.org

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