En épit d’une terrible répression menée par les forces de police de l’Emir Hamad ben Issa El-Khalifa, le peuple du Bahreïn poursuit, depuis deux années maintenant, sa mobilisation en faveur des libertés. Le mérite de ce peuple s’avère d’autant plus grand qu’il fait face à l’adversité des puissants de ce monde.
Les monarchies pétrolières de la péninsule arabique (Arabie saoudite en tête) membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont directement prêté main-forte à l’Emir en envoyant 1 500 militaires lourdement armés pour mater des manifestants pacifiques. Les « grandes démocraties » d’Amérique et d’Europe qui contrôlent les médias internationaux, y compris El Djazeera, organisent quant à elles un huis-clos autour de la répression qui s’abat sur la population de l’émirat. Lorsque la presse occidentale évoque la révolte, c’est pour affirmer qu’elle émane de l’Iran qui cherche à déstabiliser ce « petit royaume ».
L’aide multiforme des « grandes démocraties » à la dictature bahreïnie
L’aide des « grandes démocraties » ne s’arrête pas là. Alors que la répression policière faisait encore plusieurs victimes ces derniers jours, on apprenait que les policiers bahreïnis attaquent les manifestants avec de la chevrotine. Interdite d’utilisation pour la chasse dans la plupart des départements français, cette arme a rendu borgnes nombre de manifestants bahreïnis criblés de plombs ! Les forces de répression du « petit royaume » recourent également aux gaz lacrymogènes généreusement fournis par la France. [1] A côté des projectiles américains et britanniques, on trouve de nombreuses cartouches du groupe français Alsetex, spécialisée dans la « gestion démocratique des foules » [2]...
Les autorités françaises ont officiellement interdit l’exportation de matériel de maintien de l’ordre le 17 février 2011. Mais une année après, des grenades et autres projectiles de la marque Alsetex continuaient d’être utilisés par le régime de Manama. Se trouve-t-on devant un cas d’exportation illégale ? S’agit-il d’un cas de réexportation de cartouches vendues à l’Arabie saoudite, au Qatar ou à un quelconque émirat voisin membre du CCG ? A moins qu’il ne s’agisse de contournement de l’interdiction officielle comme le suspectent nombre d’observateurs français à la suite de la lecture de la mouture 2012 du rapport annuel du Parlement français sur les exportations d’armes ? [3] Le doute est d’autant plus permis que Paris forme les forces antiémeutes du Bahreïn. [4]
L’arrivée d’un président de gauche à la tête de l’Etat français n’a pas bouleversé les relations de la démocratie avec la petite dictature du Golfe. François Hollande n’a pas hésité à recevoir à l’Elysée le dictateur en chef du « petit royaume » du Golfe. [5]
Washington disposent pour sa part d’une base militaire abritant la 5e flotte américaine. On comprend mieux la bienveillance dont Washington fait preuve à l’égard de Manama.
Ainsi, le peuple du Bahreïn mène un combat de longue haleine contre des adversaires redoutables aux plans interne et externe. Ce combat possède aussi un caractère symbolique qui dépasse largement le cadre de ce pays car il met à mal deux discours symétriques tout aussi faux l’un que l’autre sur le processus actuel dans le monde arabe.
Le premier choc de la révolution arabe absorbé
Le premier, celui des dominants (dirigeants arabes et leurs maîtres impérialistes), tente de limiter le phénomène du « printemps arabe » aux révoltes intervenues dans les « Etats voyous » (Libye, Syrie…). L’actualité semble lui donner raison. En effet, si on aborde la question en terme de système de domination impérialiste sur la région du monde arabe et, plus globalement, sur celle du Grand Moyen-Orient (GMO), on constate que l’impérialisme a, jusqu’ici, réussi à absorber le choc des révoltes populaires de Tunisie, d’Egypte et du Yémen.
La transition dans ces pays est relativement contrôlée en ce sens qu’elle n’a pas remis en cause les fondamentaux du système. La chute des dictateurs locaux (Ben Ali, Moubarak, Saleh) a généralement débouché sur l’instauration de libertés démocratiques, la tenue d’élections pluralistes et la formation de gouvernements issus de l’opposition, mais elle n’a pas mécaniquement fait tomber les anciens régimes. L’armée reste toujours, à des degrés divers, au cœur du système de pouvoir. La police n’a pas été épurée ni réformée. Les forces politiques arrivées au gouvernement – les Frères musulmans en l’occurrence – ne contrôlent pas l’ensemble de l’appareil d’Etat et ne sont pas, de ce fait, totalement maîtresses du pouvoir. Elles doivent au contraire faire face à une lutte souterraine des partisans de l’ancien régime qui agissent insidieusement pour revenir aux affaires ou, à tout le moins, pour contraindre les nouveaux locataires du gouvernement à composer avec eux. Les nouveaux gouvernants islamistes ont d’ailleurs des accointances avec les grandes puissances et leurs relais qataris et saoudiens et ne remettent nullement en cause la domination impérialiste sur leurs Etats respectifs et sur la région. On constate par ailleurs que la révolte n’a nulle part débouché sur l’instauration d’un nouveau régime politique totalement différent et opposé au précédent. La révolution a débuté, mais elle n’est ni achevée ni assurée de la victoire.
Les fondamentaux du système de domination impérialiste n’ont pas davantage varié dans les autres domaines. Les politiques néolibérales imposées depuis des décennies sont reconduites par les gouvernements en place alors même que la polarisation sociale exacerbée qu’elles ont entrainée entre une minorité d’affairistes et une majorité paupérisée constitue la cause profonde des explosions populaires de 2011. Sur le plan diplomatique, on constate que les grandes lignes de la politique étrangère menée par Ben Ali, Moubarak ou Saleh restent stables. La Tunisie (le gouvernement dirigée par l’islamiste Jebali et la présidence dirigée par le laïc Merzouki) a été embarquée par le Qatar dans sa croisade contre les régimes libyen et, surtout, syrien. L’Egypte des Frères musulmans n’a pas remis en cause son traité de paix avec Israël ni son alliance privilégiée avec les Etats-Unis ni même le blocus inhumain qu’elle impose à Gaza !
Ceux qui, de ce point de vue, considèrent que les Américains ont « placé » les islamistes au gouvernement, directement ou par l’intermédiaire de leurs relais saoudiens et qataris, se trompent. Ce sont les électeurs tunisiens et égyptiens qui ont envoyé les islamistes au gouvernement. Les Etats-Unis, comme tous les impérialistes, sont pragmatiques. Ils s’adaptent et sont prêts à travailler avec n’importe quelle force politique à même de garantir la perpétuation de leurs intérêts économiques, politiques, diplomatiques et militaires. Ils peuvent tout à la fois travailler avec les islamistes (au pouvoir ou dans l’opposition), les démocrates laïcs et les militaires et autres membres des anciens régimes. Ils ne mettent jamais tous leurs œufs dans le même panier car ils n’ont pas d’amis, mais seulement des intérêts à préserver. La façon particulièrement inélégante de laisser tomber leurs anciens agents dans la région (Ben Ali, Moubarak…) est là pour le prouver.
Le premier choc du processus révolutionnaire dans le monde arabe a d’autant mieux été amorti que les mouvements populaires qui avaient contesté les « régimes amis » de Jordanie, du Maroc ou d’Oman ont reflué et ne menacent pas les pouvoirs en place. Une fois absorbé ce premier choc, les dirigeants impérialistes et leurs relais arabes ont profité de l’extension de la révolte des peuples de la région pour retourner la notion de « printemps arabe » à leur profit. Ils l’ont transformée en arme dirigée contre les régimes vis-à-vis desquels ils avaient un lourd contentieux historique (Libye) ou qui restent rebelles à leur domination totale (Syrie, Soudan…).
Les grandes puissances espèrent ainsi confisquer à leur profit exclusif le processus révolutionnaire en cours et l’orienter selon leur bon-vouloir. Mais la courageuse résistance du peuple bahreïni, au cœur même du dispositif impérialiste de la région, vient casser cette construction purement idéologique et remettre les pendules à l’heure. Ce n’est pas, loin de là, le dernier de ses mérites.
Un symbole du refus du statu quo
Le second discours aussi dangereux que le premier est celui des sceptiques qui estiment qu’il n’y a pas eu de révolution dans le monde arabe depuis 2011. Les plus modérés consentent, du bout des lèvres, à qualifier de révoltes les mouvements populaires qui ont abouti à la chute de Ben Ali, Moubarak et Saleh. Mais l’incapacité de ces révoltes à jeter bas totalement, complètement, purement et sans ambiguïté aucune les régimes en place et l’arrivée au gouvernement de partis islamistes constituent à leurs yeux la preuve irréfutable qu’il ne peut s’agir de Révolutions ! Les sceptiques considèrent que les révolutions ne peuvent échouer, être partielles, limitées, dévoyées. Elles peuvent encore moins se transformer en leur contraire. Il n’y a de révolutions que de révolutions réussies… On juge un arbre à ses fruits, pensent-ils. Il faudra donc attendre la fin de l’Histoire pour se prononcer.
Imprégnés d’une conception policière de l’histoire, les plus extrémistes jugent que les « révolutions arabes » ont été concoctées au sein d’un cabinet noir formé de néoconservateurs du Parti républicain avant d’être appliquées à partir des bureaux de la CIA et du Pentagone. Le « printemps arabe » représenterait ainsi une des formes de la mise en œuvre du projet de Grand Moyen-Orient de Georges Walker Bush. L’intervention militaire directe de l’OTAN en Libye et la stratégie de déstabilisation indirecte de l’Etat syrien le prouveraient. De même que la présence d’activistes locaux formés aux Etats-Unis et en Serbie aux techniques « révolutionnaires » de l’Oncle Sam. Le but de ce « printemps arabe » consisterait à asservir davantage les peuples en plaçant au pouvoir un courant islamiste chargé d’assurer l’ordre impérialiste sur la région. Il viserait surtout à détruire les régimes rebelles (Libye, Syrie, Soudan…) en vue de préparer la chute de la République islamique d’Iran, clef de voûte qui empêche jusqu’ici la région de tomber entièrement dans l’escarcelle de l’impérialisme.
La révolte populaire au Bahreïn apporte un démenti cinglant à cette vision. Le fait que les révolutions tunisienne, égyptienne et yéménite n’aient pas débouché sur le renversement des régimes autoritaires pro-impérialistes et que le rapport de forces n’aie pas permis ailleurs d’en finir avec les autocrates (Jordanie, Maroc, Oman, Bahreïn) ne signifie pas que le « printemps arabe » n’a servi qu’à renverser El Kadhafi et à tenter de détruire la Syrie. Les révolutions sont des processus qui durent longtemps et qui passent par des étapes et des phases différentes. La lutte du peuple bahreïni prouve que les peuples de la région acceptent de moins en moins la dictature des régimes en place, régimes qui travaillent pour le compte de leurs maîtres étrangers comme l’illustre l’existence d’une immense base navale militaire américaine dans le pays.
Ainsi, les peuples des pays du monde arabe se révoltent tous, à des degrés divers et sous des formes différentes, contre leurs régimes. Que ceux-ci soient alliés à l’impérialisme ou qu’ils refusent de se soumettre entièrement à lui, ils sont contestés par leurs peuples. Et à travers eux, c’est l’ensemble du système de domination qui est contesté. Ce processus peut effectivement être enrayé ici ou là, être vaincu ailleurs voire retourné dans d’autres pays, mais il se poursuit et se poursuivra car les peuples de la région ne supportent plus la misère et les inégalités sociales croissantes du système néolibéral. Ils ne tolèrent plus l’oppression policière, l’absence de liberté et le statut général de sujets. Ils n’acceptent plus les agressions et ingérences étrangères dans leurs affaires intérieures et entendent en finir avec les régimes qui participent au maintien et à la reproduction de cet ordre ou qui ne s’y opposent pas réellement.
Hocine Belalloufi
Mercredi 20 Février 2013
Notes
[1] Jean-Marc Manach : A quoi servent les « agents antiémeutes toxiques » français au Bahreïn ? 21 janvier 2013
http://bugbrother.blog.lemonde.fr/2...
[2] Idem
[3] Idem
[4] Idem
[5] Armin Arefi : France-Bahreïn : quand François Hollande reçoit un dictateur. Le Point.fr – publié le 06/08/2012.
http://www.lepoint.fr/monde/france-...
* Paru dans La Nation n° 91 du 20 au 26 février 2013 : http://www.lanation.info/Le-Bahrein...