Tiré du blogue de l’auteur.
Alcheringa, n° 2. Éditions du Retrait, été 2021Joël Gayraud, Les tentations de la matière. Poèmes sur des sculptures de Virginia Tentindo. Pierre Mainard, 64 p., 18 €Ron Sakolsky, Dreams of Anarchy and the Anarchy of Dreams. Adventures at the Crossroads of Anarchy and Surrealism. Autonomedia, 630 p., 24,95 €
Le livre Insoumission poétique. Tracts, affiches et déclarations du groupe de Paris du mouvement surréaliste 1970-2010, présenté par Guy Girard (Le Temps des cerises, 2011), témoignait déjà de cette continuité. Dans d’autres pays d’Europe – notamment en Tchécoslovaquie – et du monde, en particulier dans les Amériques (du Nord et du Sud), des collectifs surréalistes n’ont cessé de penser, d’agir et de rêver.
Commençons par le deuxième numéro de la revue Alcheringa, publiée depuis 2019 par le groupe de Paris du mouvement surréaliste. Le mot signifie « le temps des rêves » dans la langue d’une communauté aborigène australienne ; André Breton le mentionne dans son texte Main première (1962). La couverture de ce deuxième numéro reproduit un tableau/objet/boîte du poète, essayiste, peintre et cinéaste Michel Zimbacca, récemment décédé, auquel sont dédiées plusieurs pages de la revue. Le titre de cette œuvre fascinante est Le présent du présent, hommage de King Kong à Auguste Ferdinand Möbius… Zimbacca, qui avait participé aux activités surréalistes dès 1948, est l’auteur d’une œuvre poétique singulière, ainsi que, en collaboration avec son ami Benjamin Péret, d’un des films les plus importants du mouvement, dédié aux arts sauvages : L’invention du monde (1953). Il incarnait la continuité historique du mouvement surréaliste, depuis l’époque d’André Breton jusqu’aux années 2000.
Abondamment illustrée, notamment par les œuvres de l’exposition Le Dessin Surréaliste, présentée en 2019 à Paris, la revue contient, outre des poèmes, des enquêtes, des récits de rêves et des jeux surréalistes collectifs, un certain nombre de textes sur des questions d’actualité, que ce soit la crise écologique, le mouvement des Gilets jaunes ou l’expérience révolutionnaire du Rojava, dans le Kurdistan syrien – toujours dans une perspective libertaire qui s’oppose, sans concession, à « la religion profane du capital […] qui vise à réduire l’individu à un corps-marchandise, bientôt lardé de puces électroniques » (Guy Girard).
Joel Gayraud, poète et philosophe – il a publié en 2019 L’homme sans horizon. Matériaux sur l’utopie –, membre du groupe surréaliste de Paris (il signe plusieurs textes dans Alcheringa), publie, avec Les tentations de la matière, une collection de poèmes sur les sculptures de Virginia Tentindo. Née en Argentine, mais vivant depuis des décennies à Paris, celle-ci est l’auteure d’une œuvre fabuleuse de sculpture érotique, d’inspiration surréaliste et indo-américaine. Une monographie sur son œuvre a récemment paru (sous la direction de Christophe Dauphin et Odile Cohen-Abbas, Virginia Tentindo. Les mains de feu sous la cendre, éd. Les Hommes sans épaules).
« L’Angle du bac », sculpture de Virginia Tentindo © Luc Joubert
On trouve dans Les tentations de la matière des photos de ces sculptures, accompagnées de poèmes de Gayraud qui constituent une sorte de contrepoint imaginaire aux œuvres plastiques. La sculpture dont la photo illustre la couverture du livre s’intitule « L’angle du Bac », un titre bien énigmatique qui fait référence à une étrange sculpture se trouvant à l’angle de la rue du Bac et du quai Voltaire, représentant une femme assise sur un caisson. Et voici le poème philosophique de Joël Gayraud – « en hommage à André Breton » – qui se propose de décrire, célébrer et illuminer l’exquise image érotique de Virginia Tentindo. Le jeu entre les photos des sculptures et les poèmes constitue une sorte de constellation dont la lumière noire nous fait entrer dans le « temps des rêves ».
« Elle émerge des plis de la vague. Mélusine après le cri, elle écoute aux coquillages, à droite le chant de l’oiseau phénix et de la baleine bleue, à gauche les battements de cœur de l’amour.
Devant elle, tenu par la main aux lignes d’air, s’ouvre le livre de la connaissance de ce qui fut et de ce qui sera, tandis que l’autre main, aux lignes de feu, la fait jouir.
Et rugissant sous la vague, drapé de la peau des ondes, veille le lion vert des transmutations philosophales ».
Notre troisième ouvrage est d’une tout autre nature. Il s’agit d’une étude historique, poétique et politique des rapports complexes entre le surréalisme et l’anarchisme, depuis les années 1920 jusqu’aujourd’hui. Ce livre, paru à New York et non traduit, témoigne de la dimension internationale du mouvement surréaliste et de sa vitalité actuelle en Amérique du Nord. L’auteur, Ron Sakolsky, vit dans l’île de Denman, en Colombie britannique (Canada), et publie une revue surréaliste à vocation libertaire, The Oystercatcher. Son livre de plus de 600 pages sur « l’anarchie des rêves » est remarquablement bien documenté, et retrace, dans le détail, les divers épisodes de la rencontre entre le mouvement surréaliste et l’anarchisme, depuis l’époque d’André Breton jusqu’à la nôtre. Contrairement à l’historiographie « académique » sur le surréalisme, il s’intéresse à la dimension subversive et révolutionnaire du mouvement, et à son essor, en France et dans le monde – notamment en Amérique du Nord – au cours des dernières années. L’auteur n’ignore pas les conflits et mésententes qui ont émaillé cette histoire, mais il n’en reste pas moins convaincu que « le courant sauvage de l’anarchie court profondément dans la rivière onirique du surréalisme ».
Dans les dernières pages de cette étude monumentale, Sakolsky cite un document qu’il avait écrit et qui deviendra un manifeste surréaliste international, signé par des groupes surréalistes du monde entier : « L’étincelle à la recherche de la poudrière ». Ce titre est tiré d’un texte d’André Breton : « La rébellion porte sa justification en elle-même, tout à fait indépendamment des chances qu’elle a de modifier ou non l’état de fait qui la détermine. Elle est l’étincelle dans le vent, mais l’étincelle qui cherche la poudrière. » C’est là une déclaration de solidarité avec les indigènes du Canada en lutte contre les oléoducs géants construits pour transporter, en passant par les terres des Premières Nations indigènes, le pétrole des sables bitumineux, le plus immonde de la planète, et grand responsable du réchauffement climatique. Dans la grande tradition anticolonialiste du surréalisme.
(Paru dans la revue en ligne En attendant Nadeau, n° 135, octobre 2021)aujourd’hui.
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