Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

États-Unis

Un texte de Noam Chomsky

La sécurité à sens unique du gouvernement américain

La « sécurité nationale », au sens généralement admis de protéger les citoyens, n’a jamais vraiment été le principal souci de l’élaboration politique américaine. C’est plutôt un ennemi qui est mis en avant afin d’encourager une posture défensive permettant de garantir aux dirigeants au sommet de l’Etat sécuritaire national de s’accrocher au pouvoir. Alors que les décideurs politiques jouent à la roulette avec le destin de l’humanité, ce siècle pourrait s’avérer être le plus fatal.

Article paru dans AsiaTimesOnline, le 3 juillet 2014 : How Washington protects itself. [Traduction : Jean-François Goulon-QuestionsCritiques]

COMPRENDRE comment la politique étrangère est déterminée est une question fondamentale pour qui s’intéresse aux affaires mondiales. Dans les commentaires qui suivent, ma contribution se limitera à quelques indications sur la manière dont je pense que ce sujet peut être utilement exploré, et je m’en tiendrai, pour diverses raisons, aux Etats-Unis d’Amérique. La première est que les USA ne connaissent aucun rival de leur importance et qui ait un tel impact sur le monde. La deuxième est que les Etats-Unis forment une société exceptionnellement ouverte, peut-être unique en son genre, ce qui signifie que nous en savons plus sur eux que sur tout autre pays. Et, finalement, c’est manifestement l’argument le plus important pour les Américains, qui peuvent influencer les choix politiques dans leur pays – ça l’est en fait également pour les ressortissants des autres nations, dans la mesure où leurs actions peuvent influencer de tels choix. Toutefois, les principes généraux qui régissent la détermination de la politique étrangère s’étendent aux autres grandes puissances, et même au-delà.

Il existe une « version standard toute faite », commune aux études universitaires, aux déclarations gouvernementales et au discours public. Celle-ci stipule que le premier engagement d’un gouvernement est de garantir la sécurité, et que la préoccupation essentielle des USA et de leurs alliés depuis 1945 était la menace russe.

Il y a de nombreuses façons d’évaluer cette doctrine. Mais la grande question que l’on doit se poser est la suivante : Que s’est-il passé lorsque la menace russe a disparu en 1989 ? Réponse : tout s’est poursuivi comme si de rien n’était.

Les Etats-Unis ont immédiatement envahi Panama, tuant probablement des milliers de personnes, et y ont installé un régime satellite. C’était une pratique routinière dans les domaines dominés par les USA – mais, dans ce cas précis, ce ne fut pas vraiment une affaire de routine. Pour la première fois, un acte majeur de politique étrangère n’était pas justifié pas une prétendue menace russe.

Au lieu de cela, une série de prétextes fallacieux furent concoctés pour cette invasion, lesquels s’effondrent instantanément au moindre examen. Les médias y sont allés de leur couplet avec enthousiasme, vantant le splendide accomplissement d’avoir vaincu le Panama, indifférents au fait que les prétextes étaient ridicules, que l’acte lui-même était une violation flagrante de la loi internationale, et qu’il fut d’ailleurs sévèrement condamné, notamment en Amérique Latine. Le veto des Etats-Unis à la résolution unanime du conseil de sécurité condamnant les crimes des troupes américaines durant cette invasion (seule la Grande-Bretagne s’est abstenue) fut passé sous silence.

Que de la routine ! Et tout a été oublié (ce qui est également la routine).

Du Salvador à la frontière russe

L’administration de George H. W. Bush [Bush père] a lancé une nouvelle politique de sécurité nationale, assortie d’un nouveau budget de la défense, en réaction à l’effondrement de l’ennemi mondial. C’était plus ou moins comme si rien n’avait changé, mais avec de nouveaux prétextes. En fait, comme on l’a découvert, il était nécessaire de maintenir une institution militaire presque aussi importante que l’addition de toutes les institutions militaires du reste du monde, et beaucoup plus avancée dans la sophistication technologique – mais pas pour se défendre contre l’Union soviétique, désormais inexistante. La nouvelle excuse était plutôt la « sophistication technologique » croissante des puissances du Tiers monde. Les intellectuels disciplinés avaient compris qu’il aurait été malvenu de sombrer dans le ridicule et ils ont maintenu un silence approprié.

Les Etats-Unis, insistaient les nouveaux programmes, doivent maintenir leur « base industrielle de défense ». Cette phrase est un euphémisme, se référant généralement à l’industrie de haute technologie, qui repose lourdement sur l’intervention étendue de l’Etat dans la recherche-développement, souvent sous couverture du Pentagone, dans ce que les économistes continuent d’appeler « l’économie de marché » américaine.

L’une des clauses les plus intéressantes de ces nouveaux plans concernait le Proche-Orient. Il y était déclaré que Washington doit maintenir des forces d’intervention destinées à une région cruciale où les problèmes majeurs « n’auraient pu être imputés au Kremlin ». Contrairement aux cinquante années passées de duplicité, il était discrètement concédé que le principal souci n’était pas les Russes, mais plutôt ce que l’on appelle le « nationalisme radical », c’est-à-dire le nationalisme indépendant échappant au contrôle des USA.

Tout ceci a un rapport évident avec la version standard, mais c’est passé inaperçu – ou peut-être, c’est pour cela que c’est passé inaperçu.

D’autres événements importants se sont produits immédiatement après la chute du Mur de Berlin, qui mit fin à la Guerre Froide. L’un d’eux s’est produit au Salvador, le principal bénéficiaire de l’aide militaire américaine (en dehors de l’Egypte et d’Israël, qui sont dans une catégorie à part), détenteur de l’un des pires passés en matière des droits de l’homme. La corrélation est très étroite et bien connue.

Le haut commandement salvadorien ordonna au bataillon d’Atlacatl d’envahir l’université jésuite et d’assassiner six intellectuels latino-américains, tous prêtres jésuites, dont le recteur, le Frère Ignacio Ellacuria, et tous les témoins, à savoir leur économe et sa fille. Le bataillon revenait tout juste du John F Kennedy Special Warfare Center et de l’école de guerre de Fort Bragg en Caroline du Nord, où il avait suivi un entraînement poussé en contre-insurrection. Ces hommes avaient déjà laissé derrière eux une trace sanglante, les milliers des victimes habituelles au cours de la campagne de terreur d’Etat menée par les USA au Salvador, qui faisait elle-même partie d’une campagne plus générale de terreur et de torture dans toute la région. Que de la routine ! Une campagne de terreur passée sous silence et quasiment oubliée aux Etats-Unis et par leurs alliés. Une fois encore, que de la routine ! Si l’on se donne la peine d’observer le monde réel, cela en dit long sur les facteurs qui conduisent la politique.

Un autre événement important a eu lieu en Europe. Le président soviétique Mikhaïl Gorbatchev a accepté de permettre la réunification de l’Allemagne et que celle-ci intègre l’Otan, une alliance militaire hostile. A la lumière de l’histoire récente, ce fut une concession des plus étonnantes. Mais il y avait une contrepartie. Le Président Bush et le Secrétaire d’Etat James Baker avaient donné leur accord pour que l’Otan ne s’étende pas « d’un centimètre vers l’Est », c’est-à-dire en Allemagne de l’Est. Et, ils ont immédiatement étendu l’Otan à l’Allemagne de l’Est.

Gorbatchev fut évidemment scandalisé, mais lorsqu’il s’en plaignit, Washington lui fit savoir que ce n’était qu’une promesse verbale, un accord reposant sur l’honneur, et donc sans obligation. S’il avait été naïf à ce point pour accepter la parole des dirigeants américains, c’était son problème. 

Tout cela, également, n’était que routine, comme le fut le consentement et l’approbation, aux Etats-Unis et à l’Ouest en général, de l’expansion de l’Otan. Le Président Bill Clinton étendit donc un peu plus l’OTAN, jusqu’aux frontières de la Russie. Aujourd’hui, le monde est confronté à une grave crise qui est en grande partie le résultat de ces politiques.

L’intérêt de piller les pauvres

Les documents historiques déclassifiés fournissent une autre source de preuves. On y trouve des comptes-rendus révélateurs sur les motivations réelles de la politique étatique. Cette histoire est riche et complexe, mais quelques thèmes persistants y jouent un rôle dominant. L’un d’eux fut articulé clairement lors d’une conférence hémisphérique appelée par les USA et qui s’est déroulée à Mexico en février 1945. Washington y imposa « une charte économique des Amériques » destinée à éliminer le nationalisme économique « sous toutes ses formes ». Il y avait une condition tacite : pas d’inconvénient pour un nationalisme économique des USA, dont l’économie reposait lourdement sur l’intervention massive de l’Etat.

L’élimination du nationalisme économique pour les autres entrait en net conflit avec la position qui était alors celle de l’Amérique Latine, que les fonctionnaires du Département d’Etat décrivait comme « la philosophie du Nouveau Nationalisme [qui] embrasse des politiques destinées à entraîner une répartition plus large de la richesse et à élever le niveau de vie des masses ». Voici ce qu’un analyste politique américain ajouta, « Les Latino-américains sont convaincus que les premiers bénéficiaires du développement des ressources d’un pays devraient être le peuple ».

Evidemment, ça ne pouvait pas coller. Pour Washington, les « premiers bénéficiaires » devaient être les investisseurs américains, tandis que l’Amérique Latine remplissait sa fonction de services. Elle ne devait pas, ainsi que les administrations de Truman et d’Eisenhower l’ont bien fait comprendre, connaître « un développement industriel excessif » qui puisse empiéter sur les intérêts américains. Ainsi, le Brésil pouvait produire de l’acier de faible qualité que les entreprises américaines ne voulaient pas s’embarrasser à produire, mais il aurait été « excessif » de vouloir faire concurrence aux entreprises américaines.

Des préoccupations similaires résonnent tout du long de la période qui a suivi la seconde guerre mondiale. Le système mondial qui devait être dominé par les Etats-Unis était menacé par ce que des documents internes appellent « des régimes nationalistes et radicaux » qui répondent à la pression populaire pour un développement indépendant. Ce fut cette préoccupation qui motiva le renversement des gouvernements parlementaires d’Iran et du Guatemala en 1953 et en 1954, et de beaucoup d’autres. Dans le cas de l’Iran, un souci majeur était l’impact potentiel de l’indépendance iranienne sur l’Egypte, qui était alors en ébullition à cause des pratiques coloniales britanniques. Au Guatemala, à part le crime de la nouvelle démocratie qui donnait le pouvoir à la majorité paysanne et qui ne respectait pas les possessions de United Fruit Company – ce qui était déjà assez révoltant – la préoccupation de Washington était les agitations des travailleurs et la mobilisation populaire dans les dictatures voisines que soutenaient les Etats-Unis.

Dans ces deux cas, les conséquences sont visibles aujourd’hui. Il n’y a quasiment pas un seul jour depuis 1953 où les Etats-Unis n’ont pas torturé le peuple iranien. Et le Guatemala reste l’un des pires laboratoires d’horreur du monde. Aujourd’hui encore, les Mayas fuient les effets des campagnes militaires quasi-génocidaires du gouvernement dans les hautes terres, lesquelles étaient soutenues par Ronald Reagan et les plus hauts responsables de son gouvernement. Voici ce qu’a rapporté dernièrement un directeur d’Oxfam, un médecin guatémaltèque :

Il y a une détérioration dramatique du contexte économique, social et politique. Les attaques contre les défenseurs des droits de l’homme ont triplé l’année dernière. Il y a une preuve manifeste d’une stratégie très bien organisée par le secteur privé et l’armée. Ensemble, ils se sont emparés du gouvernement afin de maintenir le statu quo et imposer le modèle économique extractif, repoussant les peuples indiens hors de leurs propres terres, à cause de l’industrie minière et des plantations de palmiers à huile et de canne à sucre. En outre, le mouvement social qui défend leurs terres et leurs droits a été criminalisé, un grand nombre de leurs dirigeants sont en prison et beaucoup d’autres ont été tués.

On ne sait rien de cela aux Etats-Unis et les véritables raisons restent étouffées.

Dans les années 1950, le Président Eisenhower et son ministre des Affaires étrangères John Foster Dulles ont expliqué assez clairement le dilemme auquel les Etats-Unis étaient confrontés. Ils se plaignaient que les communistes avaient un avantage déloyal. Ils pouvaient « séduire directement les masses » et « contrôler les mouvements de masse, quelque chose que nous sommes incapables de reproduire. Ce sont les pauvres qu’ils séduisent et ceux-ci ont toujours voulu dévaliser les riches ».

Et cela crée un problème. En effet, les USA parviennent difficilement à séduire les pauvres avec leur doctrine selon laquelle les riches devraient piller les pauvres.

L’exemple cubain

Une illustration limpide de ce modèle général a été Cuba, lorsque ce pays a finalement obtenu son indépendance en 1959. Il n’a fallu que quelques mois pour que les attaques commencent contre cette île. Peu après son indépendance, l’administration Eisenhower a pris la décision secrète de renverser le gouvernement cubain. Puis, John F. Kennedy est devenu président. Son intention était de consacrer plus d’attention à l’Amérique Latine, et c’est pourquoi, dès son investiture, il créa un groupe d’étude, dirigé par Arthur Schlesinger, pour définir les politiques appropriées.

Pour Schlesinger, être une menace dans un Cuba indépendant était « l’idée de Castro pour que les gens prennent leurs affaires en mains ». C’était une idée qui séduisait malheureusement les masses en Amérique Latine, où « la répartition des terres et des autres formes de richesse nationale favorisent grandement les classes possédantes, et les pauvres et les défavorisés, stimulés par l’exemple de la révolution cubaine, exigent maintenant d’accéder à une vie décente ». Une fois encore, le dilemme habituel de Washington.

Ecoutons la CIA : L’influence étendue du castrisme n’est pas fonction du pouvoir cubain […] L’ombre de Castro pèse lourdement parce que les conditions économiques et sociales dans toute l’Amérique Latine invitent l’opposition à prendre le pouvoir et encourage l’agitation pour des changements radicaux, ce pour quoi Cuba apporte un modèle. Kennedy craignait que l’aide russe puisse faire de Cuba une vitrine pour le développement, permettant aux Soviétiques de prendre le dessus dans toute l’Amérique Latine.

Le Conseil de la planification politique du Département d’Etat (State Department Policy Planning Council) mit en garde que le principal danger que nous pose Castro se trouve dans l’impact que l’existence même de son régime a sur les mouvements de gauche dans de nombreux pays d’Amérique Latine… Le fait est que Castro représente un défi efficace pour les Etats-Unis, une négation de l’ensemble de notre politique sur ce continent depuis près d’un siècle et demi – c’est-à-dire depuis la doctrine de Monroe de 1823, lorsque les Etats-Unis ont déclaré leur intention de dominer le continent américain.

A l’époque, l’objectif immédiat était de conquérir Cuba, mais cela ne put se faire à cause de la puissance de l’ennemi britannique. Pourtant, le grand stratège que fut John Quincy Adams, le père intellectuel de la doctrine de Monroe et du Destin manifeste, avisa ses collègues que Cuba, avec le temps, finirait par tomber entre nos mains par « les lois de la gravitation politique », comme la pomme tombe de l’arbre. Bref, la puissance des Etats-Unis d’Amérique s’accroîtrait et celle de l’Angleterre diminuerait.

En 1898, le pronostique d’Adams se réalisa. Les USA envahirent Cuba au prétexte de libérer l’île du joug espagnol. En fait, ils empêchèrent la libération de l’île et la transformèrent en une « quasi-colonie », pour citer les historiens Ernest May et Philip Zelikow. Tel fut le statut de Cuba jusqu’en janvier 1959, lorsque l’île obtint son indépendance. A partir de cet instant, Cuba a essuyé des guerres terroristes américaines de grande envergure, surtout sous Kennedy, et a subi un étranglement économique. Et ce n’était pas à cause des Russes.

Le prétexte évoqué tout du long était que nous, les Américains, nous nous défendions contre la menace russe – une explication absurde qui n’a généralement pas été remise en cause. Pourtant, il suffit de voir ce qui est arrivé lorsque toute menace russe imaginable a disparu. La politique américaine envers Cuba, menée par les Démocrates libéraux, comme Clinton, qui avaient débordé Bush par sa droite dans l’élection de 1992, s’est encore durcie. A première vue, ces événements devraient avoir une portée considérable sur la validité de la structure doctrinale pour l’analyse de la politique étrangère et des facteurs qui la pilotent. Une fois encore, l’impact a été léger.

Le virus du nationalisme

Pour emprunter à Henry Kissinger sa terminologie, le nationalisme indépendant est un « virus » qui pourrait « propager la contagion ». Kissinger se référait au Chili de Salvador Allende. Ce virus était l’idée qu’il pourrait y avoir une voie parlementaire vers une sorte de démocratie socialiste. La façon de traiter une telle menace est de détruire le virus et de vacciner ceux qui pourraient être infectés, comme d’habitude en imposant des Etats sécuritaires meurtriers. Cela fut accompli dans le cas du Chili, mais il est important de reconnaître que cette façon de penser est valable pour le monde entier.

C’est ce raisonnement que l’on trouve, par exemple, derrière la décision de s’opposer au nationalisme vietnamien au début des années 1950 et de soutenir l’effort de la France pour reconquérir son ancienne colonie. L’on craignait qu’un nationalisme vietnamien indépendant pût être un virus qui propagerait la contagion aux régions voisines, dont l’Indonésie riche en ressources. Cela aurait même pu amener le Japon – appelé le « super-domino » par l’expert de l’Asie John Dower – à devenir le centre commercial et industriel d’un nouvel ordre indépendant du type de celui que le Japon impérial avait, tout récemment encore, tenter d’établir par la force. Cela, à son tour, aurait signifié que les Etats-Unis avaient perdu la guerre du Pacifique, une option hors de question en 1950. Le remède était clair (et il fut largement appliqué). Le Vietnam fut quasiment détruit et encerclé par des dictatures militaires qui empêchaient le « virus » de propager la contagion.

Avec le recul, le conseiller à la sécurité nationale de Kennedy et de Johnson, McGeorge Bundy, pensa que Washington aurait dû mettre fin à la guerre du Vietnam en 1965, lorsque la dictature de Suharto fut installée en Indonésie dans de gigantesques massacres que la CIA compara aux crimes d’Hitler, de Staline et de Mao. Ils furent toutefois chaleureusement accueillis dans une euphorie débridée aux Etats-Unis et généralement à l’Ouest, parce que ce « bain de sang écumant », comme la presse le décrivit allègrement, mit fin à toute menace de contagion et ouvrit les riches ressources indonésiennes à l’exploitation occidentale. Après cela, la guerre visant à détruire le Vietnam était devenue superflue, ainsi que Bundy le reconnut rétrospectivement.

La même chose fut vraie au Proche-Orient. Les relations uniques qu’entretiennent les Etats-Unis et Israël furent établies dans leur forme actuelle en 1967, lorsque Israël asséna un coup fatal à l’Egypte, le centre du nationalisme arabe laïc. Ce faisant, cela protégeait l’allié des Etats-Unis, l’Arabie Saoudite, engagée alors dans un conflit militaire avec l’Egypte au Yémen. L’Arabie Saoudite, évidemment, est l’Etat islamique le plus radical, et aussi un Etat missionnaire, dépensant des sommes colossales pour établir ses doctrines wahhabites/salafistes au-delà de ses frontières. Il faut se souvenir que les Etats-Unis, comme l’Angleterre avant eux, avaient tendance à soutenir l’Islam fondamentaliste radical en opposition au nationalisme laïc, qui a été habituellement perçu comme posant plus de menace d’indépendance et de contagion.

La valeur du secret

Il y a beaucoup plus à dire, mais les données historiques démontrent très clairement que la doctrine standard ne vaut pas grand-chose. La sécurité au sens normal du terme n’est pas un facteur prédominant dans l’élaboration politique.

Je le redis : au sens normal du terme. Mais pour évaluer la doctrine standard, il faut se demander ce que veut réellement dire « sécurité » : la sécurité pour qui ?

Une réponse est : la sécurité pour le pouvoir étatique. Il y a de nombreuses illustrations. Prenez-en une actuelle. En mai dernier, les Etats-Unis ont accepté de soutenir une résolution du Conseil de sécurité appelant le Tribunal pénal international à enquêter sur les crimes de guerre en Syrie, mais avec une clause spéciale : il ne pourrait y avoir d’enquête sur quelque crime de guerre que ce soit commis par Israël. Ou par Washington, bien qu’il ne fût pas nécessaire de préciser cette dernière condition. Les Etats-Unis se sont exclusivement auto-immunisés du système légal international. En fait, il existe même une législation du Congrès autorisant le Président à utiliser la force armée pour « porter secours » à tout Américain déféré à la Haye – le « Netherlands Invasion Act », comme on l’appelle parfois en Europe. Cela, une fois encore, illustre l’importance de protéger la sécurité du pouvoir étatique.

Mais le protéger de qui ? En fait, il y a de bonnes raisons de penser que la préoccupation essentielle du gouvernement [américain] est la sécurité du pouvoir étatique par rapport à la population. Tous ceux qui ont passé du temps à fouiller dans les archives devraient savoir que le secret gouvernemental est rarement motivé par un véritable besoin de sécurité. Il ne fait aucun doute qu’il sert à maintenir la population dans l’ignorance. Et pour de bonnes raisons, qui ont été expliquées avec lucidité par le spécialiste libéral et conseiller du gouvernement Samuel Huntington, le professeur de sciences de gouvernement à l’Université de Harvard. Selon ses propres mots, Les architectes du pouvoir aux Etats-Unis doivent créer une force qui puisse être ressentie mais invisible. Le pouvoir reste fort lorsqu’il reste dans l’obscurité, exposé à la lumière du soleil il commence à s’évaporer.

Il a écrit cela en 1981, lorsque la Guerre Froide recommençait à se réchauffer, et il expliquait plus loin qu’il vous faudra peut-être faire accepter [une intervention ou quelque autre action militaire] de manière à créer l’impression fausse que c’est l’Union soviétique que vous combattez. C’est ce que les Etats-Unis n’ont cessé de faire depuis la doctrine de Truman.

Ces simples vérités sont rarement reconnues, mais elles donnent un aperçu du pouvoir étatique et de la politique, avec des répercussions sur l’instant présent.

Le pouvoir étatique doit être protégé de son ennemi intérieur ; en vif contraste, la population n’est pas en sécurité vis-à-vis du pouvoir étatique. Une illustration actuelle frappante est l’attaque radicale contre la Constitution par le programme de surveillance étendue de l’administration Obama. Bien sûr, cela est justifié par la « sécurité nationale ». C’est la routine pour pratiquement tous les agissements de tous les Etats et ne véhicule donc en soi que peu d’information.

Lorsque le programme de surveillance de la NSA fut exposé par les révélations d’Edward Snowden, de hauts fonctionnaires ont prétendu que ce programme avait empêché 54 actes terroristes. Après enquête, ce chiffre a été ramené à une douzaine. Un groupe d’experts du gouvernement a ensuite découvert qu’il n’y avait eu qu’un seul cas : quelqu’un avait envoyé 8.500 dollars en Somalie. Voici tout ce qu’avait produit cette énorme attaque contre la Constitution et, bien sûr, contre d’autres dans le monde entier.

L’attitude de la Grande-Bretagne est intéressante. En 2007, le gouvernement britannique a demandé à la colossale agence d’espionnage de Washington d’analyser et de conserver tous les numéros de téléphone mobile et de télécopieurs des citoyens britanniques récoltés dans cette rafle, ainsi que leurs courriels et leurs adresses IP, a rapporté The Guardian. C’est une indication utile de l’importance relative, aux yeux du gouvernement, de la vie privée de ses propres citoyens, ainsi que des exigences de Washington.

Une autre préoccupation est la sécurité pour le pouvoir privé. Une illustration actuelle est représentée par les énormes accords commerciaux en cours de négociation, les traités Trans-Pacifique et Transatlantique. Ils sont négociés en secret – mais pas en secret pour tout le monde. Il n’y a aucun secret pour les centaines d’avocats des grandes entreprises qui en ébauchent les clauses de façon détaillée. Il n’est pas difficile de deviner quels seront les résultats, et les dernières fuites laissent penser que les prévisions sont justes. A l’instar de l’ALENA [Accord de libre-échange nord-américain] et d’autres pactes de ce genre, ce ne sont pas des accords de libre-échange. En fait, ce ne sont même pas des accords commerciaux, mais essentiellement des accords pour les droits des investisseurs.

Une fois encore, le secret est d’une importance capitale pour protéger le groupe essentiel de supporteurs des gouvernements impliqués, le secteur des grandes entreprises.

Le dernier siècle de la civilisation humaine ?

Les exemples sont trop nombreux pour les mentionner tous, mais ces faits sont bien établis et devraient être enseignés dans les écoles élémentaires dans des sociétés libres.

Autrement dit, il y a d’amples preuves que la sécurisation du pouvoir étatique par rapport à la population nationale et la sécurisation du pouvoir privé concentré sont les forces vives de l’élaboration politique. Bien sûr, ce n’est pas tout à fait aussi simple. Il existe des cas intéressants, certains assez actuels, où ces engagements entrent en conflit, mais considérez ceci comme une première approximation assez juste et radicalement opposée à la doctrine standard.

Tournons-nous vers une autre question : qu’en est-il de la sécurité de la population ? Il est aisé de démontrer que c’est une préoccupation marginale des décideurs politiques. Prenez deux exemples actuels prédominants : le réchauffement planétaire et les armes nucléaires. Comme toute personne un tant soi peu au fait est forcément consciente, ce sont des menaces très graves pour la sécurité de la population. Si l’on se tourne vers la politique étatique, nous découvrons qu’elle s’attache à accélérer ces deux menaces – dans l’intérêt des préoccupations essentielles, à savoir la protection du pouvoir étatique et celle du pouvoir privé concentré qui détermine largement la politique étatique.

Prenons le réchauffement planétaire. L’exubérance aux Etats-Unis est à son paroxysme en prétendant qu’ils ont devant eux « 100 ans d’indépendance énergétique » et qu’ils sont en train de devenir « l’Arabie Saoudite du prochain siècle » – peut-être le dernier siècle de la civilisation humaine si la politique actuelle persiste.

Cela illustre très clairement la nature de la préoccupation pour la sécurité, mais certainement pas celle de la population. Cela illustre également le calcul moral du capitalisme d’Etat anglo-américain contemporain : le sort de nos petits-enfants ne compte pas en comparaison avec l’impératif de profits plus élevés demain.

Ces conclusions sont renforcées par une observation plus attentive du système de propagande. Aux Etats-Unis, une immense campagne de relations publiques, organisée assez ouvertement par les plus grosses compagnies d’énergie et le monde des affaires, essaye de convaincre le public que le réchauffement planétaire est soit irréel, soit qu’il n’est pas le résultat de l’activité humaine. Et celle-ci a eu un certain impact. Les USA sont parmi les moins bien classés en ce qui concerne la préoccupation du public pour le réchauffement planétaire, et les résultats sont stratifiés : parmi les Républicains, le parti qui porte le plus grand intérêt à la richesse et à la puissance des grandes entreprises, la préoccupation pour le réchauffement planétaire se situe bien en dessous de la moyenne mondiale.

Le dernier numéro de la principale revue de critique des médias, le Columbia Journalism Review, contient un article intéressant sur ce sujet, attribuant ce résultat à la doctrine médiatique du « juste et équilibré ». En d’autres termes, si une revue publie un article d’opinion reflétant les conclusions de 97% des scientifiques, elle doit également publier un article exposant le point de vue contraire des grandes entreprises énergétiques.

C’est effectivement ce qui se produit, mais ce n’est certainement pas une doctrine « juste et équilibrée ». Ainsi, si une revue publie un article d’opinion dénonçant le Président russe Vladimir Poutine pour son action criminelle de s’être emparé de la Crimée, elle ne doit sûrement pas publier un article faisant remarquer que, tandis que cet acte est effectivement criminel, la Russie a une bien meilleure cause aujourd’hui que n’avaient les USA, il y a plus d’un siècle, de s’emparer du Sud-Est de Cuba, dont son principal port – et de rejeter la demande cubaine depuis son indépendance qu’il lui soit rendu. Et la même chose est vraie pour de nombreuses autres affaires. La véritable doctrine médiatique est « juste et équilibrée » lorsque les préoccupations du pouvoir privé concentré sont impliquées, mais certainement pas ailleurs.

Sur la question des armes nucléaires, les antécédents sont tout aussi intéressants – et effrayants. Ils révèlent très clairement que, dès les premiers jours, la sécurité de la population était une non-question, et qu’elle le reste. Nous n’énumèrerons pas ici tous les antécédents choquants, mais ils appuient sans aucun doute la lamentation du Général Lee Butler, le dernier commandant du Strategic Air Command, qui était armé de têtes nucléaires. Selon ses propres mots, nous avons survécu jusqu’à présent à l’ère nucléaire par quelque combinaison d’habileté, de chance et d’intervention divine, et je soupçonne que cette dernière a la plus grande part. Et nous pouvons difficilement compter sur une intervention divine continuelle alors que les responsables politiques jouent à la roulette avec le destin de notre espèce dans la poursuite des facteurs moteurs de l’élaboration politique.

Ainsi que nous en sommes tous certainement conscients, nous faisons à présent face aux décisions les plus inquiétantes de l’histoire humaine. Il y a beaucoup de problèmes qui doivent être réglés, mais deux d’entre eux sont d’une importance extrême : la destruction de l’environnement et la guerre nucléaire. Pour la première fois de l’Histoire, nous sommes confrontés à la possibilité de détruire toute perspective d’une existence décente – et pas dans un lointain futur. Pour cette seule raison, il est impératif de balayer les nuages idéologiques et de faire face honnêtement et avec réalisme à la question concernant la façon dont les décisions politiques sont prises, et ce que nous pouvons faire pour les modifier avant qu’il ne soit trop tard.

Noam Chomsky est professeur émérite au Département de linguistique et de philosophie du MIT.

Noam Chomsky

prof. MIT

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