Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
17 septembre 2023
Par Pierre Rousset
La rumeur de cette rencontre a couru tardivement, sans être confirmée avant que Kim Jong Un n’ait franchi en secret la frontière dans son train blindé. La teneur des échanges entre les dirigeants russe et nord-coréen, qui ne s’étaient pas rencontrés depuis 2019, n’a pas été divulguée, mais la symbolique et le contexte permettent de s’en faire une idée, au moins partielle.
Cette rencontre affiche la volonté des deux régimes de s’engager dans une coopération active et renforcée, couvrant certainement un large éventail de questions et visant en particulier à contourner les sanctions internationales qui les frappent, du fait de l’invasion de l’Ukraine pour l’un, de ses essais nucléaires et ses tirs de missiles pour l’autre.
La base de lancement du cosmodrome Vostotchny, ouverte en 2016, est un « symbole autant de la résilience technologique de la Russie que de son immense gabegie, le projet ayant englouti des milliards de dollars ». Le choix de ce lieu de rencontre, situé à 1500 km de la frontière coréenne, laisse entendre que Moscou serait prête à soutenir Pyongyang dans le domaine balistique et spatial, l’amélioration de ses capacités en ce domaine étant un objectif primordial pour Kim Jong Un. La Corée du Nord aurait en effet atteint des limites concernant tant ses programmes balistiques que les lancements de satellites à usage militaire. Elle aurait « besoin d’une expertise étrangère » et aurait eu « droit à des explications sur le fonctionnement des nouveaux lanceurs Angara et des fusées Soyouz-2 » [1].
La Russie (ainsi que la Chine) ne condamnait plus les menaces de frappes nucléaires brandies par Kim Jong Un - il faut dire que Poutine ne s’est pas privé de faire de même en Ukraine. En juillet dernier, le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, avait été le premier représentant russe à assister, à Pyongyang, à un défilé militaire où se trouvaient des missiles nucléaires, Moscou laisse aujourd’hui entendre qu’elle pourrait contribuer à la modernisation de son arsenal. Une éventualité qui ne peut qu’inquiéter nombre de pays voisins, alors que la Corée du Nord procède régulièrement à des tirs de missiles à capacités nucléaires. Jusqu’où Moscou est-elle véritablement prête à s’engager en ce domaine ? Les expert.es semblent divisé.es à ce sujet. Toujours est-il que l’accueil chaleureux fait au dirigeant nord-coréen constitue une menace dirigée contre Séoul et le renforcement des alliances régionales impulsées par Washington.
Interrogé sur une éventuelle aide russe pour le lancement de satellites nord-coréens, M. Poutine aurait répondu, selon les agences de presse : « C’est pour ça que nous sommes ici. Le dirigeant de la Corée du Nord montre un grand intérêt dans la technologie des fusées. Ils essaient de développer leur programme spatial. » [2]
En contrepartie, Kim pourrait fournir du matériel militaire à la Russie, à commencer par des munitions d’artilleries, dont Moscou fait une forte consommation sur le front ukrainien. La Corée du Nord tente d’augmenter leur production, ainsi que celle des drones et missiles. Dans les domaines concernés, les armements nord-coréens, initialement d’origine soviétique, devraient être compatibles avec ceux des Russes et des Chinois, mais leur qualité laisse à désirer. Pas de quoi modifier l’équilibre des forces sur ce théâtre d’opérations, mais ils pourraient être utilisés pour les bombardements imprécis de terreur et aider Poutine à poursuivre son effort de guerre.
Si le décorum de la rencontre rehausse l’image de la Russie comme puissance sibérienne à la frontière chinoise (de quoi faire froncer les sourcils à Xi Jinping ? Ce dernier a visiblement d’autres chats à fouetter présentement), il permet à Kim Jong Un d’inscrire son périple dans un roman national familial. Contrairement à son père, il prend volontiers l’avion, mais il a choisi son luxueux train blindé, une légende, même si son poids considérable l’oblige à rouler à petite allure. On se croirait dans une bande dessinée du très regretté Hugo Pratt ; il ne manquait que le blizzard.
Par ailleurs, la Russie peut fournir des produits agricoles à la Corée du Nord, qui en manque cruellement, et la main-d’œuvre nord-coréenne peut revenir en nombre travailler en territoire russe, à une échelle comparable à ce qui se passait avant la pandémie Covid de 2019. Moscou en a plus que jamais besoin, compte notamment tenu des pertes militaires sur le front ukrainien et de la mobilisation de recrues. Cette main-d’œuvre immigrée bon marché bénéficie de fort peu de droits.
La rencontre de Vostotchny soulève bien des questions (fournitures d’armements à la Russie, modernisation de l’arsenal balistique et spatial nord-coréen..) qui restent, en l’état, sans réponses précises, mais elle confirme que le « grand jeu » géopolitique continue de se jouer aux deux extrémités de l’Eurasie, de l’Ukraine à la péninsule coréenne, alors même que la Chine de Xi Jinping se replie, pour l’heure, sur elle-même. Elle confirme aussi que l’Asie du Nord-Est reste une « frontière nucléaire » chaude.
Pierre Rousset
Notes
[1] Le Monde daté du 14 septembre 2023.
[2] Cité par Le Monde, op. cit.
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