Édition du 17 décembre 2024

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Europe

La question russe revient au centre

La crise, faussement soudaine, des 23-24 juin en Russie, résulte de la nature à la fois autoritaire et mafieuse du régime russe, et de son enlisement en Ukraine. Elle doit être située dans le déroulement de la guerre à grande échelle, faisant suite à huit ans de « guerre hybride », lancée par Poutine le 24 février 2022.

Le premier acte est une double défaite, l’une dont nous pouvons nous réjouir, l’autre non (février-mars 2022). Défaite de la Blitzkrieg en Ukraine devant une levée en masse populaire qui a immédiatement ébranlé l’armée russe frappée de désertions et de gabegie. Mais aussi défaite de la résistance antiguerre initiale en Russie, installant une chape de plomb totalitaire.

L’objectif officiel, de la « dénazification », devient alors la « libération du Donbass » et la destruction de Marioupol (mars-juillet 2022). Mais à l’automne surviennent les mauvaises surprises pour l’armée russe : sa décomposition dans le secteur d’Izium-Koupiansk à l’Est de Kharkiv (septembre-octobre), et l’évacuation russe de Kherson début novembre juste après avoir proclamé l’annexion des zones occupées.

C’est dans ce contexte de crise que Poutine proclame une mobilisation partielle mais massive (21 septembre), de 300 000 hommes, produisant un exode des couches diplômées hors de Russie. La montée en puissance des armées privées de mercenaires dans l’armée russe franchit alors un seuil. La plus importante est le PMC Wagner (ЧВК : « Compagnie militaire privée »), qui, grâce à l’ancrage de son manager Prigogine dans la pègre, recrute alors en masse dans les prisons. La plus ancienne est celle des Kadirovsty, les hommes du satrape de Tchétchénie Ramzan Kadyrov. Existent aussi le bataillon Russitch, ouvertement nazi, une force privée payée par Gazprom, et même une armée privée du ministre de la défense Choïgou, Patriot. La Russie exacerbe ainsi le phénomène de privatisation de la force largement amorcé par les États-Unis en Irak.

De fin novembre 2022 à avril-mai 2023 la seconde offensive russe au Donbass, ralentie et polarisée sur Bakhmut, voit le groupe Wagner passer au premier plan tout en entrant ouvertement en conflit avec le ministre Choïgou et le commandant des forces russes en Ukraine Guerassimov, lequel remplace Sourovikine en février. Les Wagner se distinguent par leur barbarie, filmant l’assassinat à la masse, leur arme-fétiche, d’un déserteur russe repris, et servant à terroriser les soldats envoyés au front. Le 20 mai, Prigojine revendique pour lui la « prise » de Bakhmut.

Cette « conquête » est illusoire, l’armée russe et les Wagner eux-mêmes sont usés, l’Ukraine joue de l’annonce imminente toujours reportée d’une grande « contre-offensive » et couvre, à partir du 20 mai aussi, des incursions de groupes armés russes dans la région de Belgorod. La crise aux sommets de l’oligopole militaire russe et donc du pouvoir fait alors de plus en plus de bruissements. Si Prigojine est furieux, c’est que son capital productif, ses mercenaires, est en train d’être dépensé rapidement en Ukraine alors que son terrain de chasse, où les peuples ne sont pas équipés contre lui, est l’Afrique : contrôle des pouvoirs centraux en Centrafrique et au Mali, encadrement des milices contre-révolutionnaires au Soudan, prise en étau du Burkina-Faso.

Dans la nuit du 5 au 6 juin le barrage de Nova Kakhovka est saboté, produisant une gigantesque inondation en aval et la formation d’une aire de boue sèche et vide en amont, interdisant pour quelques semaines ou quelques mois toute avancée ukrainienne dans cette zone. La contre-offensive ukrainienne est alors déclenchée entre Zaporijia et le Donbass, anticipant un déplacement des forces russes de la zone inondée. L’attentat contre le barrage, crime de masse et écocide, et la faiblesse des réactions internationales, sont un signal et un test : l’instrument de chantage suivant est la plus grande centrale nucléaire d’Europe, que refroidissaient les eaux du lac à présent vidé, à Enerhodar.

Il faut mettre en relation l’attentat de Nova Kakhovka, le chantage nucléaire et la crise Wagner : l’ensemble marque l’entrée du pouvoir russe et des forces armées dans un moment erratique, agité et dangereux, dont les Ukrainiens espèrent, sans oser y croire, qu’il est celui de l’agonie.

Ce moment s’est donc amplifié les 23-24 juin. Prigojine diffuse une vidéo qui, à sa façon, franchit le Rubicon car il y qualifie toute la propagande de justification de la guerre, des pseudo-attaques de l’OTAN à la défense des « russophones du Donbass », de purs mensonges. Ses forces s’emparent sans coup férir de Rostov-sur-le-Don et un détachement, mené par son n°2 Outkine, l’homme aux tatouages SS, fonce en direction de Moscou, abattant plusieurs hélicos et avions envoyés à sa rencontre au niveau de Voronej, mais ne se heurtant dans l’ensemble à aucune résistance. Poutine aux abonnés absents réapparait pour qualifier le coup de réédition de la trahison bolchevique en 1917 (on ne rit pas !). Puis, soudain, samedi en fin d’après-midi, on apprend que… Loukachenko a négocié un accord : Prigojine ira chez lui, les Wagner font demi-tour. Ainsi se clôt (provisoirement) la nuit des longs marteaux, avec sa marche avortée sur la troisième Rome qui n’évitera pas le crépuscule des odieux…

Il est évident qu’après une telle crise, rien n’est plus comme avant à Moscou. Avant tout, les positions impérialistes conquises sur la gabegie françafricaine sont confirmées avec l’accord des dictateurs-potiches du Mali et de Centrafrique – mais elles pourraient être ébranlées à terme, par les peuples de la région. Choïgou et Guerassimov dont Prigojine aurait obtenu la peau dans l’accord du samedi 24, accord que personne n’a jamais vu, sont toujours là. Sourovikine semble être tombé.

Un mot sur lui. Ce personnage a fait tirer à Moscou en août 1991 au compte des putschistes, il a surnagé et mérite le surnom de bourreau d’Alep et du peuple syrien. Des informations ont filtré ces derniers jours sur les débuts de l’affrontement dans l’armée russe, en Syrie en février 2018 : les Wagner ont alors tenté de prendre une raffinerie près de Deir-es-Zor, à Khasham, pour le compte de l’oligarque Tymtchenko, Sourovikine voulait les protéger mais Choïgou et Guerassimov l’en auraient empêché, permettant une attaque américaine qui les a défaits, assurant le contrôle de la zone pétrolifère par les FDS dominés par les YPG kurdes.

Revenons à Moscou. Le point clef, le point central, c’est que Poutine, de plus grand Bonaparte du monde, modèle de mâle alpha pour fascistes, staliniens, qanons, intégristes de tout acabit, est désormais une outre dégonflée. Et ça, c’est une bonne nouvelle. Nul doute que les chefs d’État américain et européens ne l’entendent pas ainsi en vérité : ils craignent sa chute plus que tout, ils ont peur de l’instabilité et plus encore de la révolution, et c’est pour cela qu’ils arment l’Ukraine au compte-goutte, la contraignant à mener au ralenti la plus grande offensive de l’histoire depuis 1945 sans couverture aérienne. Parmi les « mystères » du 24 juin, le rôle étonnant de Loukachenko peut en partie s’expliquer par le fait qu’il s’est d’abord rendu en Turquie et que les diplomaties euro-atlantiques, d’une part, chinoise d’autre part, auraient fait parvenir leurs suppliques pour qu’un accord soit trouvé au plus vite.

Mais par qui tombera le fruit pourri Poutine ? Les partisans de l’émancipation des peuples doivent préférer que ce soit par la combinaison des victoires ukrainiennes et de la résistance antiguerre en Russie, plutôt que par une mise à l’écart « douce » sans doute menée par son n°2 Patroutchev [1], ou « chaude » façon Prigojine. L’intérêt des peuples et de la démocratie, c’est sa chute au plus vite, et le bon canal, c’est l’armement de l’Ukraine sans conditions ni restrictions posées par l’OTAN, et le soutien aux forces révolutionnaires, démocratiques et défaitistes réelles en Russie, dont celles des peuples non-russes.

[1] Chef du FSB depuis que Poutine est président, dont le fils est donné par les rumeurs successeurs putatif du chef.

Vincent Présumey
Vincent Présumey est membre du comité français du RESU et de la FSU.
Article à paraître dans Démocratie et socialisme.
https://aplutsoc.org/2023/07/02/la-question-russe-revient-au-centre-par-vincent-presumey/
Publié dans Les Cahiers de l’antidote : Soutien à l’Ukraine résistante (Volume 21)
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/07/05/les-cahiers-de-lantidote-soutien-a-lukraine-resistante-volume-21/
https://www.syllepse.net/syllepse_images/soutien-a—lukraine-re–sistante–n-deg-21_compressed.pdf

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