Édition du 15 octobre 2024

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Livres et revues

La conclusion de "La folie des banques centrales"

La prochaine fois, ce sera pire…

(Première partie)

Nous publions un premier extrait de la conclusion du livre de Patrick Artus et Marie-Paule Virard, intitulé "La folie des banques centrales". Ce livre a été publié chez Fayard.

Alors que les banques centrales n’en finissent plus de déverser des flots de liquidités dans les circuits de l’économie mondiale, celle-ci – loin de reprendre des couleurs – est en situation de quasi-récession, avec une croissance qui ne navigue depuis plusieurs années en dessous de son potentiel. Une réalité qui apparaît encore plus clairement dès lors que l’on prend en compte la « vraie » croissance chinoise, compatible avec les indicateurs économiques dont nous disposons, et non pas la croissance « officielle » de la Chine. Si l’on suppose une relation stable entre la croissance du P. IB. et celle des importations, de la production d’électricité, du fret (routier, ferroviaire, maritime), on parvient à une estimation de la croissance du P.I.B. de la Chine de l’ordre de 3 % l’an, et loin donc des 7% « officiels ». Ainsi « redressé », le taux de croissance mondiale évolue actuellement autour de 2-2,5 % seulement et devrait être plus élevé en 2016, toujours très au-dessous de la moyenne historique de 3,5 %.

Lire la deuxième partie.

Les causes issues de l’économie

Cette situation de quasi-récession a des racines diverses, mais bien réelles, et aucune région du monde n’est épargnée. Dans les pays émergents(hors Chine), le ralentissement est dû à la présence de nombreux goulets d’étranglement (sur les ressources en main-d’oeuvre qualifiée, sur la production d’électricité ou encore sur les infrastructures de transport). En Chine, il est lié à la dégradation de la compétitivité-coût avec l’envolée des coûts salariaux et la sous-utilisation des capacités de production associée à l’excès d’investissement, ce qui débouche aujourd’hui sur le recul des prix, surtout dans l’industrie (-6 % sur un an en octobre 2015). Au Japon, le ralentissement provient de la déformation du partage des revenus au détriment des salaires, déformation qui affaiblit la demande avec le recul presque continuel du salaire réel depuis le début du siècle. En zone euro, l’incertitude qui règne après la crise et l’excès d’endettement tant public que privé pèse fortement sur l’investissement, donc sur la croissance, tandis qu’aux États-Unis celle-ci est affectée par la crise du secteur pétrolier qui a provoqué un retournement de l’investissement des entreprises et de la production industrielle. Enfin, les économies des pays exportateurs de matières premières sont pénalisées par la baisse des prix, qui elle-même est liée à la faiblesse de la croissance mondiale. En ce début d’année 2016, l’économie de la planète flirte avec la récession en raison de problèmes multiples, mais tous issus de l’économie réelle : goulets d’étranglement, nombreux dans les pays émergents, excès d’investissement passé en Chine, partage des revenus inefficace au Japon, sous investissement en zone euro, crise du secteur pétrolier aux États-Unis et difficultés rencontrées par les pays exportateurs de matières premières.

Une réaction totalement inadaptée

Au lieu de s’attaquer à ces problèmes, la plupart des pays mettent en place des politiques monétaires ultra-expansionnistes : taux d’intérêt au plancher dans tous les pays de l’OCDE avec une perspective de faible remontée aux États-Unis et au Royaume-Uni, mais le maintien d’une liquidité abondante Quantitative Easing en zone euro et au Japon, taux d’intérêt et taux de réserve obligatoires à la baisse en Chine, taux d’intérêt bas dans les autres pays émergents. Sans oublier quelques petits foyers d’incendie qui rassemblent à une guerre des changes avec, dans un nombre de plus en plus important de pays, la quête d’une dépréciation de la monnaie, au Japon, en zone euro, au Canada, en Australie et – depuis l’été 2015, mais plus faiblement – en Chine. Globalement, la politique monétaire du monde ultra-expansionniste, ce que confirment l’évolution de la liquidité (20 000 milliards de dollars dans les circuits, rappelons-le) et la hiérarchie qui s’est instaurée entre taux de croissance et taux d’intérêt (les seconds installés au-dessous des premiers, ce qui dans la durée est source de bien des effets pervers). Une politique aussi paradoxale qu’inefficace, puisque la tendance à la récession qui caractérise aujourd’hui l’économie mondiale n’a rien à voir avec la sphère financière et tout avec l’économie réelle.

Pour autant, on ne change pas une politique qui perd. Les banquiers centraux s’entêtent dans la voie qu’ils ont choisie. Et petits resserrement(s) américain(s) ou non, le flot de liquidités qui inonde la planète finance n’est pas près de se tarir. Si les banquiers centraux ne modifient pas leurs objectifs de politique monétaire et leur comportement, la liquidité mondiale va logiquement poursuivre sa course en avant. D’ailleurs, la base monétaire du monde va continuer à progresser de manière déraisonnable.

Un flot de liquidités qui n’est pas près de se tarir

D’abord, bien sûr, l’absence d’inflation. La star des années 1980 devrait continuer à jouer durablement les arlésiennes, surtout dans les pays de l’OCDE, car son absence a des causes structurelles : le pouvoir de négociation des salariés dans les pays riches qui pèse comme jamais sur les coûts salariaux (dans les pays de l’OCDE, le coût salarial unitaire progresse en moyenne de moins de 2 % l’an), ou encore la baisse des prix des matières premières, entretenues par la faiblesse de la croissance mondiale. Pour preuve, à la fin d’août 2015, le Bloomberg Commodity Index, qui agrège les vingt-deux matières premières stratégiques pour l’activité industrielle – blé, pétrole, gaz, or, cuivre, aluminium, acier, coton, etc. a glissé jusqu’à un plus bas depuis août 1999. Un exemple parmi d’autres : la tonne de cuivre qui valait 10 000 dollars il y a cinq ans, en vaut deux fois moins aujourd’hui. Or, on l’observe depuis les années déjà, cette absence d’inflation incite les banques centrales, dont le mandat est resté bloqué sur les objectifs d’inflation du passé, à mener sans retenue des politiques monétaires expansionnistes.

Autre élément qui incite les banquiers centraux à poursuivre leurs politiques monétaires stimulantes : la croissance mondiale est inférieure aux attentes. Or, ce « cou de mou » semble également fait pour durer. Avec, du côté de la demande, de multiples facteurs de freinage, à commencer par le niveau d’endettement (à l’échelle mondiale, la dette publique excède à 80 % du P.I.B. en valeur et le crédit total près de 10 % du P.I.B.) ; et, du côté de l’offre, une faiblesse de la croissance potentielle liée à celle des gains de productivité (en 2015, la croissance potentielle du monde ne dépasse pas 3,5 %, soit un bon point de qu’il y a 15 ans). On peut craindre, en outre, que les banques centrales sous-estiment le recul de la croissance potentielle et ne le confondent avec une défaillance passagère de la demande qui les renforcerait encore dans leurs velléités de maintenir leur politique expansionniste.

La liquidité mondiale va aussi continuer à croître parce que personne, pas même les dirigeants du FMI dont ce devrait être une des missions, ne se préoccupe de regarder l’effet produit par ces politiques monétaires menées en ordre dispersé sur la liquidité mondiale, tout comme personne ne cherche à éviter la guerre des monnaies (Japon, zone euro, Chine) en imposant un effort de coordination internationale.

Résultat : les banques centrales ne veulent pas, n’osent pas, sortir de ces politiques expansionnistes qui deviennent de plus en plus irréversibles. Elles redoutent les effets d’une remontée des taux d’intérêt à long terme (dans l’OCDE, les taux d’intérêt à dix ans sur les emprunts d’État ne dépassent pas 1,5 %), que ce soit pour les emprunteurs, compte tenu du niveau des taux d’endettement, ou pour les investisseurs et les banques qui ont accumulé les portefeuilles obligataires très faibles (dans l’OCDE, l’encours d’obligations détenu par les banques s’élève à 90 % du PIB en valeur, 45 % pour les investisseurs institutionnels) et subiraient des pertes considérables en capital en cas de remontée brutale du loyer de l’argent. Elles craignent aussi les effets délétères d’un retournement à la baisse des prix d’actifs (effets de richesse négatifs, difficultés pour les acheteurs de logements). Elles répugnent enfin à prendre le moindre risque avec cette croissance flageolante qui pourrait rester molle dans la durée en raison du tassement de la croissance potentielle (baisse de la productivité, vieillissement). L’évolution de la situation japonaise donne une bonne idée des pièges d’un tel engrenage : les politiques monétaires expansionnistes se révèlent vite irréversibles à cause du danger de crise financière qui surgit en cas de normalisation.

Ajoutons, pour finir le tour d’horizon, que les politiques monétaires sont de plus en plus inefficaces pour la bonne et simple raison que les taux d’intérêt sont déjà au plancher, inférieurs au taux de croissance et que l’encours de liquidité est déjà très important. On ne peut pas rejouer éternellement le même scénario. Or, pour qu’une politique monétaire expansionniste ait un effet sur l’économie, alors que les taux d’intérêt sont déjà proches de zéro et que la liquidité est déjà largement excédentaire, il faut qu’elle devienne excessivement expansionniste : à ce stade, ce n’est pas un petit peu de liquidités en plus qui peut modifier l’équilibre économique. Mais cette inefficacité croissante ne dissuade pas les banquiers centraux d’y avoir recours, dans la mesure où les politiques budgétaires sont neutralisées par le niveau très élevé du taux d’endettement public (dans les quatre grands pays de l’OCDE, la dette publique représente près de 140% du P.I.B. en valeur).

Pour toutes ces raisons, la politique monétaire mondiale devrait continuer à augmenter, à moins que les banquiers centraux ne modifient radicalement leurs choix de politique monétaire. Mais cela ne nous semble pas être l’hypothèse la plus probable, compte tenu de l’importance des pressions qui s’exercent sur eux. Un engrenage qui promet de nouvelles crises financières.

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