Tiré du blogue de l’auteur.
La première est que l’État sioniste a délibérément intensifié son attaque contre la « République islamique », en bombardant le consulat iranien adjacent à l’ambassade iranienne à Damas. Le monde entier a vu dans cette attaque, à juste titre, une dangereuse escalade de la guerre de basse intensité qu’Israël mène depuis quelques années contre l’Iran, surtout depuis que ce dernier a commencé à étendre son propre réseau militaire sur le territoire de la Syrie dans le contexte de la guerre qui y a éclaté il y a plus de dix ans. Israël se rend sans doute compte qu’il ne peut pas poursuivre ses attaques contre des cibles iraniennes, et encore moins les intensifier, sans que Téhéran ne soit contraint de réagir.
Le fait est que le leader de « l’axe de la résistance », comme l’Iran aime se décrire, a été très embarrassé ces dernières années par son incapacité à traduire ses menaces répétées en actions à la hauteur de ses paroles. Le coup le plus dangereux qu’il a subi avant l’attaque de son consulat a été l’assassinat par les forces américaines du commandant de la force Qods du Corps des Gardiens de la Révolution islamique, Qassem Soleimani, au tout début de l’année 2020 près de l’aéroport de Bagdad. La réponse iranienne fut terne : elle consista à lancer douze missiles sur les forces américaines depuis la base aérienne d’Ain al-Asad dans le gouvernorat irakien d’Anbar, après avoir averti de l’attaque de sorte qu’aucun soldat américain ne fut blessé (hormis les victimes de commotions cérébrales). Donald Trump a ainsi pu se passer de riposte, car il était évident que l’assassinat de Soleimani était plus grave que la réaction iranienne, ce qui était clairement le résultat attendu par Téhéran.
Tout indique que l’intention de l’Iran lors de sa récente attaque contre l’État sioniste était similaire : se sauver la face en ripostant, mais en limitant l’efficacité de la réponse afin qu’elle ne conduise pas à une contre-attaque. Ainsi, l’Iran a lancé 170 drones et 30 missiles de croisière depuis son territoire, soit sur une distance de 1 500 kilomètres, sachant qu’il faudrait quelques heures à ces engins pour franchir cette distance, de sorte qu’Israël pouvait se préparer à leur arrivée en en abattant un grand nombre avant même qu’ils n’entrent dans son espace aérien, d’autant qu’il bénéficie de l’aide d’alliés, États-Unis en tête. Téhéran affirme même avoir informé Washington du moment de l’attaque, ce que Washington nie, ses sources affirmant qu’ils ont eu connaissance du moment de l’attaque à l’avance grâce aux renseignements (il n’est pas clair s’il s’agit des renseignements américains ou israéliens).
Quoi qu’il en soit, le résultat est qu’aucun des engins cités n’a explosé sur le territoire de l’État sioniste. Pire encore, sur les 120 missiles balistiques lancés par Téhéran, seuls quatre ont touché Israël ! Ainsi, l’État sioniste a pu se targuer d’avoir abattu « 99 % » de ce que l’Iran avait lancé contre lui. S’il est vrai que l’intention de l’Iran était d’atténuer dans une certaine mesure l’effet de son attaque, l’ampleur de l’échec a certainement dépassé ce que Téhéran attendait, de sorte que l’effet dissuasif de l’attaque a finalement été très limité, voire contre-productif en encourageant Israël à aller de l’avant et intensifier la confrontation. En frappant le territoire de l’État sioniste, l’Iran est ainsi tombé dans un piège tendu par celui-ci en lui permettant de lancer une contre-attaque ouverte sur le sol iranien. Si Téhéran s’était contenté d’une réponse proportionnée à l’attaque de son consulat, en attaquant par exemple une ambassade israélienne à Bahreïn ou aux Émirats arabes unis, sa réponse aurait paru légitime et n’aurait pas donné à Israël un droit à l’escalade aux yeux du monde.
Ce n’est un secret pour personne qu’Israël prépare depuis des années une frappe sur le territoire iranien, visant à détruire les installations nucléaires de son ennemi juré. Cette frappe est devenue très urgente aux yeux d’Israël, car Téhéran a considérablement intensifié son enrichissement d’uranium depuis que Trump a répudié en 2018 l’accord nucléaire conclu avec l’Iran par son prédécesseur Barack Obama en 2015. On estime aujourd’hui que Téhéran possède désormais suffisamment d’uranium enrichi avec l’Iran, ainsi que les capacités technologiques, pour fabriquer pas moins de trois bombes nucléaires en quelques jours. Cela place Israël dans un état d’alerte élevé, car la perte de son monopole régional de l’armement nucléaire constituerait un grave revers stratégique. Pire encore, cela attiserait ses craintes d’anéantissement en tant que pays de petite surface, confronté à des ennemis qui souhaitent sa destruction, et dont l’idéologie repose sur une exploitation intensive de la mémoire du génocide nazi des Juifs d’Europe. Cela renforce l’hypothèse selon laquelle l’attaque contre le consulat était une provocation délibérée dans le cadre d’une escalade visant à créer une opportunité pour l’État sioniste de frapper à l’intérieur du territoire iranien, en particulier contre le potentiel nucléaire iranien.
Seule la position américaine pose problème, car Israël ne peut pas risquer une confrontation totale avec son ennemi iranien sans la garantie de protection fournie par son parrain américain. Israël a la capacité de frapper l’Iran en profondeur, en utilisant ses avions « furtifs » F-35, qui échappent à la détection radar. Il possède près de 40 de ces avions, qui peuvent parcourir à pleine charge plus de 2 200 kilomètres, et une distance plus longue après avoir largué leur charge à mi-chemin. Cependant, ils auraient probablement besoin d’un ravitaillement en vol au retour d’une frappe en Iran. Cela nécessite l’aide des États-Unis, ou l’autorisation d’utiliser l’espace aérien d’un des alliés arabes de l’État sioniste situés géographiquement entre lui et l’Iran, puisque le processus de ravitaillement ne peut échapper à la surveillance.
La couverture américaine reste nécessaire pour Israël dans tous les cas, et elle pourrait sembler indisponible vu que Washington a mis en garde à plusieurs reprises contre une escalade israélienne qui pourrait déclencher une guerre dans l’ensemble du Moyen-Orient. La crainte des États-Unis n’est certainement pas motivée par un souci de paix, mais est plutôt la crainte de voir une fermeture du détroit d’Ormuz et une forte hausse des prix du pétrole conduire à une nouvelle crise de l’économie mondiale. Pour cette même raison, Washington n’est pas disposé à intensifier les sanctions contre l’Iran au point d’imposer une interdiction totale de ses exportations de pétrole. Mais d’un autre côté, Washington partage l’inquiétude d’Israël quant à la possibilité que l’Iran acquière des armes nucléaires, et les administrations successives à la Maison Blanche ont répété que cette question constituait, à leurs yeux, une ligne rouge qui nécessiterait leur intervention.
Il est donc possible de douter de la sincérité des appels à la retenue de Joe Biden, sachant qu’il est allé plus loin que son prédécesseur Trump en soutenant l’État sioniste jusqu’à participer pleinement à la guerre génocidaire que ce dernier a menée et mène encore contre Gaza. Biden a appelé à la patience et à la désescalade tout en confirmant en revanche que les États-Unis, même s’ils ne participeront pas à une frappe israélienne sur le territoire iranien, resteront déterminés à protéger leur allié régional, ce qui est exactement ce dont ce dernier a besoin afin de lancer son attaque. Israël est conscient que l’administration américaine ne peut pas prendre le risque de participer à une attaque dont l’issue est incertaine et dont l’échec pourrait se répercuter sur elle et entraîner la défaite de Joe Biden aux élections présidentielles à l’automne prochain. La conclusion de tout ce qui précède est que la logique stratégique incite Téhéran à accélérer son acquisition de l’arme nucléaire et à le faire savoir une fois que ce sera fait, car c’est le moyen de dissuasion le plus efficace que l’Iran puisse acquérir.
Gilbert Achcar
• Traduction de ma tribune hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est paru le 16 avril en ligne et dans le numéro imprimé du 17 avril. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.
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