9 novembre 2016 | article de la Revue Du Crieur | tiré de médiapart.fr
Donald Trump n’est certainement pas un intellectuel. Mais il existe certains intellectuels qui pensent le « trumpisme ». « Premier journal académique de #trumpisme radical », l’étonnant Journal of American Greatness ( JAG ) a été pionnier en publiant, au mois de février 2016, des articles de fond comme « Vers un trumpisme raisonnable et cohérent » ou d’autres aux titres intrigants, tels que « Paleo-Straussianism, Part I : Metaphysics and Epistemology ».
Ce qui a débuté comme une blague potache anonyme a pris une dimension inattendue, répondant manifestement à une demande de théorisation sérieuse. Au-delà du personnage farcesque sorti de la télé-réalité qui enchaîne les provocations et les contradictions, il existerait une véritable idéologie trumpienne, que le JAG résume en quelques notions clés : « Le contrôle des frontières, le nationalisme économique, une politique étrangère fondée sur les intérêts nationaux et l’évaluation de toute mesure gouvernementale à l’aune d’un seul critère : aide-t-elle ou pénalise-t-elle les Américains ? » Et ce serait bien ces idées qui vaudraient à Trump son succès auprès d’une partie significative de la classe moyenne blanche. Le candidat républicain n’étant pas « capable de réfléchir au sens de sa popularité et à comment en faire quelque chose. D’autres doivent faire ce travail », écrit le JAG.
La revue a mystérieusement disparu en juin, emportant avec elle toutes ses archives, mais quantité de sites, tels que Radix Journal, Vdare, Occidental Observer, Counter-Currents, Arktos, ou encore American Renaissance, s’efforcent de traduire le « conservatisme des tripes » du candidat républicain en pensée politique articulée. Ils appartiennent à la galaxie nationaliste d’extrême droite baptisée « alt-right », pour « alternative right ».
Le 25 août, Hillary Clinton a nommé la bête pour la première fois. Lors d’un discours à Reno, dans le Nevada, elle a accusé son adversaire d’endosser cette « idéologie raciste émergente », en notant que, si une « frange paranoïaque » et raciste a toujours existé dans le paysage politique, « c’est la première fois que le candidat d’un grand parti l’alimente, l’encourage et lui sert de mégaphone national ».
D’abord cachés dans les bas-fonds du Web, les adeptes du mouvement alt-right gagnent en assurance et en visibilité depuis l’ascension du sulfureux New-Yorkais, dont les promesses sur la construction d’un mur à la frontière mexicaine et l’expulsion de 11 millions d’immigrés valident leurs rêves les plus fous. Le site Counter-Currents, au centre de cette galaxie, affirme par exemple atteindre les 130 000 visiteurs uniques par mois. Et, depuis quelques mois, tous les grands organes de la presse américaine ont consacré au moins un grand papier de décryptage à ce phénomène, dont il est difficile de mesurer précisément l’influence, mais qui a clairement le vent en poupe.
Les « théoriciens » de ce mouvement d’extrême droite s’appellent Kevin MacDonald, Jared Taylor, Greg Johnson ou encore Richard Spencer. Ils s’efforcent d’affiner la doctrine d’une « droite alternative » appelée à supplanter le conservatisme jugé obsolète d’un Parti républicain dont les obsessions libre-échangistes, budgétaires et fiscales ne serviraient que l’élite internationale de Davos. Déterminés à défier la « tyrannie du politiquement correct » pour clamer haut et fort un nationalisme autoritaire décomplexé, « ces auteurs se perçoivent comme les intellectuels organiques du régime qu’ils souhaitent faire advenir, explique Harrison Fluss, professeur de philosophie à Stony Brook University et spécialiste de la droite américaine. Mussolini avait Filippo Tommaso Marinetti, Hitler avait le théoricien Alfred Rosenberg, le philosophe Martin Heidegger et le juriste Carl Schmitt ».
Quels sont les contours de cette pensée d’extrême droite élaborée outre-Atlantique, encore marginale mais qui ne cesse de gagner du terrain à la faveur de la candidature Trump à la présidentielle américaine ? Si tous les courants de cette nébuleuse ne sont pas aussi favorables que le JAG au programme du magnat de l’immobilier, tous apprécient son potentiel de disruption de l’ordre actuel. À une extrémité du spectre, on trouve les « néoréactionnaires », des libertariens élitistes et ultra-capitalistes plaidant pour la suppression de la démocratie. À l’autre, se situent les nationalistes blancs de l’alt-right, plus étatistes et moins libéraux sur le plan économique, héritiers du « paléo-conservatisme » des années 1990. Tous ont en commun un rejet du « mensonge égalitaire », aussi bien comme fait que comme valeur, un goût pour l’ordre hiérarchique, ainsi qu’une grille de lecture raciale de la société. Tous haïssent le progressisme (liberalism, en anglais) qui contaminerait aussi bien les partis démocrate que républicain.
La Silicon Valley contre la démocratie
La néoréaction est un mouvement confidentiel, à la fois antimoderne et futuriste, de libertariens désillusionnés né en 2007 avec le blog Unqualified Reservations du programmateur Curtis Yarvin, alias Mencius Moldbug. Pour Yarvin, nourri de la littérature réactionnaire de l’historien contre-révolutionnaire écossais Thomas Carlyle, du penseur élitiste et antimoderne italien Julius Evola et du philosophe phare de la « révolution conservatrice », l’Allemand Oswald Spengler, 1789 marque le début d’un long déclin culturel, uniquement masqué par le progrès technologique. Produit catastrophique de la modernité, la démocratie serait un régime « sous-optimal » et instable, orienté vers la consommation plutôt que la production et l’innovation, qui conduit à toujours plus de taxation et de redistribution. Reprenant à son compte les critiques du philosophe et économiste américain d’origine autrichienne Hans-Herman Hoppe, qui se dit à la fois « anarcho-capitaliste » et « royaliste », la néoréaction pointe aussi l’inadéquation de la temporalité courte du rythme électoral pour la poursuite d’objectifs civilisationnels d’envergure… Le seul remède pour restaurer l’ordre et le progrès serait un élitisme oligarchique bien compris, dès lors que le rôle du gouvernement ne devrait pas être de représenter la volonté d’un peuple irrationnel, mais bien de le gouverner correctement. « Les Américains vont devoir surmonter leur phobie des dictateurs », a prévenu Yarvin dans une « conférence Bil » donnée en Californie en 2012.
Si les libertariens classiques déplorent l’inefficacité des gouvernements démocratiques, incités à courtiser les désirs fluctuants d’un peuple « obtus » systématiquement opposé à la pourtant « vertueuse » dérégulation des marchés, ils n’ont guère de solutions de rechange, et se contentent de prôner une hypothétique disparition de l’État. Yarvin propose, lui, de traiter les États comme des entreprises : les pays seraient démantelés en petites entreprises concurrentes gérées par des P-DG compétents et les actions souveraines seraient détenues par l’élite, reflétant le pouvoir et l’utilité des différents groupes dominants. « Les résidents seraient comme des clients dans un supermarché. S’ils ne sont pas contents, ils ne discutent pas avec le manager, ils vont voir ailleurs, nous explique l’ex-professeur de philosophie à l’université de Warwick, le Britannique Nick Land. Parmi les trois options célèbres d’Albert Hirschman face à une situation politique – Exit, Voice ou Loyalty –, nous misons sur le ressort de l’Exit, alors que la démocratie repose sur le droit de Voice », précise l’auteur de l’essai The Dark Enlightnenment, référence majeure de la néoréaction.
Les textes longs et alambiqués de Yarvin les rendent peu accessibles au grand public. Mais, après tout, si le projet est de retirer le pouvoir aux masses, nul besoin de les convaincre de son bien-fondé. Yarvin s’adresse en fait à ses collègues de la Silicon Valley, qu’il verrait bien aux manettes. Si les techno-entrepreneurs californiens sont généralement réputés proches du Parti démocrate, une partie d’entre eux sont attirés par cette veine plus libertarienne. Le cofondateur de Google, Larry Page, n’a-t-il pas confié son fantasme de disposer d’« un territoire dérégulé dans le monde où il serait possible de tout expérimenter » ? Un rêve que Patri Friedman s’efforce de réaliser. Grand lecteur d’Unqualified Reservations, le petit-fils du fondateur de l’école de Chicago, Milton Friedman, a cofondé le SeaSteading Institute, un projet de plateformes flottantes autonomes libérées de toute emprise étatique. L’un des principaux investisseurs du projet porté par le jeune activiste libertarien est Peter Thiel, le célèbre cofondateur de Paypal, qui a également investi dans… une start-up de Yarvin. Friedman et Thiel sont l’un et l’autre influencés par la philosophie objectiviste de l’icône libertarienne Ayn Rand.
De tous les acteurs de l’économie 2.0, Thiel est celui qui va le plus loin dans la tentation néoréactionnaire. Le champion d’échecs, diplômé de philosophie et de droit, a écrit dans un essai publié en 2009 qu’il ne « croyait plus que démocratie et liberté étaient compatibles ». Et que par « liberté », il fallait entendre « capitalisme », qui n’a hélas « guère de succès auprès des masses », ce « démos non pensant ». Le milliardaire semble mûr pour accueillir l’idée d’un despotisme technologique issu du monde entrepreneurial. « La vérité c’est que les start-up et leurs fondateurs penchent du côté dictatorial parce que cela fonctionne mieux », lâche-t-il dans une conférence donnée à Stanford en 2012. Le lien de subordination du salarié envers son employeur, reconnu dans le Code du travail, atteste de la nature inégalitaire du fonctionnement de l’entreprise. Yarvin et Thiel en tirent la conclusion non pas qu’il faudrait plus de démocratie dans les entreprises, mais qu’il en faut moins au sein des États. De même que, pour Nick Land, « les dragons asiatiques (Hong Kong, Singapour, Corée du Sud et Taiwan) offrent de bons modèles de régimes capitalistes et autoritaires efficaces ».
Cet autoritarisme peut certes sembler incompatible avec l’anti étatisme et la défense des libertés individuelles généralement associés à l’idéologie libertarienne. En pratique, toutefois, « le libertarianisme s’accommode très bien de régimes dictatoriaux, rappelle Harisson Fluss. Le fondateur de l’école autrichienne, Friedrich Hayek, a par exemple soutenu le colonel Pinochet au Chili ». La contradiction ne semble en tout cas pas gêner Thiel, qui investit simultanément dans Leafly, une application mettant en relation vendeurs et consommateurs de cannabis – projet pro-marché et libertarien s’il en est –, et dans Palantir, un agrégateur de données personnelles vendues notamment à des agences gouvernementales.
La volonté d’appliquer l’ultra-rationalité économique à l’amélioration « apolitique » des modes de gouvernement n’est pas étrangère à l’ambition d’un autre mouvement, également en vogue chez les techno-enthousiastes de la Silicon Valley : le transhumanisme. Avatar de l’eugénisme du XXe siècle, il prône le droit de se servir de la technologie pour accroître les capacités physiques et mentales de l’homme. Avant de lancer Unqualified Reservations, Yarvin contribuait d’ailleurs à Overcoming Bias, le blog du chercheur Eliezer Yudkowsky consacré à l’intelligence artificielle, les biais cognitifs et la psychologie évolutionniste. Quant à Peter Thiel, qui se dit « contre les impôts confiscatoires, les collectifs totalitaires et l’idéologie de l’inévitabilité de la mort de tous les individus » [1], il finance notoirement les recherches sur l’extension de la durée de vie du biogérontologue Aubrey de Grey, prend des pilules hormonales de croissance et envisagerait de se faire transfuser le sang de jeunes hommes ou femmes.
Dans leur quête de perfectionnement de l’humanité, les néoréactionnaires s’intéressent naturellement à ce qu’ils appellent pudiquement la « biodiversité humaine », en réalité le « darwinisme appliqué à la race humaine », traduit Nick Land. Ils adhèrent aux théories pseudo-scientifiques sur l’inégale intelligence entre les « races », que l’on trouve par exemple dans l’ouvrage The Bell Curve. Intelligence and Class Structure in American Life (« La courbe en cloche. Intelligence et structure de classe dans la vie américaine »), paru en 1994. Les questions raciales ne sont toutefois pas centrales pour les néoréactionnaires, dont la priorité demeure le remplacement de la démocratie par un régime élitiste plus efficace. Elles sont en revanche incontournables pour leurs « cousins » d’extrême droite, les nationalistes blancs, noyau dur de l’alt-right.
« Make America White Again »
Les nationalistes blancs partagent de nombreuses références intellectuelles avec les néoréactionnaires, notamment parmi les auteurs réactionnaires critiques du libéralisme politique et de la démocratie. Mais si les néoréactionnaires ont de la sympathie pour le nationalisme blanc, ils ne s’y reconnaissent pas pour autant : « L’alt-right et le trumpisme sont trop politiques, étatistes, nationalistes, démocratiques, populistes et souvent critiques du capitalisme pour nous plaire, résume Nick Land. Le régime que nous voulons repose sur l’Exit ; le romantisme et le tribalisme du nationalisme blanc relèvent plutôt de la Loyalty. »
Bien que rejetant l’universalisme des Lumières, le nationalisme n’en est pas moins le produit de l’époque moderne, au même titre que la démocratie ou le socialisme, ce qui le discrédite d’emblée aux yeux des néoréactionnaires. Les frontières sont toutefois assez poreuses, comme l’illustre le choix de Peter Thiel de soutenir officiellement Donald Trump. « De nombreux adeptes de l’alt-right sont d’anciens libertariens qui soutenaient Ron Paul [ candidat à l’investiture du Parti républicain en 2008 et 2012 et disciple d’Ayn Rand ] nous explique le nationaliste blanc Greg Johnson, lui-même venu du libertarianisme. Quand on regarde les libertariens, on s’aperçoit vite qu’ils sont tous blancs. C’est une idéologie implicitement blanche. »
La mouvance se conçoit comme ouverte et hétéroclite, accueillant toutes sortes de sensibilités ou courants plus anciens, souvent proches mais parfois contradictoires, parmi lesquels on trouve des identitaires, des suprématistes blancs, des néopaïens, des traditionalistes, des eugénistes, des nativistes, des monarchistes et des masculinistes. Une même personne se reconnaissant souvent dans plusieurs tendances à la fois… Mais le nationalisme blanc est indéniablement ce qui les relie tous. Plus ou moins obsédés par les divers « complots juifs » et l’influence d’Israël sur la politique américaine, selon les tendances, les nationalistes blancs rêvent tous de restaurer la grandeur de la civilisation occidentale, aujourd’hui engluée dans la médiocrité égalitariste, consumériste et multiculturelle.
L’une des vedettes les plus en vue de l’alt-right s’appelle Richard Spencer. Président depuis 2011 du National Policy Institute, un think tank nationaliste blanc fondé en 2005, c’est lui qui a fondé en 2010 le site alternativeright.com, qui a donné son nom au mouvement. Ravi de s’exprimer dans les médias et de raconter son cheminement intellectuel, ce fan de Nietzsche et de Carl Schmitt se montre tout à fait cordial pendant nos deux heures de discussion sur Skype. « J’ai fait mes études au début des années 2000, en pleine “fin de l’histoire”, où le consensus à gauche comme à droite était que l’on avait réglé tous les problèmes : chacun pouvait faire ses courses à Wal Mart, recevoir des allocations sociales, voir du porno gratuit, prendre des drogues ou des antidépresseurs. On avait créé une masse mondiale d’humanité indifférenciée satisfaite par le marché ou l’État-providence. Or je rejetais viscéralement cette idée. Je voulais que l’Histoire reprenne son cours. »
Voilà pourquoi il vibre à la promesse de Trump : « Make America Great Again ! » Pour l’alt-right, cette promesse d’un avenir radieux convoque très concrètement l’imaginaire conquérant de la conquête spatiale. « Le roman qui m’a le plus influencé n’est pas La Source vive d’Ayn Rand, mais Dune, de Frank Herbert », confie le docteur en philosophie et fondateur de la maison d’édition nationaliste Counter-Currents, Greg Johnson. Dans ce classique de la science-fiction, une humanité mentalement supérieure a conquis une grande partie de l’univers, sur lequel l’empereur Shaddam IV exerce un pouvoir de type féodal. Johnson évoque avec ferveur les « valeurs archaïques » que véhicule le livre – « l’identité, l’ethos aristocratique et l’ethos guerrier ».
Si Johnson ne suit pas la néoréaction dans son rejet absolu de la démocratie, la république qu’il appelle de ses vœux est tout sauf inclusive et égalitaire. « Comme la “vieille droite” fasciste et nazie, la “nouvelle droite” américaine aspire à créer une société d’ordre hiérarchique, homogène et unifiée du point de vue racial et culturel », nous explique-t-il sérieusement. Mais, de la même manière que la nouvelle gauche n’a aucun mal à désavouer les atrocités de la vieille gauche stalinienne tout en conservant ses idéaux, la “nouvelle droite” se construit sur un rejet explicite du totalitarisme, de l’impérialisme et du génocide. » Parmi les inspirateurs phares des « intellos » de l’alt-right figurent Alain de Benoist et Guillaume Faye, les penseurs de la Nouvelle Droite française réunis dans le Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne ( GRECE ), qui avait œuvré à rebâtir une extrême droite présentable après sa délégitimation post-Seconde Guerre mondiale.
Race et identité
S’inscrivant dans leur lignée, Richard Spencer se présente comme un nationaliste « identitaire ». « La question la plus importante, avant l’économie ou la politique étrangère, est celle de l’identité. Or l’identité blanche est définie comme l’héritage biologique et culturel de l’Europe. » Il se plaît à pointer les supposées incohérences d’une gauche prête à toutes les contradictions pour échapper au « tabou de la race » : « Les races seraient égales, mais les Blancs opprimeraient les autres… sauf que les races n’existent pas, raison pour laquelle il faudrait plus de diversité raciale ! » parodie-t-il dans son journal Radix. Il feint ainsi d’ignorer la distinction entre l’existence de races comme construction sociale produisant des effets concrets sur les « racisés » et l’inexistence de la race en tant que concept génétique et biologique valide.
Comme l’« ethno-différentialiste » Alain de Benoist, les identitaires américains développent une argumentation assez sophistiquée pour donner une allure sérieuse à leur « réalisme racial » inégalitaire tout en réfutant toute accusation de racisme. La génétique étant de peu de secours, puisqu’il a été prouvé que tous les individus ont à 99,5 % le même génome, ils convoquent les trouvailles douteuses de la biologie évolutionniste et des sciences cognitives pour affirmer l’existence de différences races, ainsi que la préférence naturelle et inévitable qu’aurait chaque individu pour la sienne, « comme un enfant préfère son père aux autres hommes », expliquait Alain de Benoist dans sa revue Éléments en 1974.
Ils se gardent bien toutefois d’affirmer d’emblée que la race blanche serait supérieure aux autres : « Aucune race n’est supérieure sur tous les plans », écrit Richard Spencer. Tout dépend du contexte. [ … ] Les Africains de l’Ouest peuvent être “supérieurs” en sprint, d’autres races peuvent avoir plus de facilités dans d’autres domaines. » On devine le glissement hasardeux qui se profile… Après avoir gracieusement crédité les Noirs de talents athlétiques inédits, il est libre de s’interroger sur les atouts des autres races. D’après lui, les Blancs et les Asiatiques seraient plus intelligents que les Noirs parce que leurs ancêtres, les chasseurs-cueilleurs, ayant dû survivre aux hivers froids du Nord, auraient développé une intelligence et un sens de l’anticipation dont les ancêtres des Africains n’auraient pas eu besoin sous les tropiques. « Ce n’est ni juste ni injuste, c’est simplement le résultat de l’évolution », écrit-il. Et si les Asiatiques sont selon lui « plus intelligents que les Blancs », ils seraient néanmoins plus « conformistes », ce qui expliquerait qu’à l’époque moderne « la vaste majorité des grandes réalisations dans l’histoire fut l’œuvre d’hommes blancs vivant en Europe et, plus récemment, en Amérique du Nord ». Et voilà comment l’inégalité raciale, chassée en introduction, revient tranquillement dans le corps du texte.
C’est d’ailleurs en grande partie au nom de cette inégalité que Richard Spencer tient à distance le christianisme, se distinguant ainsi de la droite religieuse américaine incarnée notamment par le Tea Party. « Culturellement, la civilisation blanche européenne est chrétienne, et nous la défendrons comme telle si elle est attaquée. Mais nous ne sommes pas particulièrement croyants et nous sommes surtout sceptiques quant au message égalitariste, individualiste et universaliste de Jésus, qui peut être vu comme proto-gauchiste et proto-multiculturel, nous explique-t-il. Contrairement à ce que les gens pensent souvent, le libéralisme et le christianisme ne sont pas en conflit, au contraire. » Une fois affirmée la grandeur de la « race blanche », reste donc à échapper à la « dissolution » démographique et au « fléau » d’une société multiraciale, qui mène, d’après Spencer, « inéluctablement à la concurrence, à la jalousie, au ressentiment ou au génocide ».
Pour une « épuration lente »
En termes de politique concrète, l’alt-right milite donc pour une limitation drastique de l’immigration et pour l’expulsion de tous les illégaux. « L’Amérique n’est pas une nation d’immigrants, écrit le JAG. Nous sommes une nation de colons, qui avons ensuite choisi d’accepter des immigrés, puis de ne pas le faire, et nous pouvons choisir d’ouvrir ou de fermer nos portes à notre propre discrétion. » Greg Johnson nous explique qu’à court terme « un objectif raisonnable serait de revenir à la situation d’avant 1965, date avant laquelle 90 % des Américains étaient d’origine européenne ». Pour cela, il ne préconise rien de moins qu’une « épuration lente » consistant à « inciter doucement » les descendants de deuxième ou troisième génération à rentrer dans leur pays d’origine.
« Les gens acceptent bien de déménager quand ils perdent un emploi ou quand les loyers sont trop chers en raison de la spéculation immobilière. Pourquoi ce que l’on accepte de faire à cause du capitalisme on ne le ferait pas pour une raison bien plus noble et importante ? Le processus peut prendre une cinquantaine d’années, mais si on le lançait, on saurait dès maintenant que notre avenir est sauf », nous explique-t-il. Ceci est l’objectif « raisonnable » de court terme.
Mais Spencer et Johnson voient plus loin. Car pour obtenir une société vraiment homogène, encore faut-il la purger de ses citoyens noirs. La solution ? Le séparatisme, avec la création d’un État noir dans le sud des États-Unis. « Après tout, on a déjà créé le Liberia. Je crois en la négociation. Il devrait être possible de convaincre les Noirs que cette solution est aussi dans leur intérêt », pense savoir Spencer. On serait presque soulagé d’apprendre que sa priorité est toutefois « moins de formuler des mesures précises que de promouvoir une conscience raciale et un changement de paradigme ».
Comme souvent, le conservatisme, en tant que réaction aux mouvements progressistes, emprunte consciemment ou inconsciemment les idées ou tactiques de ses adversaires. L’alt-right ne fait pas exception. La « nouvelle droite nord-américaine », comme l’appelle Johnson, doit imiter la trajectoire de la gauche : « Après la Seconde Guerre mondiale, la nouvelle gauche a renoncé à organiser un prolétariat mobilisé bien plus efficacement par le fascisme et le nazisme, développe-t-il. Elle s’est donc lancée sur un autre terrain : la bataille intellectuelle. Elle pense représenter les intérêts des travailleurs mais sa stratégie est élitiste : il s’agit d’influencer la classe moyenne diplômée qui a elle-même le plus d’influence à travers l’éducation, les médias et la culture populaire. Résultat, le communisme est mort, le capitalisme a triomphé et pourtant, dans la sphère culturelle, les valeurs antiblanches et pro-diversité de gauche sont devenues complètement hégémoniques. Nous avons affaire à une oligarchie gauchiste ! » La stratégie de l’alt-right est donc à présent « d’étendre son soft power et de convaincre, à travers des textes, des podcasts, des vidéos, que l’ethno-nationalisme est dans l’intérêt général ».
Outre une politique raciale séparatiste, le nationalisme blanc se traduit, en politique étrangère, par un isolationnisme diamétralement opposé à l’impérialisme démocratique et messianique des néoconservateurs de deuxième génération, portés au pouvoir après le 11 Septembre. Le trumpisme est sans doute moins catégorique dans le refus de tout interventionnisme militaire mais, comme l’alt-right, il fustige les ruineuses entreprises d’« exportation de la démocratie » en Afghanistan et en Irak.
Dans la sphère économique, le nationalisme blanc implique la remise en cause des traités de libre-échange et l’imposition de tarifs douaniers protectionnistes, notamment sur les produits chinois. « Le néolibéralisme le capitalisme mondialisé ) et le communisme ont en commun d’être des idéologies essentiellement internationalistes, analyse un certain Dota, signature régulière et anonyme sur alternativeright.com. Aucun n’a la moindre loyauté envers sa nation. Où nous voyons des nations, les néolibéraux voient des marchés. Où nous voyons des peuples, ils voient de la main-d’œuvre. » Le « capitalisme nationaliste » à la japonaise, qu’il appelle de ses vœux, favorise le secteur privé mais « sans l’obsession de la dérégulation ». Pour que la richesse reste dans la nation, il faudrait appliquer le modèle fordiste consistant à payer correctement les travailleurs et relocaliser la production. Sur son blog Tradyyouth, le traditionaliste Matthew Heimbach va jusqu’à se dire « anticapitaliste » au motif que le capitalisme est une force « déshumanisante » dont « se servent les mondialistes pour casser l’identité ethnique, religieuse et culturelle » des peuples. Citant Noam Chomsky, il juge qu’après avoir promu une idéologie raciste pour « esclavagiser le tiers monde », le capitalisme est désormais antiraciste pour favoriser l’immigration.
Le retour du paléo-conservatisme
Cette redéfinition du clivage politique princeps autour de la réhabilitation des frontières est un héritage du précurseur de l’alt-right : le paléo-conservatisme. Ce courant nationaliste, protectionniste et isolationniste incarné par le journaliste Pat Buchanan, candidat à la présidentielle en 1992, 1996 et 2000, a été théorisé par son conseiller, Samuel T. Francis ( 1947-2005 ). Selon le JAG, cet essayiste est « ce qui se rapproche le plus de la source de la pensée trumpienne ». L’auteur d’un long papier intitulé « From household to nation », paru dans Chronicles Magazine, y expliquait dès 1996 que la mondialisation tant vantée par les deux partis gouvernementaux profitait beaucoup à une petite élite « globale », un peu aux Américains les plus démunis qui accédaient à des produits bon marché, mais pénalisait énormément la classe moyenne américaine subissant la délocalisation de ses emplois et la concurrence des immigrés. Le conseil de Francis à Buchanan pour capter ces voix était donc le suivant : laisser tomber les mantras sur les vertus du libre marché et l’importance de la religion, et promettre plutôt de combattre l’oligarchie transnationale pour rendre aux Américains moyens la place qui devait être la leur dans leur pays. Le paléo-conservatisme proposait ainsi de renouer avec certains principes de la vieille droite américaine, isolationniste jusqu’à la nomination de Dwight D. Eisenhower à l’investiture républicaine en 1952 contre Robert Taft, et protectionniste jusqu’à l’élection de Reagan en 1981.
Suivant en partie ses conseils, Buchanan a remporté les primaires dans quatre États en 1996, sur la base d’un programme hostile à l’Accord de libre-échange nord-américain (NAFTA). Mais le message était prématuré, les conséquences de la mondialisation commençaient tout juste à se faire sentir. Lorsque Trump parle de reprendre le contrôle des frontières, il s’adresse à une classe moyenne ayant subi la déflagration de la grande récession de 2008. En réactivant l’héritage du paléo-conservatisme, l’alt-right cherche à accélérer la recomposition en cours du champ politique, où les « guerres de frontières » seraient en train de remplacer les « guerres des valeurs », résume le politologue du think tank New America Michael Lind.
Depuis la fin de la guerre froide et la disparition de l’ennemi soviétique, qui permettait d’unifier toutes les tendances, le GOP ( Grand Old Party ) a essayé de se réinventer sur la base d’une croisade morale, notamment en épousant les combats de la droite religieuse. La victoire de Trump, connu pour ses prises de position pro-choix, dans les primaires des États du Sud, signe l’échec de cette stratégie. « Trump et l’alt-right semblent comprendre que les guerres culturelles sur l’avortement et le mariage homosexuel sont contre-productives. [ … ] L’avenir, aux États-Unis et dans le monde, sera défini par l’opposition entre mondialistes et antimondialistes », prédit un jeune thésard nommé Peter Calautti dans une tribune publiée sur le site Vox et intitulée « Je suis doctorant et j’ai hâte de voter pour Donald Trump ».
Quant au Parti républicain, dont « les cadeaux fiscaux pour les riches et les guerres sans fin au Moyen-Orient sont le seul cheval de bataille », il doit être « détruit, car il ne représente personne à l’exception de la classe de ses donateurs », tranche-t-il. Dans cette perspective, Trump est « une arme. Je vote pour lui avant tout pour punir les républicains ».
Sur la défensive, les conservateurs américains observent avec inquiétude la progression de ces nouveaux envahisseurs. « Au début, l’alt-right était confinée à la section des commentaires de divers sites, puis elle s’est déplacée sur Twitter, puis elle s’est créée ses propres sites, et maintenant ses idées sont publiées et défendues sur des sites associés au mouvement conservateur et au Parti républicain ! » s’étrangle le journaliste conservateur Matthew Continetti dans Commentary Magazine. De fait, le site conservateur The Federalist a publié « Une défense intellectuelle de Trump ».
Les gardiens du temple conservateur désarmés
Continetti est nostalgique de l’époque où les frontières du conservatisme américain « légitime » étaient bien gardées, en particulier par l’essayiste William F. Buckley. Lancée en 1955 sur fond de guerre froide, sa National Review sert alors de matrice à la refondation d’un conservatisme moderne fusionnant le libéralisme économique mobilisé depuis les années 1930 contre le New Deal avec le traditionalisme des valeurs morales et l’anticommunisme. Dans l’histoire idéalisée du conservatisme, telle que la relate Continetti, la revue mythique a su à la fois bannir les réactionnaires, les conspirationnistes et les antisémites qui pullulaient à droite, tout en accueillant de « nouveaux convertis » de l’autre bord, tels que la première génération de néoconservateurs anticommunistes quittant un Parti démocrate jugé trop accommodant avec l’URSS.
Alors que ce nouveau mouvement conservateur s’emparait du Parti républicain en 1964, avec la nomination de Barry Goldwater comme candidat à la présidentielle, la National Review continuait de jouer les arbitres, défendant notamment Richard Nixon contre le populisme sudiste du candidat George Wallace en 1968. Même après que le conservatisme moderne est arrivé au pouvoir avec l’élection de Ronald Reagan en 1981, la revue n’a pas cessé son travail de « vigile », excluant notamment les paléo-conservateurs, trop anti-guerre, dans les années 1990 et 2000. Logiquement, la revue iconique a pris position « contre Trump », comme l’indique le dossier du numéro de février 2016 qui s’efforce de démontrer que le milliardaire new-yorkais n’est pas un « vrai conservateur ». « Mais que pèse une revue à l’ère d’Internet ? se désespère Matthew Continetti. Longtemps, le conservatisme a ressemblé à l’Église catholique : le pape Buckley publiait des bulles et excommuniait les hérétiques. Mais, aujourd’hui, le conservatisme ressemble plus à l’islam, avec un nombre illimité de mollahs diffusant des fatwas contradictoires. »
En vérité, l’affirmation selon laquelle l’alt-right ou le trumpisme constitueraient une rupture inédite avec le « vrai conservatisme » modéré, pragmatique et tolérant cher à la National Review est hautement discutable. Le conservatisme si respectable de son fondateur, Buckley, n’était pas exempt de racisme et d’antidémocratisme. Dans son édito de 1957 « Pourquoi le Sud doit dominer », il fustige le mouvement des droits civiques et le suffrage universel en ces termes : « La communauté blanche du Sud a-t-elle le droit de prendre les mesures nécessaires pour dominer politiquement et culturellement là où elle ne domine pas numériquement ? La réponse simple est oui – parce ce que, pour le moment, c’est la race avancée. » Et la revue qui critique aujourd’hui le « populisme » de Trump n’avait rien en 2008 contre celui de Sarah Palin, désormais supportrice enthousiaste du milliardaire.
La National Review a, en réalité, toujours jonglé entre les différentes tendances de la droite. Si elle s’est finalement rangée dans le camp des néoconservateurs, elle fut aussi longtemps un lieu d’accueil pour les paléo-conservateurs isolationnistes. Et même après leur « expulsion », le nationalisme blanc a refait surface dans ses colonnes, sous d’autres signatures. Certains des contributeurs mobilisés dans le dossier « anti-Trump » ne sont guère moins racistes et conspirationnistes que lui, à commencer par Glenn Beck, le polémiste vedette du Tea Party qui a réussi à se faire renvoyer de Fox News à cause de ses dérapages à répétition. La même cohabitation idéologique est perceptible au sein du Parti républicain, confronté à un dilemme semblable : défendre le conservatisme « idéologique » ultra-libéral de ses donateurs ou celui plus « populiste » des électeurs ? En 2008, le compromis avait été de nommer Sarah Palin vice-présidente en « ticket » avec John McCain.
« Si les républicains détestent autant Trump, ce n’est pas parce qu’il trahirait les fondements idéologiques du conservatisme ou qu’il serait trop provocateur dans son style, c’est parce qu’ils ont fait, en 2006, l’analyse lucide de leur déclin électoral. Ils ont compris que, dans un pays où les Blancs seront bientôt en minorité, le nationalisme blanc est une stratégie vouée à l’échec en train d’achever le parti, nous explique le militant socialiste Paul Heideman, docteur en études américaines. Mais ses idées s’inscrivent parfaitement dans l’histoire de la droite américaine. »
Ainsi, le nationalisme blanc n’est qu’une forme parmi d’autres du conservatisme américain. « Certains conservateurs critiquent le marché libre, d’autres le défendent. Certains s’opposent à l’État, d’autres l’accueillent. Certains croient en Dieu, d’autres sont athées. Certains sont localistes, d’autres nationalistes et d’autres encore internationalistes. Certains, comme Burke, sont les trois à la fois. Mais ce sont là des improvisations historiques – tactiques et substantielles – sur un même thème », écrit Corey Robin dans son ouvrage The Reactionnary Mind. Quel est ce thème ? « L’idée que certains sont plus capables de gouverner les autres et qu’ils devraient le faire, écrit-il. La tâche contre-révolutionnaire de la droite est toujours restée la même : contre l’appel à la liberté et à l’égalité des révolutionnaires ou réformistes de gauche, renforcer les remparts du privilège. De la Révolution française au New Deal, du mouvement pour les droits civiques à la libération des femmes, les conservateurs ont toujours défendu les hiérarchies sociales, distribuant des droits à quelques-uns et des devoirs au grand nombre. »
Comment enrôler les masses dans un projet élitiste qui les dessert ? Voilà toute la difficulté du conservatisme dans un régime démocratique. La réponse reste la même depuis le XIXe siècle : en créant ou renforçant d’autres hiérarchies, de « races » ou de genre, que ce soit à l’usine, dans les champs ou au sein de la famille. « Avec nous, les deux grandes divisions de la société ne sont pas les riches et les pauvres, mais les Blancs et les Noirs », affirmait déjà l’esclavagiste John C. Calhoun. Le militant pour les droits civiques W.E.B. Du Bois le formulait autrement en jugeant qu’au temps de l’esclavage même le Blanc le plus pauvre touchait un « salaire psychologique » du fait de sa supériorité vis-à-vis du Noir.
Les « Cuckservatives » en ligne de mire
Le « vrai conservatisme » peut jouer les effarouchés, mais il s’est toujours nourri de sang neuf, mobilisant une rhétorique populiste et radicale contre l’incurie des élites. Bourgeois, irlandais et catholique, le père du conservatisme moderne anglo-américain, Edmund Burke, était un outsider de l’establishment britannique du XVIIIe siècle. William F. Buckley lui-même s’est fait connaître en lançant des attaques virulentes contre l’hypocrisie de l’establishment progressiste et en présentant le conservatisme comme une rébellion contre l’ordre établi. « Le talon d’Achille du conservatisme, c’est sa victoire, résume Corey Robin. Quand il bat la gauche, il perd son énergie hargneuse. » Or non seulement la fin de la guerre froide a éliminé son adversaire communiste, mais il n’a plus guère d’adversaire à gauche, le Parti démocrate s’étant converti à la plupart de ses dogmes budgétaire, libre-échangiste et sécuritaire sous le mandat de Bill Clinton. Depuis, le Parti républicain a tout fait pour pousser son avantage. « Le parti n’a cessé de se droitiser depuis la “révolution républicaine” de 1994, année où il a raflé cinquante-quatre sièges à la Chambre des représentants sous la houlette de Newt Gingrich, explique Pap Ndiaye, directeur du département d’histoire à Sciences Po Paris. Il a d’abord incorporé les extrémistes de la droite religieuse, puis, en 2010, il a encore fait un bond à droite en absorbant les radicaux du Tea Party. »
Voilà donc le paradoxe : le triomphe du conservatisme le rend vulnérable au tourbillon de ces nouveaux outsiders combatifs. Dont les réseaux sociaux sont le principal terrain de jeu. Car si l’extrême droite nord-américaine a ses têtes pensantes, elle a aussi son armée de trolls. Ouvertement racistes, homophobes et misogynes, ces jeunes cyber-activistes anonymes ne se donnent pas la peine d’étoffer leurs raids numériques et leurs montages photoshop d’arguments pseudo-scientifiques ou philosophiques. Les « intellectuels » les considèrent néanmoins comme une force de frappe indispensable pour mener leur bataille culturelle contre le politiquement correct.
En tant que sous-culture web, l’alt-right a une histoire indissociable de celle des imageboards, ces forums à images anonymes dont le plus célèbre est 4chan. L’absence de modération et l’anonymat qui distingue 4chan des réseaux sociaux habituels ont transformé le site initialement conçu pour accueillir des discussions relatives à l’« anime » (les dessins animés japonais) en déversoir de haine.
Laboratoire à memes (ces images ou vidéos, souvent comiques, qui font le buzz sur Internet) et fourmilière à complots, le site qui a vu naître les Anonymous et les lolcats est rapidement devenu un terreau de recrutement pour les suprématistes blancs. Théâtre de moqueries cruelles, 4chan développe de nouvelles techniques de cyber-harcèlement, qui se sont données à voir de manière spectaculaire en août 2014, pendant l’affaire du « GamerGate », lorsque la développeuse Zoe Quinn et la féministe Anita Sarkeesian ont été attaquées par la nébuleuse geeko-machiste à cause de leur dénonciation de la misogynie dans l’industrie des jeux vidéo. Finalement bannis de 4chan, les gamergaters se sont rapatriés sur un site encore moins régulé, 8chan, où ils ont été rejoints et soutenus par des réactionnaires et masculinistes de tout poil. La controverse initiale a fini par retomber, mais la machine de guerre alt-right est bien en ordre de bataille.
Leurs adversaires ? La néoréaction les appelle la « Cathédrale », l’alt-right la « Synagogue ». Est ainsi désigné le complexe culturel – composé des universités prestigieuses de l’Ivy League, du New York Times et de Hollywood – qui organiserait le consensus universalo-égalitariste dans le débat public. Autrement dit, ce seraient les producteurs du politiquement correct qui empêcheraient de diffuser la « vérité » sur l’échec de la démocratie, l’influence des Juifs, le danger musulman ou l’importance de la « race ».
Coqueluche du GamerGate et supporter inconditionnel de Trump, le jeune journaliste exubérant du site conservateur Breitbart Milo Yiannopoulos met d’ailleurs en avant le désir ludique de se rebeller contre ce règne du politiquement correct pour minimiser la nature réellement raciste du mouvement : « Tout comme les jeunes des années 1960 aimaient choquer leurs parents par la promiscuité, les cheveux longs et le rock’ n’ roll, les jeunes brigades de geeks de l’alt-right choquent les vieilles générations avec des caricatures outrageantes. Sont-ils de vrais extrémistes ? Pas plus que les fans de death metal des années 1980 n’étaient de vrais satanistes », relativise-t-il dans son « Guide de l’alt-right à l’usage du conservatisme d’establishment ». Parole de connaisseur : le provocateur professionnel, banni en juillet de Twitter pour avoir mené la campagne de cyber-harcèlement contre la star du film Ghostbusters, Leslie Jones, avait donné une conférence au printemps dernier intitulé « Le féminisme est un cancer », après avoir été emmené sur scène sur un trône porté par des étudiants portant des casquettes « Make America Great Again ». Devenu une sorte d’ambassadeur médiatique du mouvement, Yiannopoulos assure que les vrais suprématistes fanatiques ne représentent qu’une frange minoritaire, utilisée pour discréditer le mouvement. Il n’empêche que si les militants ouvertement néonazis sont effectivement marginaux, les sites supposément plus fréquentables sont tout autant remplis de « preuves scientifiques » de l’inégalité raciale et de « complots juifs ».
Mais, presque plus que les féministes, les Juifs et les Arabes, les cibles privilégiées de l’alt-right sont les conservateurs modernes, effrayés par Trump et terrorisés à l’idée d’être accusés de racisme, qu’ils jugent intoxiqués par les mensonges gauchistes sur l’égalité des sexes et des races. Ils ont inventé une insulte pour eux : « Cuckservative ». Emprunté à une scène de genre pornographique mettant en scène un homme souvent blanc regardant sa femme souvent blanche coucher avec un homme souvent noir, ce néologisme né de la fusion entre « cocu » et « conservateur » désigne le conservateur qui regarde, impuissant, la civilisation blanche se faire cocufier par le politiquement correct et le multiculturalisme.
Le mépris pour les tièdes de leur propre camp et l’admiration pour les stratégies victorieuses de leurs adversaires progressistes sont des traits que l’on retrouve souvent dans l’histoire du conservatisme. Dans ses Considérations sur la France, le père de la philosophie contre-révolutionnaire, Joseph de Maistre, divisait ainsi l’aristocratie en deux catégories – les traîtres et les idiots –, tandis qu’il montrait son respect pour la volonté et la foi des Jacobins. Dans La Conscience d’un conservateur, Barry Goldwater dirigeait sa colère non pas contre les démocrates mais contre la lâcheté de l’« establishment républicain » qui se sent « obligé de s’excuser pour son instinct conservateur ». De même, Greg Johnson n’hésite pas à décréter que « l’épisode le plus glorieux de l’histoire américaine est celle de son mouvement ouvrier », tandis que Richard Spencer n’a pas de mots assez durs pour déplorer l’anti-intellectualisme des conservateurs : « Pour me stimuler intellectuellement, j’ai commencé par lire les auteurs de la pensée critique, Marx, Gramsci, l’école de Francfort, Adorno », raconte celui qui qualifie Buckley de « looser », tout en évoquant l’irréductible différence génétique entre Juifs et non-Juifs…
Toutefois, jouer le rôle de l’outsider iconoclaste ébranlant l’ordre établi ne suffit pas pour lancer un mouvement conservateur. Encore faut-il pouvoir camper le rôle de la victime dépossédée d’un bien, d’un statut ou d’une autorité. L’expérience ou la peur de la perte est en effet l’affect fondamental sur lequel se construit l’idéologie conservatrice, formulée comme promesse de recouvrement et de restauration. Le slogan du Tea Party ? « Take It Back ». Le sentiment de perte est le plus souvent provoqué par les avancées d’un mouvement de contestation et d’émancipation : « C’est ce qu’éprouvent les employeurs dans les années 1930, les suprématistes blancs dans les années 1960 et les maris dans les années 1970 », écrit Corey Robin.
Sans être d’une ampleur comparable, la naissance en 2013 du mouvement antiraciste Black Lives Matter contre les violences policières dynamise aujourd’hui les nationalistes blancs, qui maîtrisent parfaitement la figure rhétorique de l’inversion victimaire : « Il n’y a qu’aux Blancs que l’on demande de ne pas préférer leur propre race. Les Noirs, les Mexicains, les Juifs et les autres ont le droit – et sont même encouragés – à former des organisations exclusives et à poursuivre leurs intérêts particuliers, s’insurge Richard Spencer sur son site. Seuls les Blancs sont dénoncés comme “racistes” s’ils le font. On demande aux Blancs de désarmer unilatéralement dans un monde concurrentiel et hostile. » Les militants de Black Lives Matter réclamant l’égalité effective devant la police et la justice sont considérés comme « directement responsables d’actes de terrorisme », tandis que les mâles hétérosexuels blancs diplômés de l’alt-right qui rêvent d’épuration ethnique et de restauration de l’ordre social seraient des « hérétiques » persécutés par une oligarchie gauchiste bien-pensante. Qui a dit que la victimisation était l’apanage de la gauche ?