On disait qu’il était là pour amuser la galerie ; sa présence et ses discours attiraient certes les foules et surtout une pléthore de caméras, mais on savait pertinemment que, le jour venu, il allait tirer sa révérence, gêné comme un petit enfant qui s’est rendu compte qu’il n’avait ni l’expérience ni l’âge mental pour rivaliser avec des politiciens chevronnés. On riait, riait et les grandes comme les petites chaines de télévision faisaient leur chou gras de la présence de cet homme sur la scène politique : leur côte d’écoute augmentait de façon exponentielle, l’argent de la publicité coulait à flots.
Mais graduellement les rires se sont transformés en rictus. Le « clown » s’est révélé être un communicateur de « talent », un manipulateur de masses. Il s’exprime dans un langage simpliste, truffé de clichés, de slogans, d’insultes à l’égard des immigrés, des Noirs, des femmes, fouettant ainsi l’égo de ces millions d’hommes blancs qui se sentent comme des laissés-pour-compte par le système. Ce sont ces derniers qui ont voté en masse pour Trump.
L’école, l’héritage idéologique familial, la grande presse, Hollywood leur a inculpé depuis leur tendre enfance que l’Amérique est un pays de Blancs, construit par et pour les Blancs ; que la grandeur de « leur pays » est l’œuvre du « génie occidental », que tout autre groupe non-européen est à considérer comme des parasites, des délinquants, des profiteurs, des voleurs de jobs, des prédateurs sexuels, des criminels, bref la racaille. Ces sentiments enfouis et bien enracinés se sont finalement manifestés au grand jour après plus de sept ans de crise économique.
La fermeture, la transformation et la délocalisation de milliers d’industries à haute intensité de main-d’œuvre ont transformé le rêve de beaucoup de ces ouvriers blancs en cauchemar. L’Amérique n’était plus celle de leur père : non seulement le boulot se faisait rare, était de mauvaise qualité et sous-payé, mais les réformes ont bouleversé le paysage social, et, à leurs yeux, les immigrés, les Noirs, les femmes n’étaient plus à leur « place ». L’idée de voir « leur Amérique » se transformer en une nation où les Latinos seront, dans cinquante ans, le groupe ethnique le plus nombreux était difficilement supportable. Il fallait donc retourner à « l’ancienne Amérique », à « la vieille Amérique », celle de leurs ancêtres, des pères fondateurs, celle où l’homme blanc se sentait maître chez lui, où la femme était soumise, confinée à la maison, où les versets de la Bible étaient observés textuellement, et où l’existence de tout autre « race » se justifiait par la nécessité de servir et d’honorer la « race supérieure ».
En faisant de l’expression « Faisons de l’Amérique encore une grande nation » le slogan officiel de sa campagne présidentielle, Donald Trump a bien canalisé tous ces ressentiments.
Il a compris la faillite du système politique officiel traditionnel, qui, depuis particulièrement la crise de 2008, n’offre que chimères et vœux pieux aux masses désœuvrées. Ce système est à bout de souffle. L’arrivée au pouvoir du premier président Afro-Américain eut certes une importance symbolique indéniable, et a suscité beaucoup d’espoir, mais c’est là précisément le problème : la pertinence de l’administration d’Obama restera essentiellement symbolique. Aucune réforme concrète n’a pu être effectuée sous son administration. La petite bourgeoisie noire qui a su trouver une place au soleil grâce à ses diplômes, ses compétences et qui a fait d’Obama le symbole de sa fierté se retrouve maintenant face à une réalité glaciale : on ne combat pas le racisme en mettant de l’avant ses capacités intellectuelles, ses réussites sociales, ses diplômes. C’est une illusion métaphysique, et elle ne fait que conforter une des multiples formes de l’idéologie raciste et paternaliste, à savoir que l’intégration sociale des Noirs, leur acceptation comme citoyens à part entière, dépend uniquement de leur éducation, de leurs efforts, de leur volonté à surmonter les obstacles.
L’arrivée au pouvoir de Donald Trump est symptomatique d’une décomposition du système politique américain. Survenue dans le contexte de la crise du système capitaliste mondialisé, elle ne constitue nullement une alternative mais bien un renforcement de la répression au niveau local et l’accentuation d’une politique militariste sur le plan international, cela malgré la rhétorique prônant le repli sur soi et le protectionnisme du leader républicain. Trump cristallise les forces obscures réactionnaires, qui cherchent dans un passé fantasmagorique à faire revivre l’idéologie de la suprématie blanche. Il est en quelque sorte un syndrome, la personnification d’un ensemble de pathologies sociales trouvant racines dans le fondement même de la nation américaine et qui se manifestent à l’occasion par des crises économiques importantes. Le racisme est certes une échappatoire pour empêcher la classe ouvrière blanche de comprendre les vrais problèmes du pays, il n’en demeure pas moins qu’il représente dans le cas des États-Unis un élément historique, constitutif de la société.
Nous faisons face à un avenir chargé d’ombres, d’incertitudes et de périls. Des dangers d’autant plus réels que gravitent autour de Trump des néofascistes, des néonazies, des racistes, des néoconservateurs, des disciples de Reagan, toutes sortes de vautours prêts à servir, à renforcer encore plus la répression policière, la domination sociale et impériale. Aujourd’hui, la pensée du philosophe italien Antonio Gramsci est d’une actualité brûlante. Cette pensée que l’on cite souvent de lui « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent des monstres » est sans doute une préfiguration de la montée du fascisme européen. À l’heure actuelle, les « monstres » se préparent à prendre le pouvoir, non seulement aux États-Unis, mais aussi en Europe, en Amérique latine. La tâche qui incombe aux organisations progressistes et révolutionnaires consiste non pas uniquement à les combattre, à les dénoncer, mais également et surtout à s’organiser et lutter, pour paraphraser Bertolt Brecht, contre la « bête », dont le ventre toujours fécond, enfanta le fascisme : le capital.