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Débats

La lutte de classes et la géopolitique

En tant que socialistes, notre solidarité devrait être avec la classe ouvrière internationale, non pas avec les gouvernements ou les États.

19 mars 2021 | tiré de Canadian Dimension

Si nous voulons élaborer une forme claire et cohérente de solidarité internationale, nous devons faire face aux contradictions et aux complications du contexte mondial dans lequel se déroulent les luttes ouvrières.

Les États-Unis sont la puissance hégémonique du monde, bien que cette position soit moins sûre que dans le passé. Ils dominent et exploitent les pays de la planète, imposant des régimes fantoches là où ils le peuvent et s’efforçant de reprendre le contrôle lorsque les pays tentent de se libérer. Leurs principaux ennemis sont la Russie et la Chine, que les E-U considèrent comme des « grandes puissances rivales », en particulier la Chine. Une série de pays impérialistes de moindre importance, dont le Canada, agissent comme complices des E-U.

C’est un temps difficile pour l’ordre mondial américain. La crise financière et la récession de 2007-2009 ont été suivies d’une décennie de reprise lente et d’austérité sévère qui ont déclenché les conditions sociales et des politiques amenant à la dangereuse et erratique présidence de Trump. Cette période, avec la pandémie et la crise économique qui s’ajoutent aux problèmes, a vu le prestige américain sur la scène mondiale gravement terni. La présidence de Biden sera consacrée à restaurer la confiance et le respect du rôle de premier plan des États-Unis. Cela a de nombreux aspects, mais aucun aspect n’a l’importance que la nouvelle administration attache à contenir la puissance et l’influence croissantes de la Chine.

Il est difficile d’imaginer une perspective politique crédible à gauche qui ne soit pas hostile à l’impérialisme dirigé par les États-Unis. Cependant, il y a plus à prendre en considération que la carte géopolitique et les actions des gouvernements. Nous vivons dans un monde dans lequel les membres de la classe ouvrière sont confronté.e.s à l’exploitation et à l’oppression et dans lequel elles et ils descendent dans la rue pour contester ces conditions. De telles luttes éclatent partout sur la planète, et la question qui se pose est de savoir quelle position adopter à la résistance de la classe ouvrière des pays qui ont des gouvernements que le département d’État américain a dans sa cible.

Certaines personnes à gauche se concentrent sur le côté géopolitique des choses et voient les pays du monde comme divisés entre un camp dirigé par les États-Unis et un camp anti-impérialiste. Le problème avec cette vision « campiste » est qu’elle favorise une vision plutôt indulgente des régimes oppressifs qui sont opposés à Washington. Pire encore, la lutte de la classe ouvrière dans ces pays est considérée comme décidément dérangeante et entièrement suspecte. Quelle que soit la gravité des griefs en cause ou l’importance de la base populaire qui se mobilise, ceux et celles qui descendent dans la rue sont présenté.e.s comme des dupes de l’Occident. Grayzone est l’un des représentants les moins subtils de cette approche. Un million de personnes peuvent descendre dans les rues pour réclamer des droits démocratiques, mais ce site Web indiquera joyeusement que la présence d’un petit groupe brandissant les Stars and Stripes est la preuve que la protestation est le résultat du National Endowment for Democracy du gouvernement américain.

Exploiteurs locaux, exploitatrices locales.

Les pays que Washington veut soumettre à son contrôle sont toujours des sociétés divisées en classes, avec des capitalistes locaux et locales et des gouvernements qui servent les intérêts de ces exploiteurs, exploitatrices. Les travailleurs et les travailleuses vont résister à l’exploitation et à la répression qui se déchaîne lorsqu’elles et ils le font. Ils et elles ne comprendront pas comment leur protestation contre des employeurs et des employeuses qui leur ont volé leur salaire ou contre un gouvernement qui impose une taxe ruineuse sur des biens et des services de base servent les intérêts de l’impérialisme américain.

On ne peut nier que de tels griefs existent dans des pays dotés de régimes politiques que les États-Unis dénoncent. L’énorme croissance économique en Chine au cours des dernières décennies a créé un niveau d’inégalités qui rivalise avec celui qui existe en l’Occident. L’année dernière il y avait 389 milliardaires en Chine, le deuxième plus grand nombre au monde, et leur richesse combinée s’élevait à $1,2 billion, en hausse de 22% par rapport à l’année précédente. Déjà en 2011, 90% des 1000 individus les plus riches de Chine étaient membres ou même fonctionnaires du Parti communiste au pouvoir, qui dix ans auparavant avait ouvert ses portes aux capitalistes. Cette richesse a été générée par la création d’une énorme puissance industrielle au sein de la chaîne d’approvisionnement mondiale de l’ère néolibérale. Une classe ouvrière, qui comprend des millions de migrant.e.s ruraux et rurales a fait d’énormes profits pour les investisseurs étrangers et les capitalistes chinois.e.s. À partir de 2017, la célèbre firme Foxconn était le plus grand employeur du pays, et les conditions de travail terribles dans ses entreprises ont donné lieu à un phénomène tristement connu sous le nom « suicides de Foxconn ».

La classe ouvrière chinoise est la plus grande du monde et elle est profondément mécontente. Des grèves, des manifestations, et des protestations éclatent tout le temps. Un reportage sur une tentative de former un syndicat de Shenzhen en 2018 raconte la collusion entre les travailleurs et les travailleuses, d’un côté, et les employeurs et la police, de l’autre. « Quand le patron nous dit que nous causons des ennuis, vous, les flics, leur faites confiance et vous envahissez l’usine pour nous battre et nous emmener au poste de la police… À vos yeux nous sommes de minuscules insectes qui attendent qu’on les écrase », a déclaré un travailleur.

La Russie, pour sa part, est la plus inégale des grandes économies du monde suite du processus de privatisation hautement corrompu qui a eu lieu après l’effondrement de l’Union soviétique. Ce pays connaît aussi des grèves. Dans le cas de l’Iran, pays que Washington cherche certainement à dominer, il y a là aussi de la contestation contre employeurs exploiteurs et contre la répression brutale de la part de l’État. Il ne fait aucune doute que les sanctions américaines aggravent massivement les difficultés économiques de ce pays. Mais, lorsque les travailleurs et les travailleuses participent à des rassemblements de protestation à travers le pays contre les salaires impayés à travers le pays, comme ils et elles l’ont fait l’année dernière, nous ne pouvons pas considérer leur lutte comme géopolitiquement gênante.

Nous célébrons la défaite du régime du coup d’État en Bolivie et le retour au pouvoir du MAS. Mais même lorsque nous soutenons une direction politique, nous ne devons pas considérer que les travailleurs et les travailleuses n’ont pas de griefs et le droit de les faire valoir. En 2016, alors qu’Evo Morales était encore président, des personnes handicapées se sont rendues dans la capitale pour réclamer une pension de base. La police anti-émeute a attaqué les manifestant.e.s avec une brutalité choquante. Il fallait dans ce cas contester Morales pour son refus de rencontrer les personnes handicapées ou de répondre à leurs justes demandes. Lorsque j’ai diffusé des informations sur cet incident sur les réseaux sociaux, plusieurs personnes ont accusé les manifestant.e.s handicapé.e.s d’être des comparses de Washington. Cela reflète une perspective politique profondément désorientée.

Internationalisme

Comment, alors, élaborer une approche de la solidarité internationale qui soutient les luttes des classes populaires dans le monde sans réconforter nos ennemis à Washington et à Ottawa ? Je propose quatre considérations.

Premièrement, l’ennemi principal est vraiment chez nous. Le camp impérialiste dirigé par les États-Unis est le plus grand exploiteur mondial, et nous devons faire tout ce que nous pouvons pour l’affaiblir. Nous devons contester ses actes d’agression et condamner sa concurrence internationale. Lorsque le gouvernement américain ou canadien simule une indignation morale face au bilan de la Chine en matière de droits humains, nous devons dénoncer leur hypocrisie et signaler leurs propres crimes sur la scène mondiale. Je crois fermement que l’oppression des Ouïghours au Xinjiang est bien réelle. Mais ce n’est pas le gouvernement Trudeau qui peut faire la leçon à la Chine. Si Trudeau veut faire progresser les droits de la personne, qu’il assure que les communautés autochtones aient de l’eau potable ; qu’il cesse d’armer l’État saoudien qui pratique la torture ; et qu’il fasse sortir les sociétés minières canadiennes du Xinjiang.

Deuxièmement, si nous voulons développer une forme claire et cohérente de solidarité internationale, nous devons être prêt.e.s à faire face aux contradictions et aux complications du contexte mondial dans lequel se déroulent les luttes populaires. Il ne fait aucun doute que Washington tente d’infiltrer et d’influencer les mouvements de résistance qui éclatent dans les pays qui lui sont importants. Il est également tout à fait vrai que les mouvements de résistance qui émergeront sont souvent remplis de contradictions. Si les travailleuses et les travailleurs prennent la rue pour contester les abus du gouvernement en Iran, les forces politiques pro-occidentales vont y chercher des ouvertures.

À Hong Kong il y a eu de vastes actions impliquant une grande partie de la population. Les gens comprennent que l’enfer néolibéral que Pékin et les capitalistes locaux leur imposent ne peut être combattu sans défendre et étendre les droits démocratiques. Mais la présence d’un courant réactionnaire au sein du mouvement, encouragé par les dirigeants politiques et les médias occidentaux, est également évidente. Tout cela présente de réels dangers. Mais cela n’aide guère le fait que des militant.e.s de gauche à Hong Kong, essayant de lier leur lutte à la résistance à l’ordre néolibéral, soient dénoncé.e.s par les soi-disant anti-impérialistes occidentaux et occidentales comme des idiot.e.s utiles de Washington.

Finalement, nous devons faire tout notre possible pour soutenir la résistance de la classe ouvrière et développer un véritable sentiment de solidarité internationale. La lutte des classes ne peut pas être considérée comme une ingérence gênante dans nos préoccupations géopolitiques. Si les travailleurs et les travailleuses de Foxconn en Chine font la grève contre l’exploitation qu’elles et ils subissent, nous devons publiciser leurs luttes et leur exprimer notre solidarité profonde – et ne pas leur dire de reprendre une place soumise dans la chaîne d’approvisionnement mondiale pour le bien de « l’anti-impérialisme ». Lorsque les travailleuses et les travailleurs iranien.ne.s descendent dans la rue, nous devrions célébrer leurs luttes, tout en défiant et en dénonçant les expressions hypocrites de soutien de la part des gouvernements américain et canadien.

Enfin, nous devons comprendre que la crise déclenchée par la pandémie et ses conséquences donneront lieu à des luttes explosives à une échelle véritablement mondiale. Dans un tel contexte, la promotion d’un sentiment beaucoup plus fort de solidarité internationale sera essentielle. Nous ne pouvons tolérer la mauvaise foi des « campistes ». La lutte de classe sera menée - elle doit être pleinement soutenue partout sur la planète.

John Clarke est écrivain et organisateur à la retraite de la Coalition ontarienne contre la pauvreté (OCAP).

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