Édition du 11 mars 2025

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Afrique

La longue marche du Sénégal vers la crise

« Gabegie, corruption, népotisme, flambée des prix, inconfort, dégradation des conditions de vie et de travail, reprise des tensions en Casamance » : autant de sujets cristallisés par les campagnes présidentielle et législatives en cours. Les électeurs pourront-ils trancher ?, s’interroge Hélène Alex, journaliste au Sénégal.

(tiré du site de médiapart http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/120212/la-longue-marche-du-senegal-vers-la-crise)

Si le monde attend de voir ce qui va se passer au Sénégal, les Sénégalais ne sont pas en reste. On a pu voir dans les médias des images de chaos, laissant penser que le Sénégal brûle en permanence, que la situation est incroyablement mouvementée.

La réalité est moins romantique. La réalité, c’est un pays qui se prépare encore à aller aux élections. Ils sont nombreux, bien sûr, à répondre aux appels de leurs leaders, qu’ils soient du pouvoir ou de l’opposition. Ils sont nombreux à commenter sur Facebook, à alimenter leurs blogs et à parler de ça chez le coiffeur, au marché, au bureau. Ça, c’est la crise électorale latente, faite de déclarations, de soutiens de dernière minute, de lâchages en règle, de règlements de compte. Pas vraiment une crise préélectorale à l’ivoirienne ou à la congolaise. Pas de machettes ni de hurlements. Le calme est de retour au pays de la Terranga, et tout le monde en a l’air bien content.

Seulement, il y a de petits signes qui ne trompent pas. Il y a des crises larvées qui viennent peu à peu s’additionner au magma pré-électoral qui a déjà fait au moins quatre morts. L’université par exemple. L’année universitaire n’a pas encore commencé à Dakar. En cause ? les grèves perlées du SAES, le Syndicat autonome des enseignants du supérieur. Leur plateforme revendicative, ils l’ont posée il y a bien longtemps sur la table du ministre. Un protocole d’accord a été signé entre le Syndicat et le gouvernement, il y a environ deux ans. Accords signés, mais non appliqués. Un leitmotiv au Sénégal, dans l’enseignement moyen secondaire aussi, mais également dans d’autres secteurs. Une stratégie de pourrissement, décriée par de nombreux acteurs sociaux. Les élèves et étudiants en font les frais, et ils sortent régulièrement dans les rues pour brûler des pneus et se frotter aux forces de l’ordre. Ce qui a transformé, le 31 janvier, la stratégie de pourrissement en stratégie de la mort subite, lorsque Jean Michel Cabral, un étudiant bissau-guinéen de Ziguinchor, est mort sous les balles de l’armée alors qu’une de ces manifestations s’approchait un peu trop près d’une caserne militaire dans la capitale du Sud.

Le combat des étudiants et de leurs professeurs se politise de plus en plus. Il s’y mêle, pour les étudiants, la frustration liée aux bavures policières récurrentes qui fauchent certains de leurs camarades.

La grogne monte dans d’autres secteurs. Les transporteurs d’hydrocarbures, les travailleurs de la Sonatel, la principale société de téléphonie mobile, qui dénoncent la surtaxe des appels entrants décidée par l’état, mais aussi les employés de la Senelec, la principale compagnie d’électricité, sans compter la très remarquée grève des transports en commun et des taxis qui a fait revivre au Sénégal des scènes d’antan, avec tous ces gens entassés sur des charrettes à cheval…

La question des terres est également cruciale. Et notamment leur allocation par l’Etat pour des projets dont les populations ne veulent pas. Ce fut le cas à Fanaye, où une usine de biocarburants devait être installée pour le compte d’exploitants italiens, au préjudice des terres cultivables de la commune, en octobre dernier. Bilan : deux morts, une vingtaine de blessés, et le projet retiré in extremis par le premier ministre. Depuis quelques jours, en pleine campagne électorale, les habitants de Cambérène le disputent aux manifestants pour la violence de leur combat contre le tuyau d’évacuation des eaux usées dans leur localité. Devant la détermination des populations, personne ne doute que la tension va encore monter, même si leur combat est médiatiquement noyé par l’actualité de campagne.

Gabegie, corruption, népotisme, flambée des prix, inconfort, dégradation des conditions de vie et de travail, reprise des tensions en Casamance sont quelques-uns des maux qui gangrènent un Sénégal fatigué de grandes déclarations et de promesses non tenues. Qu’elles viennent du pouvoir ou de l’opposition, ces sorties fracassantes censées porter l’espoir ne bénéficient plus du crédit du peuple.

La Foire au Problèmes du mouvement Y’en a Marre, le dimanche 22 janvier, avait eu ce mérite de mettre le Sénégal face à son miroir le moins avantageux : des jeunes chômeurs et des pirogues pour Barcelone aux boulangers écrasés par le prix de la farine, des mines anti-personnelles en Casamance aux expulsés de l’autoroute fraîchement construite à la sortie de Dakar, tous les damnés de la terre s’étaient donné rendez-vous pour une foire peu ordinaire. Fait étrange, la disparition des problèmes quotidiens du champ médiatique correspond avec celle du mouvement Y’en a Marre de la campagne : les jeunes y’en a marristes ont décidé de partir de leur côté pour sensibiliser le peuple en dehors de Dakar aux enjeux des élections. Un choix sans doute mûrement réfléchi, face à la foire d’empoigne politique qui se profile.

La société civile et les syndicats, qui régulent habituellement les tensions entre pouvoir, opposition et population, se sont peu à peu positionnés sur l’échiquier politique. Les médias sont eux aussi rentrés dans l’inévitable jeu de la polarisation. Si bien qu’aujourd’hui, aucun acte n’est posé, aucune déclaration n’est formulée sans qu’ils n’aient leurs détracteurs, leurs souteneurs, leurs cortèges de démentis et de confirmations.

Le champ politique a si bien envahi le quotidien que plus personne ne sait bien ce que veut le peuple. Saura-t-il le dire ? C’est tout l’enjeu des scrutins, présidentiel et législatif, qui se préparent.

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