tiré de : Entre les lignes et les mots 2019 - 38 - 21 septembre : Notes de lecture et textes
Cette décision a aggravé la situation déjà précaire de nombreux travailleurs palestiniens qui se sont vu empêchés non seulement d’exercer 72 professions au Liban, mais qui ont également été obligés au cours des dernières années de faire concurrence aux réfugiés syriens, dans une situation tout aussi désespérée.
En réponse, les réfugiés palestiniens ont manifesté massivement à Beyrouth et dans tous les camps de réfugiés, non seulement contre ce qu’ils considéraient à juste titre comme une décision injuste, mais également contre les politiques officielles appliquées par le Liban depuis des décennies et qui ont contribué à l’aliénation économique et politique des Palestiniens.
Il est important de voir ces développements non seulement dans le contexte du climat politique actuel au Liban, mais également dans le contexte plus large de la lutte historique des travailleurs palestiniens contre le colonialisme, l’exploitation capitaliste et le féodalisme national. Les batailles que les travailleurs palestiniens ont menées sur de nombreuses lignes de front – d’Israël aux Territoires occupés, au Liban et ailleurs – ont toujours été au cœur de la lutte palestinienne pour les droits de l’homme les plus fondamentaux.
Les trois ennemis de la Palestine
Dans un essai (La révolte de 1936-1939 en Palestine) publié peu de temps avant son assassinat, l’écrivain palestinien Ghassan Kanafani a affirmé que trois ennemis constituent la « principale menace » pour le mouvement national palestinien : « les dirigeants réactionnaires locaux ; les régimes arabes des états entourant la Palestine, et l’ennemi impérialiste-sioniste ».
Le conflit de classe en Palestine, ainsi que dans toute la région arabe, est rarement considéré comme une question urgente dans le mal nommé « conflit israélo-arabe ». On s’intéresse peu aux classes populaires palestiniennes, que ce soit en Palestine ou au Moyen-Orient, même si cela est nécessaire pour développer une analyse cohérente de la lutte palestinienne, capable de relier ses racines historiques à ses manifestations actuelles. Kanafani, assassiné par le Mossad en 1972, était toutefois conscient de l’importance de telles dynamiques, qui restent pertinentes à ce jour.
« Le passage d’une société semi-féodale à une société capitaliste s’est accompagné d’une concentration accrue du pouvoir économique entre les mains de la machine sioniste et, par conséquent, au sein de la société juive en Palestine », écrivait Kanafani.
Cette accumulation, et l’oppression des travailleurs palestiniens qui s’établit en parallèle, ont commencé au début du 20ème siècle. Dans les années 1920, les colons juifs ont créé la Histadrout, considérée comme un syndicat juif. L’organisation, cependant, n’a pas vraiment fonctionné comme un véritable syndicat ; au lieu de cela, elle jouait le rôle « d’une grande agence de colonisation », comme l’appelait l’ancien Premier ministre israélien Golda Meir, sans laquelle Israël, en tant qu’État, n’aurait pas existé.
L’une des premières missions de la Histadrout fut de garantir l’emploi des colons juifs nouvellement arrivés en Palestine et l’exclusion systématique des travailleurs arabes palestiniens. En raison de la colonisation ininterrompue et des politiques hostiles des colons juifs et de leurs alliés britanniques, les entreprises palestiniennes ont commencé à souffrir et les travailleurs palestiniens avaient du mal à trouver un emploi, en particulier dans les villes côtières telles que Haïfa et Jaffa.
Au début des années 1930, de nombreux travailleurs exclus du marché du travail et sans emploi ont rejoint les groupes armés rebelles dirigés par Cheikh Izz al-Din al-Qassam. Après sa mort en 1935, ses partisans, rejoints par des ouvriers palestiniens, lancèrent une grève générale en Palestine qui se transforma en une rébellion de masse qui dura trois ans. Des milliers d’entre eux ont été tués dans cette lutte, assassinés par des colonialistes britanniques et leurs alliés sionistes.
Comme Kanafani l’a souligné, à la fin des années 1930, « le prolétariat arabe [palestinien] a été victime du colonialisme britannique et du capitalisme juif [sioniste], ce dernier étant le premier responsable ».
La Nakba – la « catastrophe » et destruction de la patrie palestinienne en 1947-1948 – a ouvert un nouveau chapitre encore plus tragique de la guerre contre les travailleurs palestiniens, dont beaucoup sont devenus totalement dépendants des aides internationales. La perte de leurs terres s’est accompagnée d’une perte de dignité pour les Palestiniens.
Des centaines de milliers de Palestiniens ont également été forcés de rechercher refuge en dehors de la Palestine, où ils se sont trouvés confrontés à différents défis sociaux, économiques et politiques, tous marqués par une vulnérabilité accrue et une impuissance accrue. Et comme le montre l’exemple libanais, de nombreux Palestiniens sont restés à la merci des politiques hostiles et en constante évolution des gouvernements hôtes.
Entre la création d’Israël et l’occupation par ce dernier du reste de la Palestine historique, en juin 1967, de nombreux travailleurs palestiniens restés en Palestine ont connu un déplacement forcé et se sont retrouvés dans un système complexe et étouffant de dépendance économique à l’égard de l’Égypte et de la Jordanie, qui administraient respectivement la bande de Gaza et la Cisjordanie.
Dans cette période, les intérêts collectifs de la « haute bourgeoisie urbaine » palestinienne se superposaient de plus en plus avec ceux des colons sionistes, en raison d’objectifs économiques partagés. Cela a également contribué à la marginalisation des travailleurs et des paysans palestiniens, qui se sont retrouvés exclus des nouvelles structures économiques mises en place après 1948.
Au cours des décennies qui ont suivi, les « trois ennemis » de la Palestine ont intentionnellement maintenu les travailleurs palestiniens économiquement dépendants et isolés politiquement.
Occupation et exploitation
Au début des années 1970, la croissance de l’économie israélienne avait besoin de main-d’œuvre bon marché. En 1972, l’État israélien a publié le ainsi-nommé « règlement général de sortie » qui autorisait les Palestiniens à entrer en Israël pour y travailler. À ce moment-là, l’économie palestinienne sous occupation était en difficulté et les travailleurs palestiniens des territoires occupés avaient désespérément besoin d’un travail, alors que les taux de pauvreté atteignaient de nouveaux sommets sous le joug de l’occupation israélienne.
Malheureusement, le désespoir économique rendait les travailleurs palestiniens encore plus exposés à l’exploitation, prêts à occuper au profit d’Israël les emplois les plus difficiles et les plus pénibles, avec un salaire peu élevé, aucune sécurité d’emploi et dans les pires conditions.
Partis avant l’aube pour naviguer à travers une série de barrages militaires, poursuivant souvent les voitures des employeurs israéliens à la recherche d’un travail même pour une journée, une semaine ou plus, ces travailleurs incarnaient l’ampleur de l’humiliation palestinienne.
Autoriser les travailleurs palestiniens à chercher un emploi en Israël a cependant une contrepartie, car les Palestiniens ne jouissent que de peu de droits et ne peuvent s’affilier à des syndicats ni participer à aucune activité politique pour améliorer leurs conditions de travail.
Les salaires gagnés étaient amputés automatiquement au profit de la Histadrout, à laquelle ils ne pouvaient pas adhérer officiellement car ils n’étaient pas résidents. Pour s’assurer que les travailleurs palestiniens ne puissent jamais obtenir la résidence permanente en Israël, le « règlement général de sortie » stipulait qu’ils devaient quitter le territoire israélien entre 01h00 et 05h00.
La dépolitisation des travailleurs palestiniens s’étendait également aux territoires occupés, car toute dissidence politique, même la simple participation à une manifestation ou l’arrestation d’un membre de la famille pour des motifs politiques, entraînait souvent l’annulation des permis de travail israéliens.
L’appauvrissement croissant et le sentiment d’humiliation chez les Palestiniens ont directement contribué au début de l’Intifada palestinienne, le soulèvement populaire de 1987. Bien que de nombreux travailleurs palestiniens aient participé aux événements de cette année, cet élan massif de colère populaire n’a pas permis de mettre fin à leur exploitation mais a simplement changé leurs exploiteurs.
L’Intifada a précipité les négociations de paix israélo-palestiniennes du début des années 90 et la signature en 1994 des accords d’Oslo entre l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et Israël. Cela a créé un nouvel appareil politique, l’Autorité palestinienne (AP), qui est finalement devenu le premier employeur de la Palestine.
Mais l’Autorité palestinienne n’a pas été en mesure de fonctionner pleinement en tant qu’État et de prendre les rênes de l’économie palestinienne. Au lieu de cela, elle a été alimentée par les fonds des pays donateurs qu’elle a distribués et réservés conformément à son programme politique sectaire. Elle s’est rapidement engagée dans le type d’exploitation des travailleurs palestiniens qu’Israël appliquait depuis des décennies.
La manipulation des emplois et des salaires par l’AP en tant que moyen de garantir une allégeance politique ou de punir la dissidence se voit clairement dans la bande de Gaza assiégée. Alors que le Fatah, la principale faction de l’Autorité palestinienne, continue de se heurter à ses rivaux du Hamas à Gaza, le dirigeant palestinien Mahmoud Abbas a régulièrement sabré dans les salaires et refusé des emplois à des milliers de Gazaouis, provoquant ainsi de nombreuses manifestations.
En fait, Gaza illustre parfaitement l’argument de Kanafani au sujet des trois ennemis de la Palestine. Les difficultés dans la bande de Gaza ont été produites par trois acteurs principaux : « la direction réactionnaire locale [aujourd’hui l’Autorité palestinienne] ; les régimes des États arabes entourant la Palestine [Égypte] et l’ennemi impérialiste-sioniste [Israël] ».
C’est comme si l’histoire continuait à se répéter dans tous ses détails les plus sordides. Les Israéliens colonisateurs, les Arabes conspirateurs et les dirigeants palestiniens ne pensant qu’à eux-mêmes continuent de répéter le même jeu, alors que les travailleurs palestiniens, la classe supérieure des communautés de réfugiés palestiniens, restent la cible principale.
La tragédie des travailleurs palestiniens est peut-être mieux illustrée par le célèbre roman de Kanafani, Men in the Sun, qui décrit le voyage tragique de trois Palestiniens, fuyant un camp de réfugiés en Irak dans l’espoir de trouver un emploi dans l’industrie pétrolière en plein essor au Koweït voisin. Les trois hommes entreprennent un dangereux voyage caché dans un camion-citerne, emportant « leurs espoirs et leurs ambitions, leur misère et leur désespoir, leurs forces et leurs faiblesses, leur passé et leur avenir ».
Hélas, les trois hommes meurent à l’intérieur de la citerne, suffoqués par la chaleur insupportable et le manque d’oxygène. Kanafani termine son roman avec la voix du chauffeur, lui-même réfugié, criant : « Pourquoi n’avez-vous pas frappé sur les parois du camion ? Pourquoi n’avez-vous pas frappé sur les parois ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? »
Des millions de travailleurs palestiniens, des réfugiés exploités qui cherchent à échapper à une misère implacable, sont des « hommes et des femmes au soleil ». En fin de compte, ce seront leur propre mobilisation et leur propre résistance – leurs coups contre le camion – qui permettront de vaincre les stratagèmes impitoyables des « trois ennemis » de la Palestine.
Ramzy Baroud, Chronique palestinienne 6 septembre 2019
http://alter.quebec/la-longue-guerre-contre-les-travailleurs-palestiniens/
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