Édition du 17 décembre 2024

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Europe

La laïcité n’a pas pour fin la neutralisation du religieux dans la sphère publique »

L’historien et sociologue Jean Baubérot réplique, dans une tribune au « Monde », à celle de Souâd Ayada, présidente du Conseil supérieur des programmes de l’éducation nationale, dont il critique « l’approche rabougrie de la laïcité ».

mardi 5 novembre 2019 | tiré d’Europe solidaire sans frontières

Tribune. Publiée dans Le Monde du 26 octobre, la tribune de Souâd Ayada, présidente du Conseil supérieur des programmes (CSP) de l’éducation nationale, présente une défense argumentée de propos récents du ministre, Jean-Michel Blanquer. Comme l’auteure, j’estime que limiter la référence à la laïcité à « la production de lois » en réduirait la « signification ». Cette assertion se vérifie dès les lois laïques fondatrices où divers discours républicains se sont confrontés. La signification du mot « laïcité » a toujours constitué un enjeu politico-social.

Cependant, celui-ci a été étroitement associé à une production juridique. L’éducation nationale n’a donc pas pour mission d’opposer les deux champs. Au contraire, cette institution me semble avoir un triple cahier des charges : expliquer les différentes conceptions de la laïcité qui ont jalonné son histoire, indiquer pourquoi certaines (préférées à d’autres) ont abouti à des lois, faire réfléchir à leur signification. Ces trois aspects englobent le cadre juridique dans une véritable « culture laïque ».

Pour Souâd Ayada, la laïcité serait « une neutralisation du religieux comme tel, qui a pour fin le recul de sa visibilité et sa sortie hors de la sphère publique, une intériorisation intégrale des manifestations de la foi, qui a pour fin sa spiritualisation ». Dans les débats des lois précitées, des positions proches ont été soutenues. Mais cette approche restrictive a été rejetée par le Parlement comme peu compatible avec la liberté de conscience.

Au début du XXe siècle, des maires interdisaient aux prêtres le port de la soutane, cette « robe » constituant une atteinte à la dignité masculine

En 1882, la vacance de l’école publique le jeudi pour faciliter la tenue du catéchisme prouve que, si la laïcité signifie l’absence d’obligation de l’Etat à l’égard de la transmission de la foi, l’école laïque doit garantir une liberté de religion qui n’est pas son « intériorisation intégrale », ni sa « spiritualisation » (au contraire, vu le contenu, alors, dudit catéchisme) ! Et, en 1905, les amendements qui auraient entraîné « le recul de [la] visibilité » du religieux ont été rejetés. Ainsi l’article 27, couplé avec l’article 44, étend le droit des « processions et autres manifestations extérieures d’un culte ». C’est quand une « visibilité » religieuse engage la puissance publique que des interdictions sont faites (article 28), d’où, par exemple, le problème des crèches dans les bâtiments publics.

Par ailleurs, au début du XXe siècle, des maires interdisaient aux prêtres le port de la soutane, cette « robe » constituant une atteinte à la dignité masculine. Lors des débats sur la séparation, des députés affirmèrent qu’il s’agissait d’une tenue plus « politique » que religieuse (rendant le prêtre « prisonnier de sa propre ignorance »), d’un « acte permanent de prosélytisme », d’une « soumission » envers la hiérarchie… Or, le rapporteur du projet de loi, Aristide Briand, refusa de se placer sur leur terrain – libre-penseur, il n’en pensait pas moins peut-être ! – mais recadra le débat en abordant la signification de la laïcité : on ne peut pas, « par une loi qui se donne pour but d’instaurer un régime de liberté », interdire une façon de se vêtir. L’amendement fut repoussé (par 391 voix contre 184).

Dérapages

C’est pourquoi le débat imaginaire que Mme Ayada instaure entre M. Blanquer et un contradicteur hypothétique qui proclamerait que « le voile est souhaitable dans notre société » apparaît spécieux. « L’inverse » laïque du souhait ou de l’imposition du voile n’est pas son interdiction, mais la liberté de le porter ou non. Sinon, religion et laïcité sont sœurs ennemies et cette dernière serait une conviction parmi d’autres.

La commission sur la laïcité présidée par Bernard Stasi, en 2003, ne s’est pas située dans cette optique. Elle a, certes, proposé l’interdiction de « signes religieux ostensibles » pour les élèves (considérés comme mineurs), mais comme dérogation à une liberté restant la règle générale. C’est pourquoi elle a refusé l’extension aux parents d’élèves, aux étudiants et aux élèves des établissements sous contrat. Sous le mandat de Jacques Chirac, ces limitations ont été respectées. Les dérapages ont commencé sous la présidence de Nicolas Sarkozy.

Bien sûr, comme l’écrit Mme Ayada, « ce qui n’est pas interdit doit néanmoins pouvoir être discuté » et plusieurs conceptions de la laïcité se confrontent dans les partis politiques, la société civile… Mais la présidente du CSP ne peut présenter comme normative une définition qui ne correspond ni aux cadres juridiques de la laïcité ni à la façon dont elle fonctionne.

Humour involontaire, son article est publié peu avant le jour chômé de la Toussaint. Or, en 1905, le refus de séculariser les jours fériés religieux s’est inscrit dans le cadre d’une « loi de liberté » ne cherchant pas un « recul de la visibilité religieuse ». Si la définition donnée s’applique, la laïcité devient injuste, douce pour les uns, dure pour d’autres qui ne peuvent que vivement ressentir cette discrimination. Loin de combattre la radicalisation, on rend attractifs les discours extrémistes.

On voudrait attiser la révolte, on ne s’y prendrait pas autrement

La focalisation incessante du débat sur le voile, dont les enquêtes sociologiques montrent qu’il est porté pour des raisons très variées, attise un conflit là où la laïcité doit garder son « sang-froid », comme le pensaient notamment Aristide Briand et Ferdinand Buisson, et où « ce qui se passe dans l’espace public n’est pas l’affaire de l’Etat » (Emmanuel Macron, le 24 octobre), tant que l’ordre public n’est pas menacé.

On voudrait attiser la révolte, on ne s’y prendrait pas autrement. Enfin, que dire de ces « atteintes à la laïcité », qui semblent pratiquer l’amalgame entre des faits structurellement différents ? Si, en arrière-fond, l’approche rabougrie de la laïcité de Souâd Ayada est présente, alors des comportements autorisés par les lois laïques peuvent faire partie desdites « atteintes ». Nul ne peut, en tout cas, le vérifier. Moralité : l’institution censée apprendre l’esprit critique aux élèves devrait commencer par montrer qu’elle est capable d’en avoir un peu à l’égard d’elle-même. Il n’est donc pas possible à l’institution de la République, qui a en charge la transmission du savoir, de soutenir une telle définition.

Jean Baubérot (Historien et sociologue)

Jean Baubérot est historien et sociologue, spécialiste de la laïcité et du protestantisme, professeur émérite à l’Ecole pratique des hautes études, auteur de plus d’une trentaine d’ouvrages, dont Histoire des protestants. Une minorité en France (XVIe-XXIe siècle), avec Marianne Carbonnier-Burkard (Ellipses, 2016) et La Loi de 1905 n’aura pas lieu (MSH, 430 p., 32 €).

Jean Baubérot-Vincent

Jean Baubérot-Vincent (ce double nom est le résultat d’ajouter le nom de mon épouse au mien, puisqu’elle a fortement contribué à faire de moi ce que je suis). Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Auteur, notamment, de deux "Que sais-je ?" (Histoire de la laïcité en France, Les laïcités dans le monde), de Laïcités sans frontières (avec M. Milot, le Seuil), de Les 7 laïcités françaises et La Loi de 1905 n’aura pas lieu (FMSH)

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