Édition du 12 novembre 2024

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Histoire

La guerre d’Algérie en France. Entretien avec Saïd Bouamama

Cet Interview est paru initialement dans le numéro 11 de la revue Solidaritat Automne/Hiver 2022.

Jusqu’au bout la France a tenté de préserver une mainmise néocoloniale sur l’Algérie. Cela fut le cas lors des dernières années de la colonisation où De Gaulle tente d’imposer une indépendance sans le Sahara, à la fois en raison des découvertes pétrolières et pour les besoins d’un terrain d’expérimentation pour les essais nucléaires. Du côté algérien la guerre de libération nationale avait atteint une telle radicalité et suscité de telles attentes sociales qu’un modèle néocolonial à l’image de ce qui s’était installé en Afrique subsaharienne était impossible.

Tiré du blogue de l’auteur.

1 – À la suite des articles et entretiens que tu as bien voulu nous donner, et nous t’en remercions, nous aimerions axer cet entretien, plus particulièrement, sur la Guerre d’Algérie et ses effets à long terme. Ainsi, pourrait-on analyser le racisme qui sévit en France depuis longtemps mais qui s’est accentué ces dernières années (avec l’aide de l’état) comme l’une des conséquences de la guerre d’Algérie, l’indépendance du peuple algérien, la fin de cette colonie, une grande défaite de l’empire colonial français. Le racisme qui sévit en France n’étant pas, cela va de soi, uniquement causé et déterminé par son histoire coloniale. Cette question serait-elle trop simpliste, trop politique, trop sociologique ?

Le lien entre racisme et histoire coloniale est, selon moi, celui d’une interaction permanente. Il est vain de rechercher un lien de causalité unique que ce soit pour expliquer la colonisation par le racisme ou le racisme par la colonisation. Nous sommes en présence avec la double histoire du racisme français et de la colonisation, de deux histoires qui se mêlent en continu, s’influencent mutuellement de manière permanente, agissent et réagissent l’une à l’autre à chaque séquence historique, se coproduisent à chaque période. Si le racisme français a existé avant la colonisation, c’est cependant celle-ci qui dès ses premiers pas lui donne un champ d’extension et une généralisation sans précédent. Le besoin de légitimer [aux yeux des français eux-mêmes comme aux yeux des indigènes coloniaux] par une hiérarchisation de l’humanité une surexploitation absolue est au cœur du processus de production du racisme colonial. C’est pourquoi l’esclave puis l’indigène colonial peuvent être considérés comme la force de travail idéale du capitalisme ascendant, celle permettant de soustraire la plus-value la plus conséquente dans l’état des forces productives de l’époque. C’est pourquoi aussi une définition possible du colonialisme est de le définir comme un processus d’exportation et de généralisation par la force brutale des rapports capitalistes.

Le racisme colonial ainsi produit ne s’arrête pas aux frontières de la colonie. Il imbibe l’ensemble des rouages de la société colonisatrice. Bien sûr la profondeur de l’imprégnation coloniale et du racisme qui lui est consubstantiel varie selon chacun de ces rouages. Il sera par exemple beaucoup plus prégnant dans les forces de l’ordre [et leur importation d’un savoir-faire répressif expérimenté à grande échelle dans les colonies] ou dans les contenus des livres scolaires ou au contraire dans leurs silences. Une telle imprégnation explique pourquoi le racisme colonial ne peut pas prendre fin avec la colonisation directe [c’est-à-dire la colonisation sous la forme d’une occupation militaire]. Le racisme colonial mute dans la séquence historique des décolonisations pour pouvoir perdurer dans ses fonctions. En devenant un racisme néocolonial centré sur une approche culturaliste [des peuples du sud, de leurs difficultés économiques, des immigrés qui en sont issus, etc.], il continue à justifier une inégalité structurelle produite par l’exploitation économique et la domination politique. En justifiant une construction pyramidale de la société française ayant à sa base le travailleur immigré, il légitimise la surexploitation de celui-ci, comme jadis le racisme colonial justifiait la surexploitation de l’indigène colonial. Ces remarques déjà pertinentes pour toutes les colonisations, le sont encore plus lorsque cette colonisation était de peuplement comme pour l’Algérie. Une colonisation de peuplement impacte en effet plus profondément [par les richesses qu’elle permet, le nombre de familles concernées directement ou indirectement, etc.] la société colonisatrice.

Le racisme perdurera en conséquence tant que subsisteront ces besoins de légitimation. Il en découle plusieurs conclusions. La première conclusion est le lien entre racisme et capitalisme. Sans entrer dans le débat complexe sur l’existence ou non d’un racisme précapitaliste, il est incontestable que depuis l’apparition du capitalisme, il est suivi comme son ombre du racisme. La seconde conclusion est la nécessité de mener le combat pour la décolonisation de la société française et de ses institutions c’est-à-dire pour la débarrasser de tous les héritages [et ils sont nombreux] liés à la longue séquence coloniale. La troisième conclusion est la nécessité de relier le combat antiraciste et le combat anti-impérialiste. Tant que la France continuera à entretenir avec ses anciennes colonies des liens d’exploitation économique, elle aura besoin du racisme. Nous ne sommes pas seulement en présence d’un passé qui ne passe pas, mais également en présence d’une production du présent de la société française.

2 – Comme tu l’écrivais dans le précédent numéro de Solidaritat (n°10, page 22) : Frantz Fanon a été le premier et est encore un des rares aujourd’hui à souligner que la colonisation ne faisait pas seulement des dégâts sur les peuples colonisés mais également chez les peuples des pays des États colonisateurs, pourrais-tu préciser ton propos à partir de ses arguments, au sujet, par exemple, de la bataille de Paris, du coup d’état du 13 mai 1958, de la création de l’OAS, au sujet des rapatriés, en général, et de leur longue détestation (pour certains), car dès 1962 des colons sabotent l’économie algérienne) ?

Nous faisions référence dans cette phrase à la thèse de « l’ensauvagement du colonisateur » formalisée d’abord par Aimé Césaire puis développée par Frantz Fanon. Pour Césaire en effet le nazisme n’innove pas par les techniques de violence de masses qu’il met en œuvre [camps de concentration, expérimentation médicale, expropriation violente, etc.] mais par le fait qu’il applique pour la première fois ces techniques à d’autres « blancs » alors qu’auparavant elles n’étaient utilisées que dans les colonies. De telles violences et de tels dénis de dignité ne sont possibles qu’en éliminant les victimes de notre humanité et en les projetant dans une différence absolue empêchant toute comparaison avec nous-même. C’est ce processus qui permet d’être un père de famille affectueux tout en pratiquant la torture sous l’uniforme. C’est cette logique qui permet de se considérer comme démocrate et d’être aveugle aux violences meurtrières touchant les manifestants du 17 octobre 1961. L’hypothèse d’une opinion publique ignorante des faits en 1961 n’est, selon nous, pas viable tout comme celle d’une opinion publique métropolitaine ignorante des horreurs coloniales pendant 132 ans.

L’ampleur des manifestations du 17 octobres 1961 [plusieurs dizaines de milliers], si justement dénommées « la bataille de Paris » par Jean-Luc Einaudi, le nombre de victimes [entre 200 et 300 dans l’état des savoirs actuels], celui des personnes emprisonnées [plus de 12 000], les articles de presse du lendemain qui évoquent des disparitions, des violences et des internements, etc., tous ces faits empêchent de considérer comme suffisante l’hypothèse de l’ignorance pour expliquer l’absence de réaction de l’opinion publique française à ces violences d’Etat massives et meurtrières. L’Humanité du 18 octobre écrit ainsi : « Sur ce qu’a été cette tragique journée d’hier, nous ne pouvons tout dire. La censure gaulliste est là. Et l’Humanité tient à éviter la saisie pour que ses lecteurs soient, en tout état de cause, informés de l’essentiel. » A l’autre bout de l’échiquier politique, le journal Paris-Jour du 18 octobre ne cache pas la réalité même s’il la décrit de manière particulière : « de violentes manifestations nord-africaines … C’est inouï ! Pendant trois heures 20 000 musulmans algériens ont été les maîtres absolus des rues de Paris. »

Bien sûr la censure et le mensonge d’état empêchent de mesurer précisément l’ampleur de la violence répressive mais l’ignorance ne peut être invoquée. Beaucoup savaient et sont restés inactifs. La raison essentielle est l’état de l’opinion publique encore largement imbibée d’un racisme colonial. Les représentations sociales de l’Algérien violent, fanatique, impulsif, etc., diffusées par de multiples canaux depuis 130 ans contribuaient à déformer puissamment le regard sur la réalité. Les partis de gauche hésitent à s’opposer frontalement à cette opinion publique. Quelques mois après, le 8 février 1962, se sont des français qui sont touchés par la répression à Charonne. La mobilisation sera d’une tout autre nature : plusieurs centaines de milliers de manifestants participeront aux funérailles des victimes de Charonne alors qu’aucune manifestation publique n’a eu lieu pour celle du 17 octobre 1961.

Si nous nous sommes étendus sur la bataille de Paris, elle est loin d’être la seule concernée par cet ensauvagement du pays colonisateur. La logique est la même pour de nombreuses autres questions : la pratique de la torture quelques années à peine après l’occupation nazie, une opinion publique française acquise à la thèse de l’Algérie française jusqu’aux dernières années de la guerre d’Algérie, etc. Il faudra attendre le retour de cercueils d’appelés pour que se fissure cette opinion publique colonialiste. C’est cela que décrivent Césaire et Fanon dans la thèse de l’ensauvagement : l’acceptation de l’inacceptable et du traitement sauvage pour certains que l’on a exclu de notre humanité.

3 –Au hasard de la lecture de documents, on peut trouver, par exemple, dans un numéro spécial des Lettres françaises : Algérie 1954-1962 : la mémoire ensablée (avril 1992, page 11), ce passage, en entrefilet :… il suffit de savoir que s‘est mis en place en Algérie un système totalitaire ; encouragé par le système politique de la IVème et de la Vème République qui a profondément « cancérisé » la société française de sorte que son système politique en reste durablement atteint… N’en est-il pas de même pour le racisme, inhérent à ce système, qui conduit une partie du peuple français à l’indifférence ou à la haine ? « Cancérisé », ce néologisme de 1992, ne reste-il pas d’actualité ?

Le néologisme est particulièrement adapté à la situation coloniale et à ses effets sur le « corps social » français. Au bout d’un certain seuil de développement des cellules cancéreuses d’une tumeur primitive migrent par les canaux sanguins et lymphatiques dans d’autres parties du corps. Les métastases ainsi produites continuent leur développement indépendamment de la cellule primitive initiale. Il en est de même pour le racisme colonial. C’est bien entendu au sein même de la colonie qu’il se déploie le mieux. Tous les éléments convergent à le faire prospérer dans ce cadre colonial : les intérêts économiques des colons nécessitant un déni complet de droits des indigènes, le roman colonial adossé au roman national nécessitant une construction de l’indigène comme inférieur, la législation en vigueur scindant la population en deux catégories aux droits inégaux [les citoyens et les sujets], etc. Tel est le contexte de la tumeur raciste primitive.

Cette tumeur raciste primitive trouve ensuite de nombreux canaux pour migrer en métropole et s’y reproduire. Sans être exhaustif quelques exemples peuvent être donnés. Ce fut ainsi le cas dans la mise en place de corps policiers d’exception pour les travailleurs immigrés comme la brigade nord-africaine » [de 1925 à 1945] puis la « brigade des agressions et violences » [BAV de 1953 à 1962]. Comment ne pas faire le lien avec la « BAC » ? Bien sûr celle-ci n’est officiellement pas spécialisée pour une population particulière mais compte-tenu de la politique de territorialisation, elle le devient de fait pour les héritiers des anciens indigènes coloniaux. Un autre canal de transmission est constitué de la réaffectation en métropole des membres des forces de police et de gendarmerie de Tunisie et du Maroc en 1956 et d’Algérie en 1962. Ils furent orientés de manière privilégiée vers les quartiers des grandes agglomérations où résident les anciens indigènes devenus résidents étrangers. Ces policiers et gendarmes amènent avec eux des images dévalorisantes, des habitudes langagières insultantes, des pratiques humiliantes, etc. D’autres secteurs professionnels seront également à la recherche d’une force de travail « ayant l’expérience des nord-africains ». Ce fut en particulier le cas des foyers SONACOTRA dans lesquels de véritables petits « colonels » firent perdurer une ambiance coloniale jusque dans la décennie soixante-dix. Ces canaux incarnés dans des trajectoires ne sont pas les seuls. D’autres tout aussi importants existent dans le domaine de l’enseignement et de la recherche. Ce sont ainsi les thèses racistes de l’école psychiatrique d’Alger qui sont enseignées à tous les étudiants de métropole. Il en est de même en médecine, en criminologie, dans la formation des travailleurs sociaux, etc.

Une fois constituée la métastase poursuit d’elle-même son développement et sa croissance. Les résidents étrangers et leurs enfants français étant assignés au plus bas de la société française, la métastase issue du racisme colonial devient nécessaire pour justifier la banalisation de ce traitement inégalitaire. Comme le soulignait déjà Frantz Fanon en 1956 : « Il n’est pas possible d’asservir des hommes sans logiquement les inférioriser de part en part. Le racisme n’est que l’explication émotionnelle, affective, quelquefois intellectuelle de cette infériorisation. »

Pour poursuivre l’analogie avec le cancer, rappelons qu’une tumeur cancéreuse ne disparaît jamais d’elle-même : soit elle est combattue par divers moyens (chimio, radiothérapie, etc.), soit elle est enlevée par chirurgie. Force est de constater que concernant la tumeur raciste, rien n’a été fait après les indépendances pour l’éradiquer. L’attitude dominante fut le silence assourdissant sur la période coloniale accompagnée d’une nostAlgérie pour une minorité revendiquant fortement une fierté pour « l’œuvre civilisatrice » accomplie. Ce silence pesant est, selon nous, un des facteurs de reproduction de la tumeur raciste. La colonisation est bien productrice d’un cancer raciste faisant des métastases en métropole jusqu’à aujourd’hui.

4 – À propos de la réflexion citée ci-dessus, avions-nous à ce point envisagé, en 1992, le retour du fascisme français, et surtout son ampleur (comme le montre la fin de la présentation de la couverture de ce numéro, où l’on voit que l’OAS se consacrait elle-même, en juillet à Perpignan puis à l’Assemblée nationale sans guère d’opposition et dans un environnement où le gouvernement mène rondement son racisme d’État ?

Ce qui s’est passé à Perpignan cet été avec la nomination de « citoyens d’honneur de la ville » du parachutiste tortionnaire Denoix de Saint-Marc et des généraux de l’OAS Zeller et Jouhaux [fomentateurs du putsch militaire de 1961] n’est pas anecdotique. Cet évènement rappelle que c’est sur le terreau de la mentalité raciste coloniale que se sont recyclées les forces fascistes après la seconde guerre mondiale. En France ce n’est pas en se revendiquant explicitement de l’idéologie fasciste que s’est déployé le recyclage mais en réinvestissant l’imaginaire et l’inconscient collectif issus de la colonisation. Le fascisme français est, on le voit étroitement en lien avec l’histoire coloniale. C’est pourquoi les décisions successives d’amnisties des militants de l’OAS ont été vécues par le courant fasciste comme un encouragement à assumer plus explicitement leur héritage fasciste. Rappelant que dès décembre 1964 c’est-à-dire à peine deux ans après la guerre d’Algérie une première loi d’amnisties de militants de l’OAS est votée. Elle sera suivie de trois autres, en 1966, 1968 et 1982. La dernière en 1982 prétend en finir avec les « séquelles des évènements d’Algérie » et se concrétise par la réintégration des généraux putschistes [Raoul Salan, Edmond Jouhaud, Pierre-Marie Bigot, Jacques Faure, Marie-Michel Gouraud, Gustave Mentré, Jean-Louis Nicot et André Petit] dans le cadre de la réserve. Devant la forte opposition parlementaire, Mitterrand n’hésite pas à utiliser le 49.3 pour faire passer en force cette amnistie de gradés fascistes.

Le fascisme n’est pas et n’a jamais été un phénomène survenant brusquement. Il est le résultat d’un processus s’étendant sur plusieurs décennies [que nous nommons fascisation] qui voit se banaliser des discours et des mesures auparavant inimaginables sans susciter la révolte populaire. La reprise par des membres de l’appareil d’Etat, par des journalistes, par des ministres et par le président de la république de questions, de raisonnements, de mots et d’expressions, auparavant cantonnés à l’extrême-droite est un indicateur d’un processus de fascisation déjà bien enclenché. La banalisation récente dans les médias et le débat électoral de l’expression et de la thèse du « grand-remplacement » est ainsi le signe des progrès de l’offensive fascisante. Elle est le signe qu’une partie de la classe dominante inquiète pour son avenir n’hésite plus à tourner son regard vers le projet fasciste.

Les trois séquences antérieures de fascisation qu’a connu la France [à la fin du 19ème, dans les années 30 et dans les années 60] ont été étroitement liées aux difficultés de l’impérialisme français. Or nous vivons une nouvelle séquence d’affaiblissement important de l’impérialisme français sur la scène internationale. En témoignent les contestations populaires du Francs CFA en Afrique subsaharienne ou la contestation de la présence des troupes françaises au Sahel. Dans ces séquences la logique de la « reconquête » se légitime par un discours sur la décadence à combattre, l’unité nationale à défendre, l’identité nationale à préserver, les c « ennemis de l’intérieur » à démasquer, etc. Faut-il dès lors s’étonner des récentes commémorations d’assassins de l’OAS ou de la tentative de réhabilitation partielle de Pétain par Emmanuel Macron ? En période de crise le fascisme ne doit décidément jamais être sous-estimé. Le combattre efficacement suppose de pouvoir le reconnaître en dépit des multiples masques qu’il revêt. Le fascisme n’est pas une nostalgie du passé de quelques vieillards. Il est d’abord un projet économique et politique de rétablissement d’un impérialisme par la force. Ce projet s’adapte à son époque et en prend les atours. Le fascisme contemporain a à la fois le même fond que le Vichysme ou l’OAS et une forme spécifique. Il est inutile et dangereux d’attendre des chemises brunes pour se mobiliser. Les fascistes d’aujourd’hui peuvent très bien se vêtir de costumes cravates.

5 – Toujours au gré des archives, cette phrase tirée de Pouvoir ouvrier (janvier 1959, n°2, page 9, La situation algérienne) : Les ouvriers français n’ont pas réussi, depuis quatre ans que dure cette guerre, à vaincre les préjugés racistes que la bourgeoisie entretient depuis un demi-siècle dans toutes les classes sociales sous des formes différentes ; pour eux l’Algérien est resté un bicot.

Mais les massacres de Sétif et Batma en mai 1945 (les événements déclencheurs selon Kateb Yacine), le 14 juillet 1953 (voir ce numéro), les pouvoirs spéciaux du 12 mars 1956 votés à l’Assemblée nationale par toute la Gauche, le manque de soutien aux appelés, le refus politique de l’indépendance par toute cette Gauche, puis, plus tard, l’indifférence face aux massacres du 17 octobre 1961, entre autres, n’ont rien fait pour établir des liens entre les travailleurs français et les travailleurs algériens, situation attisée par les colons petits ou grands et, aujourd’hui, par les nostalgiques de l’Algérie française.

Tous ces faits n’ont-ils pas contribué à ce racisme profond qui demeure ?

Absolument. Il n’y a aucun racisme ouvrier spontané. Celui-ci est le résultat du combat idéologique visant d’une part à diviser les travailleurs pour maximiser le profit et d’autre part à justifier et légitimer hier la colonisation et aujourd’hui l’impérialisme français. Marx a déjà il y a longtemps analysé cette double fonction à propos de la situation irlandaise qui ressemble beaucoup sur certains aspects à l’immigration issue des anciennes colonies en France. Voici ce qu’il écrit en 1870 :

« Ce qui est primordial, c’est que chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. Par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des nègres dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. L’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande. Cet antagonisme est artificiellement entretenu et développé par la presse, le clergé et les revues satiriques, bref par tous les moyens dont disposent les classes dominantes. Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, malgré son organisation. C’est le secret du maintien au pouvoir de la classe capitaliste, et celle-ci en est parfaitement consciente. »

Tout me semble encore pertinent dans ce développement de Marx : la production d’un antagonisme interne à la classe ouvrière, la diffusion de préjugés racistes comme moyen, la nécessité de combattre ces préjugés et d’unifier les travailleurs sur la base de leurs intérêts communs et du refus de la surexploitation des immigrés. L’abandon par les organisations ouvrières du combat idéologique contre les préjugés racistes dans la classe ouvrière est le terreau du racisme populaire.

6 – Nous finirons par deux questions supplémentaires, connexes et relatives au thème de ce numéro, en ce soixantième anniversaire de la libération de l’Algérie :

— Est-ce que la France s’est finalement retirée de l’Algérie tout en sachant qu’elle pourrait garder des intérêts économiques : gaz, essais nucléaires… ?

Jusqu’au bout la France à tenté de préserver une mainmise néocoloniale sur l’Algérie. Cela fut le cas lors des dernières années de la colonisation où De Gaulle tente d’imposer une indépendance sans le Sahara à la fois en raison des découvertes pétrolières et pour les besoins d’un terrain d’expérimentation pour les essais nucléaires. Du côté algérien la guerre de libération nationale avait atteint une telle radicalité et suscitée de telles attentes sociales qu’un modèle néocolonial à l’image de ce qui s’était installé en Afrique subsaharienne était impossible. Le peuple algérien était en attente de travail, de terre, d’éducation, etc. Le vocabulaire dominant en Algérie en 1962 est celui du socialisme, de la révolution agraire, de la nationalisation, etc. Les paysans des domaines coloniaux abandonnés par leurs propriétaires s’en emparent et créent des coopératives. Rappeler ces faits est nécessaire pour ne pas être tenté par la binarité dans la réponse à votre question : ou la France s’est retirée ou elle ne s’est pas retirée. En effet je considère que la dépendance vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale a été fonction du rapport de forces c’est-à-dire variable de 1962 à aujourd’hui en fonction de qui était au pouvoir comme classe sociale à Alger. La France préserve effectivement l’accès au pétrole, aux essais nucléaires et à une base militaire lors des accords d’Évian mais ces abcès coloniaux sont immédiatement contestés par l’État algérien et disparaitrons progressivement avec comme point final la nationalisation du pétrole en 1971. La petite-bourgeoisie au pouvoir va à la fois promouvoir un réel développement économique indépendant pendant deux décennies et s’enrichir à l’ombre de l’état. La libéralisation qui s’enclenche dans la décennie 80 est le signe qu’elle s’est suffisamment enrichie pour jouer le jeu du capitalisme privé. Le temps des privatisations massives est venu et avec lui de la fin des investissements d’état et de la paupérisation. Cette politique dite de « l’infitah » [ouverture] se traduira par le retour d’une dépendance économique accrue vis-à-vis de la France.

— Frantz Fanon raconte qu’il avait eu peur pour sa sécurité lorsqu’il a dénoncé les faits des « oligarques » qui allaient prendre le pouvoir à l’Indépendance. Peux-tu nous préciser ces faits ? Ces oligarques sont-ils encore au pouvoir ? Est-ce-que l’armée ou ses généraux ont le pouvoir ou « un » pouvoir ?

Le chapitre « Les mésaventures de la conscience nationale » du livre de Fanon « les damnés de la terre » écrit en 1961 est à la fois un bilan des premières indépendances africaines et un cri d’alerte sur le devenir des pays nouvellement indépendants. Il y met en exergue l’incapacité des bourgeoisies nationales à être les porteuses d’un réel développement indépendant. Ce qu’il a décrit s’est largement réalisé. En ce qui concerne l’Algérie, ce n’est pas une bourgeoisie nationale [qui était inexistante du fait de la colonisation de peuplement] qui s’empara du pouvoir mais la petite bourgeoisie radicale. Force est de constater que deux décennies après, cette petite bourgeoisie [entretemps devenue bourgeoisie par son enrichissement à l’ombre de l’état] devient une fervente partisane de la privatisation et du néolibéralisme. Nous n’avons donc pas, selon moi, affaire à des oligarques en 1962. Ce n’est qu’une fois enrichie que cette petite-bourgeoisie abandonne toute référence aux idéaux défendus par la lutte de libération nationale [socialisme, réforme agraire, non-alignement, anti-impérialisme, etc.] pour se transformer en bourgeoisie. Je préfère raisonner en termes de classes sociales plutôt qu’avec les termes « civils » ou « militaires ».

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