La stagnation de la croissance avait rendu les contribuables – en particulier les plus prospères et les plus influents – très hostiles aux prélèvements fiscaux. Et l’endiguement de la hausse des prix mit un terme aux augmentations d’impôts automatiques (à mesure que les revenus croissaient). Ce fut également la fin de la dévaluation continue de la dette publique par le biais de l’affaiblissement des monnaies nationales, qui avait dans un premier temps complété la croissance économique, avant de s’y substituer progressivement, comme outil privilégié pour réduire l’endettement. La hausse du chômage engendrée par la stabilisation monétaire obligea les États à accroître les dépenses d’aide sociale. En outre, la facture des droits sociaux créés au cours des années 1970 en échange de l’acceptation par les syndicats de la modération salariale (une forme de salaires différés) commençait à tomber. Et elle pesait de plus en plus lourd sur les finances publiques.
Puisqu’il n’était plus possible de jouer sur l’inflation pour réduire l’écart entre les exigences des citoyens et celles des marchés, c’est à l’État qu’il revint de financer la paix sociale. Pendant un certain temps, la dette publique constitua un équivalent fonctionnel commode de l’inflation. En effet, tout comme cette dernière, elle permettait aux gouvernements d’utiliser des ressources qui n’avaient pas encore été produites pour apaiser les conflits de répartition. Ou, pour le dire autrement : de puiser dans les ressources futures pour compléter celles d’aujourd’hui. A mesure que la lutte entre les exigences des marchés et celles de la société se déplaçait du lieu de production vers l’arène politique, les pressions électorales se substituèrent aux luttes syndicales. Au lieu de faire marcher la planche à billets, les gouvernements se mirent à emprunter toujours davantage. Un processus facilité par le faible niveau de l’inflation, qui rassurait les créanciers sur la valeur à long terme des obligations d’État.
Cependant, l’accumulation de dette publique ne saurait, elle non plus, durer éternellement. Depuis longtemps, les économistes alertaient les autorités sur le fait que les déficits publics drainaient les ressources disponibles et étouffaient l’investissement privé, entraînant une hausse des taux d’intérêt et un ralentissement de la croissance. Mais ils n’étaient pas en mesure d’identifier un seuil critique. En pratique, il s’est révélé possible, du moins pendant un certain temps, de maintenir les taux d’intérêt relativement bas en dérégulant les marchés financiers, et de contenir l’inflation en affaiblissant encore davantage les syndicats.
De la dette publique à la dette privée
NÉANMOINS, les États-Unis, pays où le niveau d’épargne s’avère exceptionnellement bas, se mirent bientôt à vendre leurs bons du Trésor non seulement à leurs propres citoyens, mais aussi à des investisseurs étrangers, y compris des fonds souverains. En outre, à mesure que le poids de la dette augmentait, une part croissante des dépenses publiques servait à payer les intérêts. Et, surtout, il fallait bien qu’à un moment donné, impossible à déterminer a priori, les créanciers étrangers et nationaux exigent de récupérer leur argent. Les « marchés » mettraient alors tout en oeuvre pour imposer aux États la discipline budgétaire et l’austérité nécessaires à la sauvegarde de leurs intérêts.
En 1992, l’élection présidentielle américaine fut dominée par la question du double déficit : déficit du gouvernement fédéral et déficit commercial du pays tout entier. La victoire de M. William Clinton, qui en avait fait son principal axe de campagne, marqua le début d’une série d’efforts de consolidation budgétaire [1]. A l’échelle mondiale, ceux-ci furent agressivement promus, sous la houlette des États-Unis, par des instances comme l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et le FMI. Dans un premier temps, l’administration démocrate envisagea de réduire les déficits en relançant la croissance économique par le biais de réformes sociales importantes et en augmentant les impôts. En 1994, toutefois, les démocrates perdirent la majorité au Congrès lors des élections de mi-mandat. M. Clinton fit volte-face et adopta alors une politique d’austérité, marquée par d’importantes réductions des dépenses publiques et un revirement politique qui devait, selon ses propres mots, mettre un terme à « la protection sociale telle que nous la connaissons ». Entre 1998 et 2000, pour la première fois depuis des décennies, le gouvernement fédéral américain connut un excédent budgétaire.
L’administration Clinton n’était pas pour autant parvenue à pacifier l’économie politique du capitalisme démocratique de façon pérenne. Sa stratégie de gestion des conflits sociaux consista en grande partie à amplifier la dérégulation du secteur financier, déjà entamée sous Reagan. Le creusement rapide des inégalités de revenus, causé par le déclin continu de la syndicalisation et les fortes réductions des dépenses sociales, ainsi que la baisse de la demande agrégée [2] engendrée par les politiques d’ajustement budgétaire furent contrebalancés par la possibilité pour les citoyens et les entre-prises de s’endetter à des niveaux sans précédent. L’heureuse expression de « keynésianisme privatisé » fit alors son apparition pour désigner la substitution de la dette privée à sa jumelle publique.
Le gouvernement n’empruntait plus pour financer l’égalité d’accès à des logements décents ou la formation des travailleurs : c’étaient désormais les individus eux-mêmes qui étaient invités (le plus souvent sans avoir vraiment le choix) à contracter des emprunts à leurs risques et périls pour payer leurs études ou pour s’installer dans des quartiers moins pauvres [3]. La politique mise en place sous l’administration Clinton fit beaucoup d’heureux. Les riches payaient moins d’impôts, et ceux d’entre eux qui avaient été assez avisés pour investir dans le secteur financier en retirèrent d’énormes profits. Mais les pauvres n’eurent pas tous à se plaindre – du moins, pas dans un premier temps.
Les crédits subprime, et la richesse illusoire sur laquelle ils reposaient, vinrent se substituer aux allocations sociales (que l’on supprimait) et aux augmentations de salaire (alors inexistantes au plus bas de l’échelle d’un marché du travail flexibilisé). Pour les Afro-Américains, en particulier, l’acquisition d’un logement ne représentait pas uniquement la réalisation du « rêve américain » : il s’agissait d’un substitut essentiel aux pensions de retraite que leur emploi, quand ils en avaient un, ne leur assurait pas et qu’ils n’avaient aucune raison d’espérer de la part d’un gouvernement voué à l’austérité permanente.
Ainsi, à la différence de la période dominée par la dette publique – où l’emprunt d’Etat permettait d’utiliser aujourd’hui les ressources de demain –, c’étaient désormais les individus qui pouvaient acheter immédiatement tout ce dont ils avaient besoin, en monnayant leur engagement à verser une part significative de leurs revenus futurs sur les marchés. La libéralisation permit donc de compenser la consolidation budgétaire et l’austérité publique. La dette privée s’ajouta à la dette publique, et la demande individuelle – façonnée à grand renfort de dollars par l’industrie florissante du casino financier – prit la place de la demande collective pilotée par l’Etat. Ce fut donc elle qui soutint l’emploi et les profits, notamment dans le secteur de l’immobilier. Cette dynamique connut une accélération à partir de 2001, lorsque la Réserve fédérale américaine, présidée par M. Alan Greenspan, adopta des taux d’intérêt très bas afin de prévenir une récession et un retour à des niveaux élevés de chômage. Mais le « keynésianisme privatisé » ne permit pas seulement au secteur financier de dégager des profits sans précédent : il fut aussi le pilier d’un boom économique qui faisait pâlir de jalousie les syndicats européens.
Ceux-ci érigèrent en modèle la politique d’argent facile mise en oeuvre par M. Greenspan, qui provoquait l’endettement rapide de la société américaine. Ils observaient avec enthousiasme que, à la différence de la Banque centrale européenne, la Réserve fédérale américaine avait l’obligation juridique non seulement d’assurer la stabilité monétaire, mais également de maintenir un haut niveau d’emploi. Tout cela prit bien sûr fin en 2008, avec l’effondrement soudain de la pyramide de crédits internationaux sur laquelle avait reposé la prospérité de la fin des années 1990 et du début des années 2000.
Après les périodes successives de l’inflation,des déficits publics et de l’endettement privé, le capitalisme démocratique de l’après-guerre est alors entré dans son quatrième stade. Tandis que l’ensemble du système financier mondial menaçait d’imploser, les États-nations tentèrent de restaurer la confiance économique en socialisant les emprunts toxiques qu’ils avaient auparavant autorisés dans le but de contrebalancer leurs politiques de consolidation budgétaire.
Combinée à la relance nécessaire pour prévenir un effondrement de l’« économie réelle », cette mesure engendra un creusement spectaculaire des déficits publics. On notera au passage que ce développement ne découlait pas de la nature dépensière de dirigeants opportunistes ou d’institutions publiques mal conçues, comme le prétendaient certaines théories produites au cours des années 1990, sous les auspices, notamment, de la Banque mondiale et du FMI.
La suite est connue : depuis 2008, le conflit de répartition inhérent au capitalisme démocratique s’est transformé en une lutte acharnée entre investisseurs financiers mondiaux et Etats-nations souverains. Alors que, par le passé, les travailleurs luttaient contre les patrons, les citoyens contre les ministres des finances et les débiteurs privés contre les banques privées, aujourd’hui les institutions financières croisent le fer avec les Etats… qu’elles ont pourtant récemment soumis à un chantage pour obtenir d’eux qu’ils les sauvent. Reste à déterminer la nature du rapport de forces sur lequel repose cette situation. Depuis le début de la crise, par exemple, les marchés financiers exigent des taux d’intérêt très variables selon les Etats. Ils exercent donc des pressions différenciées sur les gouvernements pour obliger leurs citoyens à accepter des coupes budgétaires sans précédent. Puisqu’une dette colossale pèse aujourd’hui sur les épaules des Etats, toute augmentation des taux d’intérêt, fût-elle minime, est susceptible d’entraîner un désastre budgétaire [4]. En même temps, les marchés doivent se garder de soumettre les Etats à une pression trop forte, car ces derniers pourraient très bien choisir de faire défaut sur leur dette. Il faut donc que certains Etats soient prêts à en sauver d’autres, plus menacés, de façon à se prémunir de la hausse générale des taux d’intérêt sur les emprunts souverains.
En outre, les marchés n’attendent pas seulement une consolidation budgétaire : ils exigent également des perspectives raisonnables de croissance économique. Mais comment combiner les deux ? Bien que la prime de risque sur la dette irlandaise ait baissé lorsque le pays s’est engagé à prendre des mesures drastiques de réduction de son déficit, elle est remontée quelques semaines plus tard : le plan de redressement était si strict qu’il interdisait toute reprise économique [5].
Échec de la régulation
Depuis quelques années, l’administration politique du capitalisme démocratique s’avère donc de plus en plus délicate. Il est d’ailleurs probable que, depuis la Grande Dépression, les décideurs politiques n’aient jamais été confrontés à une incertitude aussi grande. Est-il tout à fait inimaginable, par ailleurs, qu’une nouvelle bulle gonfle déjà, grosse de l’argent bon marché qui continue de couler à flots ? S’il n’est plus possible d’investir dans les subprime, du moins pour l’instant, le marché des matières premières ou la nouvelle économie de l’Internet offrent à certains des perspectives alléchantes.
Rien n’empêche les sociétés financières d’investir les liquidités dont les abreuvent les banques centrales dans ce qu’elles jugent être les « nouveaux secteurs de croissance » – au nom de leurs clients privilégiés et, pourquoi pas, pour leur propre profit. Après tout, puisque les réformes qui devaient réguler le secteur financier ont presque totalement échoué, le capital peut se montrer aujourd’hui un peu plus exigeant qu’auparavant.
Et les banques, déjà décrites en 2008 comme « trop grosses pour faire faillite » (« too big to fail »), peuvent espérer l’être encore davantage en 2012 ou 2013. Elles pourront donc pratiquer à nouveau le chantage dont elles ont si habilement su jouer il y a trois ans. Mais, cette fois, le sauvetage public du capitalisme privé pourrait se révéler impossible, ne serait-ce que parce que les finances publiques ont atteint la limite de leurs capacités.
Dans la crise actuelle, le risque pour la démocratie s’avère tout aussi grand que celui qui pèse sur l’économie, si ce n’est plus. Non seulement l’« intégration systémique » des sociétés contemporaines – c’est-à-dire le fonctionnement efficace de l’économie capitaliste – tremble sur ses bases, mais il en va de même de leur « intégration sociale » [6]).
L’avènement d’une nouvelle ère d’austérité a gravement affecté la capacité des Etats à trouver un équilibre entre les droits des citoyens et les exigences d’accumulation du capital. En outre, l’étroitesse des rapports d’interdépendance qu’entretiennent les pays rend illusoire la résolution des tensions entre économie et société (ou capitalisme et démocratie). Aucun gouvernement ne peut plus se permettre d’ignorer les contraintes et obligations internationales, en particulier celles des marchés financiers. Les crises et les contradictions du capitalisme démocratique se sont peu à peu internationalisées, et se déploient non seulement au sein des Etats mais entre eux, selon des combinaisons et des permutations qui restent à explorer. Lorsqu’on observe le déroulement de la crise depuis les années 1970, il semble vraisemblable que le capitalisme démocratique trouvera un moyen nouveau – bien que temporaire, lui aussi – de résoudre les conflits sociaux. Mais, cette fois, selon des modalités qui devraient être entièrement à l’avantage des classes possédantes, retranchées dans une place forte politiquement imprenable : l’industrie de la finance internationale. Après tout, peut-on exclure que celles-ci envisagent avec confiance l’issue du combat ultime qu’elles pourraient décider de livrer contre le pouvoir politique, avant d’imposer leur loi une bonne fois pour toutes ?