Gilbert Achcar
L’ex-conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter résumait ainsi, dans le style machiavélien qui lui est propre, la politique que son homologue républicain, Henry Kissinger, avait conçue et mise en œuvre de façon audacieuse en convaincant l’anticommuniste par excellence qu’était Richard Nixon d’effectuer un tournant à 180 degrés dans l’attitude des États-Unis à l’égard de la République populaire de Chine.
Durant les deux dernières décennies de la Guerre froide, les États-Unis établirent une coopération étroite avec la Chine contre l’URSS, au point de lui vendre des armes lorsque les tensions sino-soviétiques atteignirent leur paroxysme au moment de l’affrontement entre la Chine et le Vietnam à la fin des années 1970 – ce qui est aujourd’hui difficile à imaginer. La « triangulation » des relations des États-Unis avec la Chine et l’URSS fut une brillante manœuvre stratégique, qui aida Washington à surmonter l’adversité créée par sa débâcle vietnamienne. Et pourtant, depuis la fin de la Guerre froide, en commençant par l’administration de Bill Clinton, Washington a contrevenu au troisième impératif de Brzezinski en aliénant Pékin, le poussant ainsi à collaborer avec Moscou. C’est autour de Taiwan que Washington fit en 1996 une démonstration navale que l’ex-correspondant en chef du New York Times, Patrick Tyler, qualifia dans un ouvrage sur la politique chinoise des États-Unis, paru en 1999, de « premier acte de coercition américaine contre la Chine depuis 1958 ».
Depuis lors, Washington a poursuivi le premier des trois impératifs de Brzezinski – maintenir la dépendance sécuritaire de ses subordonnés – aux dépens du troisième, en choisissant d’attiser les tensions avec Moscou et Pékin afin de perpétuer l’allégeance de ses alliés européens et est-asiatiques envers sa suzeraineté militaire. Cela eut la conséquence inévitable d’inciter la Chine et la Russie à serrer les rangs face à « l’hégémonisme » américain. Une autre politique était possible au cours de ces dernières décennies, ne serait-ce que parce que l’imbrication économique de la Chine avec les États-Unis a longtemps été très supérieure à ses échanges avec la Russie. Enivrés par le triomphalisme du « moment unipolaire » de l’après-Guerre froide, aggravé sous George W. Bush et l’expansionnisme militaire auquel il présida dans la foulée du 11 septembre 2001, Washington agit comme s’il était persuadé de pouvoir continuer à aliéner ses deux rivaux mondiaux en même temps.
La seule tentative de renouveler la triangulation eut lieu de façon très maladroite sous Donald Trump dont l’hostilité outrancière à la Chine alla de pair avec le désir inassouvi de se rapprocher de Vladimir Poutine. Son successeur à la Maison blanche, Joe Biden, continua la politique d’hostilité exacerbée à la Chine, et cela au moment même où les relations des États-Unis avec la Russie s’orientaient vers une tension paroxystique comparable aux pires moments de la Guerre froide. On aurait pu s’attendre à ce que l’escalade des gesticulations militaires de la Russie contre l’Ukraine en 2021, suivie l’année suivante par l’invasion de ce dernier pays par ses troupes, aient induit l’administration Biden à ménager la Chine, sinon à rétablir de bonnes relations avec elle, et à essayer de la persuader de faire pression sur Moscou pour la cessation des combats et un règlement politique sous l’égide de l’ONU.
Pékin tendit la perche à Washington à cet effet au début de la guerre : en mars 2022, Qin Jang, son ministre actuel des affaires étrangères, alors ambassadeur de son pays aux États-Unis, publia un article dans le Washington Post déclarant ce qui suit : « Concernant l’Ukraine, la position de la Chine est objective et impartiale : les buts et principes de la Charte des Nations Unies doivent être pleinement respectés ; la souveraineté et l’intégrité territoriale de tous les pays, y compris l’Ukraine, doivent être respectées ; les préoccupations légitimes de sécurité de tous les pays doivent être prises au sérieux ; et tous les efforts favorables au règlement pacifique de la crise doivent être soutenus. » Il était certainement possible sur la base de cette déclaration de coopérer avec Pékin en vue d’une résolution pacifique du conflit, d’autant que l’aventure inconsidérée de la Russie a considérablement augmenté sa dépendance à l’égard de la Chine.
C’est tout le contraire qui eut lieu : Washington fit monter la tension avec Pékin par une série de déclarations et d’agissements, tels que le rehaussement de son alliance antichinoise Quad avec l’Australie, l’Inde et le Japon ; la fondation insolite d’une autre alliance antichinoise, AUKUS, avec l’Australie et le Royaume-Uni ; l’extension périlleuse de l’Alliance nord-atlantique vers l’Asie de l’Est et le Pacifique au sommet de l’OTAN réuni à Madrid en mai 2022 ; et l’autorisation d’actes provocateurs gratuits au sujet de Taiwan comme la visite de l’île par l’ex-présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi. Ainsi, lorsque Pékin essaya une nouvelle fois de tendre la perche le 24 février dernier, début de la seconde année depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en publiant un plan en douze points pour un « règlement politique de la crise ukrainienne », celui-ci fut immédiatement repoussé par l’administration Biden, qui se lança même dans des prophéties potentiellement autoréalisatrices en accusant Pékin de vouloir livrer des armes à la Russie.
Le nouveau plan chinois réitère d’emblée le principe souligné par Qin Gang il y a un an : « La souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de tous les pays doivent être effectivement respectées. » Bien qu’il critique les politiques occidentales et demande qu’il soit mis fin aux « sanctions unilatérales », le plan inclut le principe de base qui aurait dû permettre à Washington de coopérer avec Pékin envers un règlement de la guerre en cours sous égide onusienne. C’est d’autant plus possible que le plan chinois n’appelle pas à un cessez-le-feu immédiat et inconditionnel, qui risquerait de pérenniser l’occupation actuelle par la Russie d’une partie importante du territoire ukrainien. Au lieu d’une telle proposition susceptible de faire le jeu de Moscou, le plan de Pékin appelle toutes les parties à « inciter la Russie et l’Ukraine à […] dialoguer directement de nouveau le plus vite possible de façon à désescalader graduellement la situation et parvenir à la fin à un cessez-le-feu général ».
Fort heureusement, le président ukrainien Volodymyr Zelensk n’a pas emboîté le pas à Washington. Il a demandé à rencontrer son homologue chinois Xi Jinping pour discuter avec lui du plan chinois. Jeudi dernier, le ministre ukrainien des affaires étrangères, Dmytro Kuleba, s’est entretenu au téléphone avec Qin Gang. Selon le communiqué officiel chinois, Kuleba « a félicité la Chine pour son succès récent dans la médiation du rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’Iran, et a noté que l’Ukraine agit sur le long terme dans ses relations avec la Chine, qu’elle continuera à se conformer strictement au principe de la Chine unique et à respecter l’intégrité territoriale de la Chine, et qu’elle entend renforcer la confiance mutuelle et approfondir la coopération avec la Chine dans divers domaines ».
Ceci éclaire d’une façon particulière la visite que le président chinois Xi Jinping doit effectuer lundi à Moscou. Plutôt que d’être un geste de soutien à l’agression russe comme interprété par certains, il est plus probable que ce soit, dans la foulée du succès de Pékin dans le rétablissement des relations diplomatiques entre Riyad et Téhéran, un nouveau pas, beaucoup plus important, dans la projection du rôle de la Chine sur la scène mondiale comme faiseuse de paix en contraste avec le rôle des États-Unis.
l’original anglais publié ici :
https://www.thenation.com/article/world/china-ukraine-settlement/
Un message, un commentaire ?