Édition du 18 juin 2024

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La condition salariale des préposéEs aux bénéficiaires dans le réseau de la santé

La méthode Legault : Une méthode hautement contestable devant les tribunaux

"M. Legault : Regardez, là, moi, je suis ici pour prendre ma part de responsabilité, là. On peut tout faire, au gouvernement, par décret ou par une loi spéciale. Donc, je prends toute la responsabilité." François Legault. Conférence de presse du 17 avril 2020.

Depuis le 12 mars 2020, le premier ministre du Québec, monsieur François Legault, doit faire face à une crise d’une ampleur sans précédent au Québec depuis au moins un siècle : ici nous pensons à la crise de l’Influenza qui a duré au moins de janvier 1918 à décembre 1920. Monsieur Legault occupe, depuis le 12 mars 2020, le devant de la scène et il doit prendre des décisions lourdes sur le plan des conséquences pour plusieurs personnes. Ces décisions font, dans certains cas, la différence entre la vie et la mort. Nous sommes de gauche. Nous n’avons aucune affinité avec l’idéologie rétrograde et conservatrice qui anime la formation politique dont monsieur Legault est le chef : la Coalition avenir Québec. Cette précision étant faite, mentionnons qu’il a toutes nos sympathies pour la tâche qu’il effectue en ce moment. Nous préférons de beaucoup notre position à la sienne. Nous tenons à dire que dans l’exercice de ses fonctions, nous n’agirons pas nécessairement comme lui. À coup sûr, nous ne prendrions pas les mêmes décisions et nous ajoutons que nous ne savons pas si nos décisions connaîtraient plus de succès que les siennes. Ceci étant dit, dans les présentes conditions de la crise sociosanitaire de la COVID-19, nous ne renonçons pas à l’exercice de notre pensée critique.

Nous avons écouté son point de presse aujourd’hui. Nous nous demandons sérieusement, par moment, qui le conseille en matière d’histoire des négociations dans les secteurs public et parapublic ? Nous laissons aux organisations syndicales le soin de lui répondre point par point par rapport à certaines des affirmations qu’il a faites et sur la façon dont les négociations se déroulent en ce moment ou se sont déroulées historiquement entre l’État employeur et les syndicats. Pour notre part, nous voulons simplement lui rappeler, à l’aide d’une décision importante de la Cour suprême du Canada, quelles sont les obligations constitutionnelles du gouvernement dans ses négociations avec les salariéEs syndiquéEs des secteurs public et parapublic. Ce qui inclut les préposéEs aux bénéficiaires et pas uniquement les omnipraticienNEs et les médecins spécialistes.

Les droits syndicaux depuis la décision Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique – 2007 CSC 27

Il existe au Canada, depuis 2007, quelque chose qui s’appelle le droit constitutionnel de négocier collectivement. Ce droit vise à protéger la capacité des salariéEs syndiquéEs de participer à des activités associatives et leur capacité d’agir collectivement pour réaliser des objectifs communs concernant des questions liées au milieu travail et leurs conditions de travail. Il est maintenant reconnu au Canada que les salariéEs ont le droit de s’unir, de présenter collectivement des demandes à leurs employeurs du secteur public et de participer à des discussions en vue d’atteindre des objectifs liés au milieu de travail, dont la négociation de leur rémunération.

L’alinéa 2d) impose à l’État employeur des obligations d’accepter de rencontrer les employés pour discuter avec eux. Il restreint aussi le pouvoir de légiférer en matière de négociation collective. Il protège contre les « entraves substantielles » à l’activité associative. Toute loi (ou acte) de l’État qui a pour effet d’entraver de façon substantielle l’activité de négociation collective peut être déclaré ultra vires par les tribunaux. Pour qu’il s’agisse d’une atteinte substantielle à la liberté d’association, l’intention ou l’effet doit sérieusement compromettre l’activité des travailleurs qui consiste à se regrouper en vue de réaliser des objectifs communs, c’est-à-dire négocier des conditions de travail et des modalités d’emploi avec leur employeur.

« 89. La portée du droit de négociation collective doit être définie compte tenu de Dunmore, où la Cour a souligné que l’al. 2d) vise non seulement les activités individuelles exercées collectivement, mais aussi les activités associatives elles-mêmes. Elle reflète à juste titre l’histoire de la négociation collective et les pactes internationaux auxquels le Canada est partie. Selon les principes élaborés dans Dunmore et dans cette perspective historique et internationale, le droit constitutionnel de négocier collectivement vise à protéger la capacité des travailleurs de participer à des activités associatives et leur capacité d’agir collectivement pour réaliser des objectifs communs concernant des questions liées au milieu travail et leurs conditions de travail. En bref, on pourrait décrire l’activité protégée comme l’union des efforts des employés pour réaliser des objectifs particuliers liés au travail. L’alinéa 2d) ne protège pas les objectifs particuliers que les employés cherchent à atteindre par cette activité associative. Il protège toutefois le processus de réalisation de ces objectifs. Cela signifie que les employés ont le droit de s’unir, de présenter collectivement des demandes à leurs employeurs du secteur de la santé et de participer à des discussions en vue d’atteindre des objectifs liés au milieu de travail. L’alinéa 2d) impose aux employeurs du secteur public des obligations correspondantes d’accepter de rencontrer les employés pour discuter avec eux. Il restreint aussi le pouvoir de légiférer en matière de négociation collective, question que nous examinerons plus loin.

90. L’alinéa 2d) de la Charte ne protège pas tous les aspects de l’activité associative liée à la négociation collective. Il protège uniquement contre les « entraves substantielles » à l’activité associative, selon le critère élaboré dans Dunmore par le juge Bastarache, qui soulevait la question suivante : « l’exclusion des travailleurs agricoles d’un régime légal des relations du travail, sans interdiction expresse ou intentionnelle de l’association, peut-elle constituer une atteinte substantielle à la liberté d’association ? » (par. 23). En d’autres termes, il s’agit de déterminer si l’acte de l’État vise ou touche l’activité associative, « décourageant ainsi la poursuite collective d’objectifs communs » (Dunmore, par. 16). Il n’est cependant pas nécessaire de démontrer l’intention de porter atteinte au droit d’association lié à la négociation collective pour établir la violation de l’al. 2d) de la Charte . Il suffit que la loi ou l’acte de l’État ait pour effet d’entraver de façon substantielle l’activité de négociation collective, décourageant ainsi la poursuite collective d’objectifs communs. En conséquence, l’État doit s’abstenir d’empêcher un syndicat d’exercer une véritable influence sur les conditions de travail par l’entremise d’un processus de négociation collective menée de bonne foi. Le droit des employés de négocier collectivement impose donc à l’employeur des obligations correspondantes. Il implique que l’employeur et les employés se rencontrent et négocient de bonne foi en vue de réaliser leur objectif commun d’accommodement par des moyens pacifiques et productifs.

[…]

92. Pour qu’il s’agisse d’une atteinte substantielle à la liberté d’association, l’intention ou l’effet doit sérieusement compromettre l’activité des travailleurs qui consiste à se regrouper en vue de réaliser des objectifs communs, c’est-à-dire négocier des conditions de travail et des modalités d’emploi avec leur employeur, une activité qualifiée de négociation collective. Certes, les lois ou les actions pouvant être considérées comme des tactiques destinées à « briser les syndicats » satisfont à cette exigence, mais les entraves moins graves au processus collectif peuvent également suffire pour rendre applicable la garantie du droit d’association. Dans Dunmore, empêcher le syndicat de recourir aux lois ontariennes sur les relations du travail visant à appuyer les syndicats et à leur permettre de se faire entendre a suffi. Agir de mauvaise foi ou annuler de façon unilatérale des modalités négociées, sans véritables discussions et consultations, peut aussi grandement saper le processus de négociation collective. Dans tous les cas, une analyse contextuelle et factuelle s’impose et il faut se demander s’il y a eu ou s’il surviendra vraisemblablement des effets négatifs importants sur le processus de négociation collective volontaire menée de bonne foi entre les employés et l’employeur. »

Nous portons à la connaissance de monsieur Legault que depuis l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés, en 1982, le Canada est entré dans une nouvelle ère. La Charte a eu pour effet d’imposer de nouvelles limites à la souveraineté du Parlement[1]. Depuis l’adoption de la Charte, la Constitution est devenue la source décisive de toute validité juridique. Il appartient aux juges de la Cour suprême du Canada d’agir en tant que grands interprètes de la loi fondamentale du pays. Ils ont à décider de l’application des principes que l’on y retrouve[2]. La part prise par les tribunaux dans le processus politique n’est donc pas négligeable. Le pouvoir judiciaire est de plus en plus en mesure de freiner le pouvoir politique[3]. Depuis 1982, le Parlement canadien et les assemblées législatives doivent beaucoup plus partager leur domaine avec les tribunaux[4]. Le pouvoir politique (c’est-à-dire, le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif) a perdu de sa capacité d’agir sans entraves au profit du pouvoir judiciaire. L’adoption de la Charte a profondément modifié le visage du droit et de la politique au Canada. Les juges sont devenus des acteurs sociaux qui ont à se prononcer sur des enjeux politiques[5].

Les juges sont devenus, depuis 1982, les arbitres de la validité constitutionnelle des lois qui sont adoptées par le Parlement et les assemblées législatives. Ils ont la capacité et le pouvoir de s’opposer à la volonté des élus lorsqu’ils constatent que les dispositions législatives contestées contreviennent au partage des pouvoirs ainsi qu’aux droits et libertés prévus à la Constitution.

Conclusion :

Monsieur Legault peut-il décider d’imposer unilatéralement les conditions de travail et de rémunération des préposées aux bénéficiaires comme il l’a mentionné aujourd’hui lors de sa conférence de presse ? Peut-être que oui, mais s’il décide d’agir ainsi, il s’expose à voir sa décision contestée devant les tribunaux.

Yvan Perrier

17 avril 2020

17h24

yvan_perrier@hotmail.com

http://www.assnat.qc.ca/fr/video-audio/archives-parlementaires/activites-presse/AudioVideo-84947.html?support=video . Consulté le 17 avril 2020.

http://www.assnat.qc.ca/fr/actualites-salle-presse/conferences-points-presse/ConferencePointPresse-59461.html . Consulté le 17 avril 2020.

https://www.facebook.com/notes/josée-marcotte/lettre-au-premier-ministre-concernant-le-salaire-des-préposé-es-aux-bénéficiaire/2930564940319794/ Consulté le 17 avril 2020.

[1] « Il est évident que l’adoption de la Charte a assujetti à de nouvelles limites la souveraineté du Parlement, comme le reconnaît volontiers le juge Marshall, au para. 246 de sa décision : « [TRADUCTION] Une bonne façon d’aborder la Charte est de considérer qu’elle a fourni une arme de plus à celles dont disposent les individus, en élargissant la portée de la contestation des lois et des mesures prises par les branches législative et exécutive du gouvernement. Cette remarque ne diminue en rien l’importance de la Charte. La plus grande protection qu’elle accorde aux droits et libertés fondamentaux et son atténuation des pouvoirs des organes politiques du gouvernement par sa redéfinition des concepts de longue date de la suprématie du Parlement laissent présager des réformes assez lourdes de conséquences » [nous soulignons], Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E. [2004], par. 106.

[2] Au sujet du rôle des juges de la Cour suprême du Canada dans le processus politique, le juge Bastarache mentionne ce qui suit concernant le contrôle de l’action gouvernementale par les tribunaux à l’ère de la Charte : « […] Il faut toutefois signaler que […] l’interprétation de l’« action gouvernementale » par notre Cour a évolué et qu’elle pourrait encore se modifier compte tenu de l’évolution des valeurs qui sous-tendent la Charte. Par exemple, notre Cour a maintes fois rappelé que la participation de personnes privées à la violation de libertés fondamentales ne met pas l’État à l’abri d’un contrôle judiciaire fondé sur la Charte ; cette participation doit être considérée comme un élément du contexte factuel dans lequel la loi est examinée […]. En outre, notre Cour a souvent statué, dans le contexte du par. 15(1), que la Charte peut obliger l’État à élargir le champ d’application d’une loi lorsque sa portée trop limitative permet à une personne privée de porter atteinte à des droits et libertés fondamentaux […]. Enfin, on a laissé entendre que la Charte devrait s’appliquer à toute loi qui « permet » à une personne privée de nuire à une activité protégée par l’art. 2, étant donné que, dans certains cas, la simple faculté donnée peut avoir pour effet d’encourager ou d’appuyer l’acte en cause […]. Si l’on applique ces principes généraux à l’al. 2d), ce n’est pas un grand bond en avant de dire que le défaut d’inclure une personne dans un régime de protection peut positivement permettre la restriction de l’activité que le régime vise à protéger. La raison en est que la mesure gouvernementale de portée trop limitative devient suspecte non seulement dans la mesure où elle est discriminatoire à l’endroit d’une catégorie non protégée, mais aussi dans la mesure où elle orchestre, encourage ou tolère d’une manière substantielle la violation de libertés fondamentales », Dunmore c. Procureur général (Ontario), préc., note 2, par. 26.

[3] Guy TREMBLAY, « Le pouvoir judiciaire » dans Réjean PELLETIER et Manon TREMBLAY (dir.), Le parlementarisme canadien, Québec, Les presses de l’Université Laval, 2005, p. 429-432.

[4] « […] Le Parlement a son rôle : choisir la réponse qui convient aux problèmes sociaux dans les limites prévues par la Constitution. Cependant, les tribunaux ont aussi un rôle : déterminer de façon objective et impartiale si le choix du Parlement s’inscrit dans les limites prévues par la Constitution. Les tribunaux n’ont pas plus le droit que le Parlement d’abdiquer leur responsabilité. Les tribunaux se trouveraient à diminuer leur rôle à l’intérieur du processus constitutionnel et à affaiblir la structure des droits sur lesquels notre constitution et notre nation sont fondées, s’ils portaient le respect jusqu’au point d’accepter le point de vue du Parlement simplement pour le motif que le problème est sérieux et la solution difficile » [nous soulignons] Juge MC LACHLIN, cité dans Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., préc., note 2, par. 103.

[5] José WOEHRLING, « La Charte canadienne des droits et libertés et ses répercussions sur la vie politique » dans Réjean PELLETIER et Manon TREMBLAY (dir.), Le parlementarisme canadien, Québec, Les presses de l’Université Laval, 2005, p. 81-118.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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