Édition du 5 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Luttes sociales

Clavardage avec Annick Coupé, porte-parole de l’Union syndicale Solidaires

"La colère sociale reste très forte face à l'idée d'un gouvernement au service d'une minorité"

La presse nous rapporte continuellement que le mouvement des mobilisations visant le retrait du projet sur les retraites en France bât de l’aile. Pourtant, encore plus de 2,5 millions de personnes sont descendues dans les rues jeudi le 28 octobre dernier. Presse-toi à gauche vous offre un clavardage avec Annick Coupé, porte-parole de l’Union Syndicale Solidaires afin de remettre les événements en perspectives.

Chat modéré par Caroline Monnot

Véronique : Le mouvement est-il sur la décrue ?

Annick Coupé : C’est un mouvement inédit qui est à la fois marqué par des journées de grève et de manifestations très importantes, des grèves reconductibles, limitées à certains secteurs, mais aussi par un soutien très fort de la population et des salariés en général.

Ce mouvement est loin d’être terminé, donc même si les grèves sont moins suivies, le gouvernement n’en a pas fini, de mon point de vue, avec cette lutte.

Frater : Croyez-vous être en mesure de mobiliser autant de personnes dans les jours à venir ? Faut-il craindre un essoufflement du mouvement ou bien croyez-vous à l’hypothèse d’un nouveau "mai rampant" à l’italienne ?

Demain [jeudi 28 octobre, date d’une nouvelle journée de mobilisation à l’appel de l’intersyndicale] , il y a aura, je pense, pas mal de personnes encore dans les rues, alors qu’on est en période de vacances scolaires.

Tous ceux et celles qui se sont mobilisés depuis des semaines considèrent toujours que cette réforme est profondément injuste, et même si cette loi est votée, elle demeure toujours inacceptable.

La semaine prochaine, nous verrons ce qu’il en est de la mobilisation des lycéens. En tout cas, nous ne lâchons rien, et nous irons jusqu’au bout avec cette mobilisation.

Beaucoup de commentateurs ont employé l’expression "mai rampant", c’est la référence à ce qui s’est passé en Italie dans les années 1967-1968, où il y a eu quasiment en permanence des mobilisations sociales sous diverses formes : grèves, manifestations, occupations... qui étaient impulsées à la base et qui regroupaient aussi bien des syndicalistes que des jeunes.

Effectivement, aujourd’hui, des salariés, des jeunes, des précaires, des chômeurs se retrouvent au niveau local et se mobilisent ensemble depuis plusieurs semaines. Les liens qui se sont constitués sont des liens interprofessionnels et intergénérationnels et ne vont pas s’arrêter.

La colère sociale reste très forte et l’idée que ce gouvernement est au service d’une minorité reste très présente. Il faudra donc continuer à se mobiliser dans les semaines et les mois qui viennent. Mais évidemment, personne ne peut dire ni décider comment cette colère va continuer à s’exprimer dans l’avenir.

Scoop : Pourquoi être allé chercher les lycéens dans leurs classes ? Cela n’était-il pas déjà un aveu d’échec ?

Personne n’est allé chercher les lycéens dans leurs classes. Je pense que les lycéens, comme la majorité des jeunes dans ce pays, ont compris que cette réforme, contrairement à ce que disait le gouvernement, n’était pas une réforme pour eux, mais une réforme contre eux.

Les lycéens ont regardé le projet de loi et ont bien vu que le fait d’allonger de deux années le temps passé au travail n’allait pas leur permettre d’accéder plus facilement à un premier emploi, et ils voyaient bien aussi qu’au bout du compte, quand ils arriveraient en retraite, leur niveau de retraite serait bien plus faible que celui de leurs aînés.

Mais je crois que les lycéens engagés dans la mobilisation ont aussi une vision d’ensemble, et se situent d’un point de vue d’une solidarité intergénérationnelle. Ils se sentent concernés par le fait que cette réforme constitue une régression sociale extrêmement forte, et à ce titre, ils ont parfaitement la légitimité de se mobiliser, parce que ce sont des citoyens eux aussi.

Commandeur : Pour la première fois, un gouvernement a résisté aux manifestations. Par votre intransigeance, n’avez-vous pas offert à ce gouvernement la "victoire thatchérienne" dont la droite rêvait ?

Dès le début, Nicolas Sarkozy a indiqué que cette réforme serait le marqueur de son quinquennat. Il s’est situé lui-même dans une posture d’intransigeance, refusant toute véritable négociation sociale.

Je rappelle que l’ensemble des organisations syndicales, sur la question des retraites, avait des contre-propositions et que même les syndicats les moins contestataires n’ont pas été entendus.

Depuis le début, c’est le gouvernement, avec le président de la République, qui joue la fermeté et qui refuse d’entendre ce qui se passe dans le pays. Aucun syndicat n’a soutenu cette réforme, et tous les syndicats considèrent jusqu’à aujourd’hui que cette réforme est injuste ; la majorité de la population soutient par ailleurs les mobilisations.

Enfin, je rappelle que le président de la République n’avait pas, dans son programme électoral de 2007, la remise en cause de l’âge légal à 60 ans, qu’il avait même dit le contraire.

Donc l’intransigeance et le passage en force sont du côté du gouvernement, et il peut penser avoir gagné aujourd’hui ce passage en force, mais cela peut ressembler à une victoire à la Pyrhus qui laissera des traces.

Stéphane Toulouse : Ne peut-on pas considérer que la CFDT est sortie de l’intersyndicale sur les retraites en proposant des négociations au patronat et au gouvernement sur l’emploi des jeunes et des seniors ?

Il est vrai que depuis deux jours on a l’impression d’assister à un théâtre d’ombres. La CFDT propose au Medef des négociations, le Medef saisit la balle au bond, et immédiatement, le gouvernement, par la voix de Mme Lagarde et de M. Fillon, donne sa bénédiction.

Nous pensons que c’est une façon de permettre au patronat et au gouvernement de se sortir de ce conflit, qui ne correspond pas, pour nous, à la réalité de ce qui se passe sur le terrain, puisque le conflit n’est pas terminé.
Donc la CFDT est toujours dans l’intersyndicale et appelle aux mobilisations pour la journée de demain et le 6 novembre, et en même temps, on a le sentiment qu’elle permet au patronat et au gouvernement de se sortir d’une période difficile. Mais c’est à la CFDT d’assumer ses contradictions.

Tolkien : Les Français acceptent encore qu’on les empêche de travailler, mais pas qu’on les empêche de partir en vacances ? Rétroactivement, ne considérez-vous pas avoir commis un erreur en bloquant les raffineries ?

Après six journées de grèves et de manifestations, le gouvernement restait intransigeant, voire méprisant. Il était donc nécessaire de monter le rapport de force. C’est pour cette raison que des salariés, avec leurs syndicats, se sont mis en grève reconductible et ont organisé des blocages dans des secteurs stratégiques comme celui des raffineries.

Mais c’était évidemment face à l’intransigeance du gouvernement. Ce que je constate, c’est que ces actions ont été et sont toujours soutenues très largement. En témoigne l’importante solidarité financière qui se manifeste.
Je crois qu’évidemment ces blocages peuvent gêner certains de nos concitoyens, mais je crois aussi que beaucoup comprennent ces actions face à l’intransigeance du gouvernement.

Petibonum : Une fois une loi contestée adoptée, celle-ci s’impose à tous, disent ceux qui pensent que la démocratie politique prime sur la démocratie sociale. Comment vous situez-vous par rapport à cette vision des choses ?

D’abord, on peut noter que le débat sur les retraites aurait dû être un vrai débat citoyen, débat citoyen qui permet de prendre le temps, d’envisager toutes les hypothèses pour garantir et améliorer notre système de retraite par répartition.
Il n’a pas été possible, par exemple, de mettre sur la table la question de nouvelles ressources pour financer la retraite, comme c’était proposé à la fois par des partis de gauche, mais aussi par des organisations syndicales. Je pense à l’augmentation des cotisations patronales, ou à la taxation d’un certain nombre de revenus financiers qui ne sont pas aujourd’hui mis à contribution.

Pour un débat de cette importance, il fallait aussi prendre le temps d’une véritable négociation, notamment avec les organisations syndicales, mais aussi avec les organisations de jeunesse, avec les associations de femmes ou avec les associations de chômeurs. Bref, avec l’ensemble de la société, puisque chacun est concerné par cette question des retraites.

Le gouvernement en a fait une question technique au nom de la démographie et pensait pouvoir passer cette réforme sans aucune difficulté. Donc on n’a pas du tout été dans un véritable débat démocratique. Il y a même eu caricature de débat à l’Assemblée nationale et au Sénat.

Donc je pense qu’on ne peut opposer démocratie sociale et démocratie politique, les deux sont nécessaires pour qu’effectivement la démocratie soit bien vivante dans notre pays.

Cette réforme, même votée à l’Assemblée, n’en demeure pas moins profondément injuste, et donc nous continuerons à la contester. D’ailleurs, je remarque que cette question des retraites, on est loin d’en avoir fini, puisque d’une part, la question du financement ne va pas au-delà de 2018 et que d’autre part, le gouvernement a introduit au dernier moment un amendement disant qu’il faudra un nouveau débat à partir de 2013 sur le fond du dossier.

Paul : Etant donné que nous vivons considérablement plus longtemps qu’il y a quelques décennies, quelles solutions proposez-vous au lieu d’augmenter la durée de cotisation et l’âge de la retraite ?

D’abord, il faudrait regarder la question du taux d’emploi, puisque nous avons aujourd’hui un taux de chômage important qui touche les jeunes, qui touche les personnes de plus de 50 ans, et qui touche aussi les femmes globalement.
Donc la première piste serait de remédier à cela au lieu d’augmenter le temps passé au travail.

Si on avait un taux d’emploi quasiment à 100 %, il n’y aurait pas de problème de financement des retraites. Sur la question de l’allongement de l’espérance de vie, il faut quand même rappeler que l’espérance de vie en bonne santé est autour de 65 ans, donc la question qui est posée, c’est : doit-on pouvoir bénéficier d’un temps de retraite en bonne santé, ou alors seulement partir en retraite quand on est déjà malade, handicapé ou diminué, et qu’on ne peut plus bénéficier de ces quelques années bien méritées.

Enfin, on peut aussi, dans les paramètres, voir que la productivité dans notre pays est plus élevée que dans d’autres pays, que la richesse produite continue d’augmenter considérablement, et que la question des retraites est bien une question de répartition des richesses.

Gino : On a entendu que Solidaires n’avait pas signé le communiqué intersyndical du 21 octobre, notamment car celui-ci appelait de façon trop appuyée à des manifestations dans le "respect des biens et des personnes". Qu’en est-il ?

Il y a trois raisons pour lesquels Solidaires n’a pas signé le communiqué du 21 octobre de l’intersyndicale. Nous pensions qu’il fallait une date plus rapprochée que le jeudi 28, nous souhaitions que la prochaine date soit le mardi 26. Deuxième raison : il n’y avait pas, dans le communiqué, de soutien net et offensif aux mobilisations quotidiennes qui se passent dans tout le pays.

Et enfin, l’expression du respect des biens et personnes ne nous semblait pas approprié au moment même où, effectivement, le gouvernement, par exemple, engageait des réquisitions de grévistes pour débloquer les raffineries. Et nous craignions que nos adversaires n’utilisent cette expression pour justifier les déblocages, voire pour engager des actions juridiques contre des grévistes.

Dominique : Un document interne à la CFDT vous dénie la qualité d’organisateur aux prochaines manifestations précisément car vous n’avez pas signé la déclaration du 21 octobre.

François Chérèque a même dit le 22 octobre sur France Inter que nous avions quitté l’intersyndicale, ce qui est bien sûr faux, puisque nous appelons y compris aux manifestations du 28 octobre et du 6 novembre. C’est assez surprenant que la CFDT veuille régenter le mouvement social actuel et décider qui aurait la légitimité d’être dans la rue, de participer et d’organiser les manifestations.

Je rappelle que les manifestations du 28 octobre comme celles du 6 novembre sont des manifestations locales, et sont donc organisées localement. Et je constate que pour la journée du 28, il y a de nombreux endroits où il y a des appels avec l’ensemble des huit organisations syndicales, y compris des appels qui demandent le retrait du projet de loi et qui n’ont pas repris à leur compte la phrase sur le respect des biens et des personnes.

Donc nous voyons bien que le débat syndical ne peut aujourd’hui se résumer au veto de la CFDT.

Esteban : Bernard Thibault accuse la police d’avoir infiltré des provocateurs dans les rangs des manifestants pour créer du désordre. Etes-vous sur la même ligne ?

A chaque fois qu’il y a un mouvement social important dans notre pays et que le pouvoir est en difficulté, il tente toujours la répression et les provocations.
Et nous sommes aujourd’hui dans cette situation. Nous avons nous-mêmes constaté que des policiers portant un brassard "police" affichaient aussi des autocollants de notre organisation syndicale. Donc tout cela montre que le pouvoir utilise des méthodes qui ne sont pas acceptables.
Ce qui prouve, encore une fois, malgré ses dénégations, qu’il est en difficulté face à cette crise sociale.

Derek : Etes-vous proches du NPA ?

Personnellement, je ne suis adhérente d’aucune organisation politique. Solidaires est une organisation totalement indépendante, et la mobilisation sur les retraites est une mobilisation qui va très largement au-delà de l’extrême gauche, puisque je rappelle, encore une fois, qu’il y a 70 % des gens qui se reconnaissent dans cette mobilisation.

Pour ce qui est des partis politiques de gauche au sens large, on a vu qu’ils soutenaient le mouvement, mais ce sont les organisations syndicales qui sont à l’initiative de ce mouvement, qui le mènent nationalement comme localement, et c’est cela qui me semble primordial.

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