Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

La colère paysanne défie le pouvoir de Modi

Crise sociale en Inde. Depuis sa première élection en 2014, l’homme fort du pays, Narendra Modi, a asséné ses coups, pour bâtir sa « Nouvelle Inde ». Aujourd’hui, le pays est malade. La plus grande démocratie du monde est chancelante, et 250 millions de travailleurs et travailleuses participent depuis deux mois à la plus grande grève jamais connue

tiré de : Entre les lignes et les mots 2021 - Lettre n°10 - 6 mars : Notes de lecture, textes, mises-à-jour, annonce et pétitions

Publié le 6 mars 2021
Cet article a été publié, dans une version courte, dans la revue Syndicats de la FGTB, p.20

Il ne fallait pas être visionnaire pour prédire la menace existentielle que représenterait le gouvernement de Narendra Modi pour la trame de l’Inde. Depuis sa première élection en 2014, l’homme fort du pays a asséné ses coups, sans relâche ni concession, pour bâtir sa « Nouvelle Inde ». Aujourd’hui, le pays est malade. La plus grande démocratie du monde est chancelante, affaiblie notamment par la concentration des pouvoirs, le fanatisme hindou, la discrimination des musulman.es, la criminalisation des voix contestataires et la révocation de l’autonomie du Cachemire.

Les indicateurs de l’économie ont, quant à eux, plongé fin 2019 [1] et plus encore avec la crise de la Covid-19, qui a terrassé le pays avec 155 000 morts et presque 11 millions de cas. Récession et flambée du chômage (en particulier chez les jeunes) ont réduit drastiquement les revenus et fait planer l’ombre de la faim sur le pays. Le lock down généralisé n’explique pas tout. Les attaques ultralibérales et les réformes nuisibles du gouvernement sont également en cause. La démonétisation [2], les politiques de démantèlement des droits du travail et la libéralisation de l’agriculture sont quelques-unes des mesures qui ont conduit à une situation insoutenable, propice à l’embrasement.

Aujourd’hui, Modi affronte sa plus grave crise sociale depuis son entrée en fonction. 250 millions de travailleur.ses ont participé le 26 novembre 2020 à ce qui apparaît aujourd’hui comme la plus grande grève de l’histoire mondiale. Dans la foulée et depuis deux mois, les paysan.nes du nord de l’Inde, soutenu.es par une cinquantaine de syndicats, campent aux portes de la capitale pour exiger l’abrogation de trois lois visant à libéraliser le commerce des produits agricoles. Ces contestations s’inscrivent dans le sillage d’autres soulèvements qui ont frappé le pays, notamment il y a un an, lors de la réforme de la loi sur la citoyenneté [3]. Au-delà des divisions de caste, de classe, de genre, de religion – que les populistes aiment habituellement attiser – les oppositions ont convergé, elles se sont agglomérées, coalisées, imbriquées. Frappées par des lois « anti-travailleur.ses », « anti-agriculteur.rices », « anti-musulman.es », « anti-femmes » et à mesure que la répression grandissait, elles ont lutté pour faire plier un gouvernement extrémiste et discriminatoire, désormais devenu « anti-peuple ».

L’image de sauveur, d’homme d’action, de leader puissant et charismatique qui collait jusqu’ici à Modi et qui l’« autorisait » à mener ses politiques brutales et autoritaires, semble aujourd’hui s’écailler et ne plus suffire. En s’attaquant aux campagnes, il lève contre lui près de la moitié de la population indienne. « Chaque Indien a dans sa famille un fermier » [4]. Son geste est d’autant plus violent que les populations rurales sont parmi les plus appauvries du sous-continent et luttent au quotidien pour leur survie.

Le secteur agricole en Inde est en effet en mauvaise posture. Le phénomène n’est pas neuf. Il emploie 55% des actif.ves, mais représente seulement 14% du produit intérieur brut. La baisse du revenu agricole tient pour partie à la parcellisation des terres au fil des générations, 70% des agriculteur.rices cultivent moins d’un hectare et les « sans-terre » sont désormais plus nombreux que celles et ceux qui vivent de leurs terres. A cela s’ajoutent les problèmes de l’eau liés au changement climatique et à la « révolution verte », la pollution des sols, l’endettement, etc. Crise socio-économique, écologique, nutritionnelle. La liste est longue.

Nul doute que des réformes sont indispensables, mais celles qui sont sur la table ne sont rien d’autre que la mort annoncée pour une myriade de paysan.nes. Le rapport de force est trop inégal. Les lois, adoptées à toute vitesse et sans concertation, au plus fort de la pandémie, entendent en effet ouvrir le secteur agricole indien aux entreprises privées, en les autorisant à s’approvisionner directement auprès des agriculteur.rices sans passer par les marchés régulés par l’État, appelés mandis. Il en serait ainsi fini des prix minimum garantis aux exploitant.es pour la vente de leurs produits. Il y a dès lors fort à craindre que les femmes et hommes qui vivent de la terre, soient livré.es aux mains du marché et des grandes entreprises de l’agrobusiness.

Sous prétexte de moderniser l’agriculture et d’accroître les revenus, il est demandé aux plus pauvres d’avaler les couleuvres des réformes néolibérales. Mais au vu de l’ampleur et de la durée des protestations, personne ne semble dupe. Le sentiment qui prévaut parmi les manifestant.es est que l’État se retire, qu’il bat plus encore en retraite pour laisser le champ libre aux firmes privées. Les lois adoptées ne visent pas l’amélioration des conditions d’existence des habitant.es des campagnes, elles résultent davantage d’un « capitalisme de connivence » entre les élites politiques, économiques et financières, qui risquent au final d’appauvrir les plus pauvres et d’enrichir les plus riches. Dans le viseur, on trouve des oligarques proches du pouvoir comme Mukesh Ambani (Reliance Industries) et Gautam Adani, dont les conglomérats sont dans les starting-blocks pour investir dans un secteur au fort potentiel de croissance. Pas surprenant dès lors que les effigies des deux hommes d’affaires milliardaires aient été brûlées, des pompes à essence et des antennes télécom appartenant aux deux groupes endommagées ou abattues lors des manifestations.

Les laissés pour compte de l’Inde l’ont crié haut et fort. Ils ne céderont pas. Ils exigent le retrait des lois contestées. Onze cycles de négociations entre les syndicats agricoles et le gouvernement n’ont pas permis de sortir de l’impasse. Modi, touché dans son orgueil, en est revenu à des stratégies anciennes : passage en force, tour de vis répressif, polarisation et décrédibilisation des manifestants, jugés « violents ».

La vague de mobilisations qui déferle sur l’Inde depuis un an est un puissant révélateur du rejet, non pas d’une politique spécifique, mais bien de l’ensemble des politiques néolibérales, excluantes et anti-peuple du gouvernement Modi. L’ampleur des soulèvements, le dépassement des traditionnelles lignes de fracture et le soutien populaire à ce qui apparaît comme une colère légitime conduiront probablement l’exécutif indien à devoir chercher une voie de sortie.

En s’attaquant à la majorité opprimée, Modi a cimenté les masses non pas derrière lui, mais contre lui.

Aurélie Leroy

https://www.cetri.be/Inde-la-colere-paysanne-defie-le?lang=fr

Aurélie Leroy

Historienne, chargée d’étude au CETRI.

https://www.cetri.be/_Aurelie-Leroy_

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