La très forte participation qui a marqué la journée du 23 octobre n’allait pas de soi, au vu du retard des inscriptions sur les listes électorales et de l’illisibilité de la carte politique, du fait de la multiplication des partis et des listes d’indépendants. En soi, elle constitue un premier message politique, puissant : le peuple tunisien a voulu être au rendez-vous de la démocratie et conférer à l’Assemblée constituante une légitimité incontestable, celle des urnes. Les résultats du scrutin, en cours de dépouillement, auront quant à eux une incidence importante sur l’évolution du pays, et seront lus avec attention dans l’ensemble de la région, qu’a ébranlée le départ de Ben Ali sous la pression populaire et, n’en doutons pas, celle de l’establishment de sa dictature, décidé à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Que le 14 janvier ne fût pas une révolution, sinon de palais, fut d’emblée une évidence (1). Mais les événements qui l’ont précédé, pendant au moins deux ans, ont bel et bien créé une situation qui pourrait s’avérer révolutionnaire si la reconduction de l’ancien régime, sous le couvert d’une nouvelle Constitution, devait se confirmer et susciter la colère sociale de ceux qui ont consenti le prix du sang sans être payés de retour, notamment dans les provinces déshéritées de l’ouest du pays.
Le débat, à Tunis ou en France, s’est focalisé sur les questions du score électoral du principal parti islamique, Ennahda, et du respect de la laïcité. A elle seule, cette réduction de la complexité de la société tunisienne à une alternative binaire démontre que nous ne sommes nous-mêmes pas sortis du néo-destourisme, fût-ce sous sa forme grotesque du ben alisme, et des ressorts de sa légitimation intérieure ou internationale (2). Même si l’on prend au sérieux ce problème de la place de l’islam dans le devenir de la Tunisie, on ne peut le caricaturer de la sorte, selon un jeu à somme nulle entre la religion et la sécularisation. D’une part, parce que Ennahda est un parti pluriel et n’a pas le monopole de la représentation politique de l’islam, contourné qu’il est par des mouvements plus radicaux ou plus modérés que lui. D’autre part, parce qu’il n’existe qu’en situation et sera reçu par la société tunisienne à l’aune de cette dernière, avec laquelle il n’aura d’autre choix que de composer, à l’instar des partis islamiques successifs en Turquie. Ainsi, Ennahda est tributaire de rapports de force et de contraintes : ceux que lui imposent (ou ne lui imposent pas) les autres acteurs sociaux ou politiques ; celles de l’économie et du système international. Il a par exemple été amené à signer plusieurs pactes avec les forces politiques laïcistes, par lesquels il s’est engagé à ne pas revenir sur les acquis du statut de la femme. Et, s’il parvient au pouvoir, il devra tenir compte du poids du tourisme dans les ressources du pays avant de songer à prohiber la consommation d’alcool. Du point de vue de la sociologie historique du politique, la problématique de l’« agenda caché » que caresserait Ennahda n’est pas plus pertinente en Tunisie qu’elle ne le fut en Turquie. La bonne question n’est pas de savoir ce que veut faire Rached Ghannouchi, mais ce qu’il peut faire.
Dès lors, il est assez puéril de s’inquiéter du travail militant intense que Ennahda a effectué, y compris, comble de l’impudence, dans les quartiers populaires ou les régions défavorisées. Où est le scandale, puisque nous sommes en présence d’un parti, qui plus est de masse, et non seulement de cadres, pour reprendre la vieille distinction de la science politique ? Ne réside-t-il pas plutôt dans la division des forces laïques, et dans leur incapacité à sortir des jeux byzantins de la « transition », entre La Marsa et Carthage, les banlieues chic de la capitale ? In fine, le score d’Ennahda –apparemment élevé, selon les premières indications dont on dispose en ce début d’après-midi du 24 octobre– sera le fruit de la mobilisation de ses militants depuis neuf mois et de la perception ambivalente qu’en ont eue les électeurs : celle d’un parti qui a été la principale victime de la répression de Ben Ali et qui inspire à ce titre le respect ou une certaine sympathie, notamment de la part des familles de tradition politique yousséfiste (3) ; celle aussi d’un parti qui n’a pas pu ou su s’impliquer dans la grève du Bassin minier en 2008, puis dans le soulèvement de décembre 2010-janvier 2011, peut-être par prudence et par calcul politique, quitte à essayer ensuite de tirer les marrons du feu de la « transition ». Enfin, la polarisation du débat idéologique ne doit pas occulter un double chassé-croisé dans l’entre-deux du système politique. D’un côté, le « Printemps arabe » voit émerger une offre islamique d’Etat séculier, pour reprendre une analyse du politiste Mohammed Tozy, offre qui divise le mouvement islamique lui-même, en Tunisie comme en Egypte ou au Maroc. D’un autre côté, une fraction de l’appareil du RCD a choisi de rallier Ennahda, tandis que d’autres de ses cadres tentaient leur chance comme candidats indépendants ou rejoignaient deux partis créés par des personnalités issues de l’ancien régime, le Parti démocrate progressiste (PDP) de Ahmed Nejib Chebbi, un opposant historique de Sa Majesté ben alienne, et l’Union patriotique libre (UPL) de l’homme d’affaires Slim Riahi, non moins introduit dans les sphères de l’affairisme dirigeant.
Quels que soient les résultats définitifs des élections du 23 octobre, quelles que soient les formules politiques auxquelles ceux-ci conduiront (prorogation, ou non, du gouvernement de transition ; adoption d’un régime parlementaire ou d’un régime présidentiel ravaudé), leur véritable enjeu porte sur la trajectoire historique qu’a empruntée le processus de formation de l’Etat en Tunisie depuis au moins deux siècles. Il ne s’agit pas d’oblitérer l’importance des césures qu’a connues cette trajectoire –passage d’un statut de quasi-dominion de l’Empire ottoman à celui, quasi colonial, du Protectorat français ; passage d’un monde impérial à celui de l’Etat-nation ; passage d’une domination politique de parti unique à une domination policière de parti unique ; passage du dirigisme développementaliste à la privatisation néolibérale de l’Etat– ni l’effectivité des transformations du pays depuis le 14 janvier, à commencer par l’instauration d’un climat de liberté et la prise de parole par les acteurs sociaux, ne serait-ce que pour dire que... rien n’a changé ! Il ne s’agit pas non plus d’opposer de façon mécanique les régions de l’ouest, marginalisées et subordonnées, à celles du littoral, dominantes car, nous le verrons, les premières sont hétérogènes et rencontrent chacune des difficultés spécifiques. Simplement, il convient de prendre en considération l’historicité du processus asymétrique de formation de l’Etat en Tunisie si l’on veut comprendre la teneur du changement dans lequel elle s’est lancée.
Les différentes régions de l’ouest tunisien ont en commun d’avoir été des marches de l’Etat central depuis des lustres. A l’époque ottomane, le bey les administrait par l’intermédiaire des familles ou des lignages dominants et se contentait de les visiter périodiquement pour y lever l’impôt. A l’époque du protectorat, la France les a placées sous administration militaire, à l’exception du nord-ouest, riche en eau, où les colons ont créé de grandes exploitations agricoles. Ces marches ont été des terres de dissidence par rapport au pouvoir central : dissidence fiscale, bien sûr, mais aussi dissidence paysanne, ouvrière ou nationaliste, comme l’ont attesté la révolte de 1906 à Kasserine, l’enracinement du Néo-Destour, les grèves dans les domaines des colons, l’implantation des maquis des fellaghas qui luttaient pour l’indépendance dans les montagnes entre Le Kef et Gafsa, ou encore le soutien apporté à Ben Youssef dans son opposition à Bourguiba, dans les années 1950. Le triomphe de ce dernier et l’éradication de ses concurrents se sont soldés à l’avantage politique et économique de Tunis et de ses environs, d’une part, de la région du Sahel, de l’autre, dont était originaire le « père de l’indépendance », et dont il s’employa à combler le retard à grand renfort d’investissements. En revanche, l’ouest, tenu comme jamais en suspicion politique, non seulement végéta, mais encore régressa économiquement : par exemple dans les environs de Jendouba et du Kef, où le départ des colons et la réforme agraire provoquèrent un certain appauvrissement faute d’investissements publics et privés ; et dans le Bassin minier de Gafsa, où la modernisation, et notamment la mécanisation, de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG), dans les années 1990, se solda par une explosion du chômage et la fin de l’entreprise-providence sans qu’aucune reconversion sérieuse de la zone ne soit mise en œuvre, et alors que l’exploitation de gisements à ciel ouvert dévastait l’environnement.
L’ère Ben Ali ne fit qu’exacerber cette distorsion entre le littoral et l’hinterland héritée du passé, sur le mode ubuesque qui lui était cher, et dont les villes des régions occidentales gardent des séquelles hélas plus dramatiques que les ridicules statues de fennec à la gloire de l’Environnement que l’on voit encore ici ou là. Grosse erreur que d’avoir lu, depuis le 14 janvier, l’ancien régime à travers le seul prisme grotesque de la « Famille » et de sa « mafia ». La domination du RCD reposait, et continue de reposer, sur une économie politique complexe qui, notamment, dans l’ouest, assurait, et reproduit aujourd’hui, la subordination de l’hinterland au littoral. En soi, cette formation asymétrique de l’Etat en Tunisie n’a rien que de très classique. C’est ainsi que s’est constitué l’Etat en Europe même. Tout comme l’Italie, unifiée par le Piémont, la Tunisie a son Mezzogiorno. Mutatis mutandis, la comparaison suffit à nous indiquer deux éléments d’analyse. L’inégalité née du moment politique de l’unité –dans le cas italien– ou de l’indépendance –dans le cas tunisien– se perpétue par mues successives, sous le couvert de régimes différents. Par ailleurs, la subordination du Mezzogiorno, dont la condescendance, voire le racisme social ordinaire du centre énoncent l’altérité radicale, sur le mode de la dichotomie entre la civilisation et l’arriération, se conjugue dans les faits au pluriel : de même que la Sicile, la Campanie, les Pouilles, le Basilicate et la Calabre constituent des ensembles disparates, les régions occidentales de la Tunisie n’ont d’autre dénominateur commun que celui de leur subalternité. Au regard de cette problématique, et des événements sociaux qui ont abouti au départ de Ben Ali et à l’élection d’une Assemblée constituante, la question essentielle à laquelle répondra cette dernière, d’une manière ou d’une autre, et le plus probablement sous une forme conservatoire, a trait au mode d’articulation de l’hinterland à l’Etat central.
Pour le moment, celui-ci y est présent sur le mode de son absence. Ses administrations ne sont pas représentées, ou sont sous-représentées, dans l’intérieur, soit parce qu’elles ont fui certaines villes après le 14 janvier, soit parce qu’elles laissent la place aux réseaux locaux de notabilité, par exemple tribale, et à des organisations spécifiques, comme la CPG, véritable Etat dans l’absence d’Etat au cœur du Bassin minier de Gafsa, ou les offices auxquels le Commissariat général du développement régional confie ledit « développement régional » dans les provinces de l’intérieur pour se consacrer exclusivement aux... gouvernorats les mieux lotis, ceux du littoral ! De même, les infrastructures reliant l’hinterland à la côte laissent pour le moins à désirer, hormis l’autoroute, encore inachevée, qui rapproche Jendouba et Le Kef de la capitale. Le coûteux aéroport de Gafsa n’a apparemment pas d’autre fonction que militaire –il aurait été construit notamment pour les besoins de l’armée américaine– puisque la compagnie nationale ne le dessert pas. Le voyageur est pour l’essentiel tributaire des « louages » –les taxis collectifs– qui évitent de voyager la nuit pour des raisons de sécurité et mettent environ de cinq à six heures à relier les villes du sud-ouest à Tunis, non compris le temps d’attente du remplissage du véhicule. Enfin, les provinces de l’ouest sont terriblement défavorisées dans les secteurs de la santé et de l’éducation dont le délabrement écorne le mythe du « miracle tunisien ».
L’une des manifestations de cette absence de l’Etat est la multiplication des dos d’âne sauvages construits par la population locale, dans le sud-ouest, pour contraindre les véhicules des contrebandiers à ralentir et éviter les accidents mortels dont ils se rendaient coupables en traversant à plus de cent à l’heure les agglomérations, avec l’assentiment implicite des forces de l’ordre parties prenantes des trafics et soucieuses de garantir la paix sociale en concédant quelques niches de survie aux opérateurs du cru.
Mais, dans le même temps, cet Etat absent empêche toute forme de décentralisation ou de déconcentration administrative réelle : les municipalités n’ont aucun pouvoir par rapport aux gouverneurs qui eux-mêmes sont soumis à l’autorité de Tunis, et même la CPG n’a aucune autonomie de gestion réelle dès lors que son rôle et son statut sont politiques et sociaux autant qu’économiques. Ainsi, les provinces occidentales sont en pleine déshérence, plus ou moins isolées d’un littoral qui seul serait à même de contribuer à l’amélioration de leur sort, dans l’impossibilité politique et administrative de faire fructifier leurs atouts propres dans les domaines de l’agriculture et du tourisme archéologique, privées de tout investissement privé ou public, et même dépossédées de leurs ressources naturelles telles que le phosphate ou l’eau. Non seulement leur rôle décisif dans le renversement de la dictature de Ben Ali n’a pas été reconnu à sa juste valeur par les autorités de transition, mais encore le Premier ministre, au gré de quelques déclarations bien senties dont il a le secret, n’a pas caché le mépris tunisois qu’il nourrit à l’endroit de leur barbarie supposée. Puisque l’on parle de « Printemps arabe », par référence à celui des peuples européens en 1848, il faut maintenant se demander si ne va pas succéder, à la révolution de palais de janvier 2011, une révolution sociale à l’initiative des « damnés de l’intérieur » –par référence à l’ouvrage célèbre de Fanon, qui fut écrit, ne l’oublions pas, il y a cinquante ans à Tunis–, révolution sociale dont on peut craindre qu’elle ne soit noyée, sinon dans le sang comme celle de juin 1848 à Paris, du moins dans la restauration autoritaire. Mais on peut aussi regarder du côté de la Turquie et soulever l’hypothèse d’une victoire de Ennahda qui assurerait à terme l’ascension sociale et politique de nouvelles élites d’une partie de l’hinterland - notamment du nord-ouest - et rééquilibrerait la prééminence de Tunis et du Sahel, un peu comme l’a fait l’AKP au profit de notables et d’entrepreneurs anatoliens qu’assujettissait l’establishment kémaliste.
En tout état de cause, les régions de l’ouest dispensent deux leçons pour la compréhension de ce qui s’est passé (et va se produire) en Tunisie. D’une part, elles attestent que le bouleversement est né non pas du cerveau ailé de quelques blogueurs et blogueuses, comme cherchent à le faire accroire des journalistes et des chercheurs de science politique qui semblent s’être transformés en agents publicitaires de Facebook. Les événements de décembre-janvier ont été préparés pendant de longues années par des militants que l’on peut rencontrer en chair et en os à Jendouba, à Kasserine, à Gafsa, à Redeyef, ailleurs encore : des syndicalistes, des avocats, des ouvriers, des enseignants, des membres de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme, et aussi des acteurs politiques membres d’organisations interdites ou placées sous haute surveillance. L’engouement des commentateurs pour Facebook ou le rap a quelque chose d’indécent au vu de ce passé de mobilisation sociale et politique, dans les conditions que l’on sait, même s’il ne faut pas sous-estimer la place d’Internet dans la société tunisienne d’aujourd’hui, y compris dans les régions de l’ouest.
D’autre part, l’analyse de ces dernières rappelle que le régime de Ben Ali consistait non seulement dans l’usage de la coercition, mais aussi et surtout dans une économie politique de l’« obéissance » (4), éclairage dont certains se sont gaussés un peu trop rapidement, convaincus qu’ils étaient que la « révolution de jasmin » avait au contraire démontré la fragilité du système. Il n’en est rien. Pour reprendre des expressions que l’on entend dans l’hinterland, chaque région avait « son Trabelsi » –du nom de la seconde belle-famille du président Ben Ali– et aujourd’hui « nous sommes dix millions de Trabelsi ». Le régime s’est construit sur un écheveau inextricable de passe-droits, de chevauchements entre positions de pouvoir et positions d’accumulation, d’accaparements, de délégations qui rendent singulièrement difficiles toute démocratisation sociale, toute reconsidération critique du modèle de croissance, désormais condamné, toute redéfinition du mode autoritaire de gouvernement, tout renoncement à un habitus de prédation qui permet par exemple à un grand hôtel de Gafsa de se brancher en toute impunité sur le système électrique du stade voisin, ou à un opérateur économique bien en cour d’utiliser le crédit bancaire qui lui a été consenti pour une fin autre que celle qui justifiait son octroi.
Et, derechef, les problèmes ne se posent pas de la même manière d’une région de l’ouest à l’autre. Dans le Bassin minier de Gafsa, à Sidi Bouzid et à Kasserine, la dimension tribale et la rivalité entre autochtones et allogènes, qui a été une grande ressource de la domination du Néo-Destour et du RCD, sont aujourd’hui instrumentalisées par les notables soucieux de préserver leurs intérêts, voire le retour aux affaires d’un nouvel avatar du parti unique. Dans la région de Jendouba, ces facteurs sociaux sont inexistants et les caciques du régime déchu doivent recourir à d’autres moyens pour persister dans leur être. La question foncière est omniprésente, mais elle ne se présente pas non plus de manière identique d’une région à l’autre. A Sidi Bouzid et, dans une moindre mesure, à Kasserine, l’accaparement des terres irriguées (ou vouées à le devenir) par les réseaux influents du littoral alimente le mécontentement sans que sa contribution au développement soit évident ; à Jendouba, la petite paysannerie est propriétaire de la terre, en dépit de la constitution de grands domaines, mais elle conteste le prix de l’irrigation dont elle refuse massivement de s’acquitter et n’a souvent pas les moyens financiers de cultiver son lopin ; dans le Bassin minier de Gafsa, la CPG est propriétaire de la quasi-totalité des terres en fonction de la législation héritée du Protectorat français et du code minier, terres domaniales dont la population n’a qu’un droit d’usage, y compris dans les agglomérations, et ne peut pas, de ce fait, hypothéquer ses biens pour obtenir un crédit bancaire ni se porter partie civile contre l’administration ou la compagnie minière en cas de contentieux faute de capacité juridique pour ce faire. Partout, la sous-traitance s’avère avoir été l’un des arc-boutants du pouvoir du RCD, qui accordait (ou faisait accorder) aux hommes politiquement méritants les marchés, et elle reste au cœur des tentatives de traitement social du chômage depuis janvier. Mais elle revêt des modalités particulièrement conflictuelles dans le cadre du « dégraissage » de la CPG et de la reconversion du Bassin minier, où des notables tribaux et syndicaux ont trusté les contrats accordés par la compagnie. Enfin, si les régions de l’ouest sont toutes frontalières de l’Algérie, elles ne tirent pas de cette particularité les mêmes profits. Les trafics sont autrement plus florissants dans le sud-ouest, en raison de la proximité de la Libye, et y structurent l’économie locale, ce qui ne laisse pas d’inquiéter dans le contexte international actuel, et par comparaison avec l’Italie : après tout, la criminalité organisée a été l’un des modes d’intégration du Mezzogiorno à l’Etat-nation et au marché, après le Risorgimento.
Au fond, comprendre ce qui se joue en Tunisie suppose que l’on raisonne certes en termes d’historicité du politique, mais plus précisément en termes de terroirs historiques (5). Aux antipodes de la vision téléologique, éthérée et numérique de la « transition », il faut redonner chair à celle-ci, une chair sociale et historique qui est également d’ordre géographique. Il faut, en quelque sorte, écrire « une transition au village », en ayant à l’esprit les livres éponymes de Maurice Agulhon et de Giovanni Levi au sujet, respectivement, de l’implantation de la République dans la France du XIXe siècle et de la formation de l’Etat dans le Piémont du XVIIe siècle.
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(1) Lire mon billet du 17 janvier, « Indécences franco-tunisiennes » et, sous la direction de Béatrice Hibou, « La Tunisie en révolution ? », Politique africaine, 121, mars 2011 (pdf).
(2) Voir Béatrice Hibou, « Le moment révolutionnaire tunisien en question : vers l’oubli de la question sociale ? » (pdf).
(3) Salah Ben Youssef (1907-1961), secrétaire général du Néo-Destour et lieutenant de Bourguiba, prendra la tête de la mobilisation nationaliste radicale et s’opposera à la ligne modérée de celui-ci à partir de 1955. Il sera exclu du parti. Contraint à l’exil, il sera liquidé à Francfort.
(4) Béatrice Hibou, La Force de l’obéissance. L’économie politique de la répression, Paris, La Découverte, 1996.
(5) Je me permets de renvoyer à mon ouvrage, L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989 [2006], pp. 317 et suiv. sur ce concept de terroir historique.