Mais si toutes ces forces réactionnaires semblent trouver leur compte, on ne peut pas en dire autant du peuple syrien. S’il s’épargne effectivement le malheur supplémentaire de subir les bombes et les missiles « humanitaires » ou le risque d’une nouvelle attaque chimique de grande ampleur, il est surtout la principale victime de ce grand marché de dupes et de cette nouvelle démonstration d’hypocrisie de la part des grandes puissances. Car le message implicite de cette « solution diplomatique en faveur de la paix » est on ne peut plus clair : Bachar Al-Assad peut tranquillement continuer à massacrer son peuple, mais « seulement » avec les armes lourdes conventionnelles qui lui sont généreusement et abondamment livrées par la Russie.
Cette issue provisoire à la crise pose un nouveau défi important au mouvement anti-guerre et progressiste à l’échelle internationale. Car, plus encore que dans le passé, ce mouvement s’est montré profondément divisé, ce qui a joué un rôle certain dans son incapacité à développer une mobilisation de masse. Ces divisions reflètent fondamentalement une difficulté du mouvement progressiste dans son ensemble à appréhender l’ampleur des bouleversements en cours depuis quelques années et à s’orienter dans la nouvelle donne. Elles sont également l’une des expressions de la crise plus profonde des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier (tant syndicales, réformistes de gauche, radicales ou révolutionnaires).
Par rapport à la situation en Syrie, on peut à notre avis identifier quatre évolutions principales qui sont peu ou (encore) mal comprises et qui s’influencent mutuellement : 1) l’évolution notable des rapports de forces inter-impérialistes dans le monde depuis ces dix dernières années ; 2) la toile de fond de la crise exceptionnelle du capitalisme ; 3) l’émergence de processus révolutionnaires (et contre-révolutionnaires) dans le monde arabo-musulman depuis 2011 et leur effet déstabilisateur sur l’ordre régional imposé par l’impérialisme et ; 4) la complexité de la crise syrienne elle-même, qui, dans un tel contexte, condense à un niveau rarement atteint un grand nombre de conflits à la fois internes et externes de nature distincts et un télescopage de nombreux enjeux et intérêts (géo)stratégiques.
Les divisions au sein de la gauche ne sont donc pas si surprenantes et, sans prétendre à l’exhaustivité ni à l’exactitude parfaite, il est intéressant d’en dresser ici la typologie. Grosso modo, le camp « anti-guerre » s’est ainsi retrouvé divisé entre deux lignes principales : ceux qui ont uniquement dénoncé la menace d’une intervention de l’impérialisme étatsunien d’une part, et ceux qui ont dénoncé à la fois cette possible intervention et le régime de Bachar Al-Assad. Les choses se compliquent par contre quand on analyse en détail ces deux « camps » car il coexiste en leur sein une très grande variété de positionnements qui découlent d’analyses souvent proches, mais aussi parfois totalement opposées entre elles.
La ligne « campiste »
Un premier secteur du premier « camp » est constitué par ceux qui prennent ouvertement position en faveur du régime criminel de Damas, en allant même jusqu’à le parer de vertus « socialistes » et « anti-impérialistes », tout en admettant parfois qu’il ait pu commettre des « erreurs ». Selon l’analyse de ce secteur - qui est en parfaite syntonie avec les thèses conspirationnistes (voir encadré ci dessous) -, il n’y a pas de guerre civile en Syrie, mais un vaste complot ourdi contre ce pays. Le conflit se résume à une dichotomie simpliste entre, d’une part, un gouvernement souverain et légitime, soutenu par tout son peuple et par d’autres Etats « anti-impérialistes » (Russie, Chine, Iran), et, d’autre part, des groupes terroristes étrangers, armés et manipulés par l’impérialisme occidental et ses alliés régionaux.
C’est dans ce secteur que l’on trouve le plus d’accointances avec les positions de l’extrême droite (qui est explicitement sur la même ligne « anti-guerre US et pro-Bachar » ) et qu’on peut à juste titre parler dans certains cas de dérives « rouges-brunes ». Premièrement, parce que cette vision recoupe les conceptions géopolitiques des théoriciens d’extrême droite issus du courant de la « nouvelle droite » et selon lesquels il faut favoriser la constitution d’un « bloc eurasien » face au « bloc » formé par l’impérialisme anglo-saxon. Ensuite, le prétendu anti-impérialisme de ce secteur masque mal une véritable obsession vis-à-vis du sionisme, qui est conçu - à l’image des « Illuminati » chers aux délires conspirationnistes - comme une entité occulte, toute puissante, présente partout et tirant dans l’ombre les ficelles des pouvoirs politiques et économiques mondiaux qui ne sont, en leurs mains, que de vulgaires marionnettes au service du projet d’une « Grande Sion ». Cette conception apolitique et désidéologisée du sionisme recycle ainsi les pires clichés antisémites.
Enfin, il y a également une bonne part de racisme anti-arabe et d’orientalisme essentialiste dans ce secteur, qui recoupe là aussi les conceptions de l’extrême droite. Selon leur vision des choses, les processus révolutionnaires du « Printemps arabe » n’en sont pas ; ce sont des complots organisés par l’impérialisme occidental afin de remodeler sa domination régionale et se débarrasser de régimes indépendants (la Libye de Kadhafi, la Syrie d’Assad, l’Iran…). Les masses arabes seraient ainsi par essence incapables de se révolter et de se libérer par elles-mêmes en faveur de la démocratie et de la justice sociale. L’islamophobie pointe ici aussi le bout de son nez puisque, selon cette version de l’histoire, ces masses arabes forcément manipulées ne peuvent au final que tomber dans les bras de l’islamisme le plus réactionnaire qui soit. C’est ce danger qui rendent alors nécessaires (et on rejoint ici les préoccupations impérialistes qu’on prétend combattre !) l’instauration ou le maintient de régimes autoritaires, nationalistes et laïcs, afin de museler ces dangereuses tendances inhérentes à la « nature » de ces masses. Le soutien explicite ou implicite apporté par certaines organisations de gauche dans le monde (mais aussi l’essentiel de la gauche stalinienne ou nassériste en Egypte) au coup d’Etat militaire en Egypte et à la répression sanglante contre les Frères Musulmans est à ce titre édifiant.
C’est précisément pour toutes ces raisons, parfaitement cohérentes avec leur idéologie raciste et nationaliste et avec leurs conceptions géopolitiques, que l’extrême droite défend aujourd’hui le régime de Bachar contre les Etats-Unis, ou qu’on voit débarquer le pathétique député d’extrême droite belge Laurent Louis (ex-Parti Populaire) dans les manifestations anti-guerre. Dans ce contexte, au lieu de dénoncer les motivations réelles de cette extrême-droite et tracer ainsi une ligne de démarcation nette et infranchissable avec elle, certaines organisations et « intellectuels de gauche » participent au contraire activement à la confusion des genres.
Ainsi, Jean Bricmont prétend qu’il y a une « inversion » des « valeurs » entre la « gauche » (toutes tendances - social-libérale, réformiste et révolutionnaire - confondues) et l’extrême droite sur la question des guerres impérialistes. Dans le moins pire des cas, cela traduit chez lui une incompréhension totale des motivations de l’extrême-droite et de la droite extrême ultra-conservatrice puisqu’il salue ouvertement la position de celles-ci sur la Syrie en la qualifiant comme étant « digne » de la gauche et en appelant même à des « alliances inédites » avec les néo-conservateurs étasuniens ! . Il dénonce parallèlement comme étant pratiquement d’« d’extrême-droite » (ou comme du « romantisme révolutionnaire ») la position de la gauche radicale qui lutte à la fois contre l’impérialisme occidental et le régime syrien, alors que c’est précisément elle qui maintient les principes de l’internationalisme et de la lutte de classe qui sont à la base du mouvement ouvrier.
Un second secteur, par contre, ne chante pas forcément les louanges d’Al-Assad, mais n’exprime pas non plus la moindre critique envers lui. Certains peuvent même aller jusqu’à reconnaître, en interne ou en privé, la nature oppressive de son régime, mais ils considèrent que des intérêts géopolitiques supérieurs, dictés par la realpolitik de certains Etats « opposés » aux Etats-Unis, le respect de la « souveraineté » nationale (considérée comme un principe intangible et situé au dessus de l’internationalisme entre les peuples), ou encore la nécessité de ne pas « diviser » le mouvement anti-guerre face à « l’ennemi principal » étasunien, bref que tout cela impose une forme de « neutralité » vis-à-vis de Damas.
Toute analyse de classe ou de la complexité de la situation syrienne est gommée en faveur d’une logique d’affrontement entre deux « blocs » géostratégiques et qui est directement héritée de la Guerre froide. L’influence des conceptions orientalistes déjà évoquées pousse ce secteur à considérer que la seule alternative en Syrie se résume de manière binaire au maintien d’un régime autoritaire mais « laïque » (ce qu’il n’est en réalité pas [1]) ou à l’instauration d’un « califat salafiste ultra-réactionnaire ».
Un troisième secteur, enfin, tout en mettant principalement l’accent, comme les autres, sur la menace de l’impérialisme étasunien, admet plus ou moins ouvertement la répression et certains crimes d’Al-Assad. Mais c’est souvent pour les relativiser aussitôt en renvoyant dos à dos son régime et l’opposition, quelle que soit l’hétérogénéité de cette dernière. On voit ainsi certains se consacrer (souvent de toute bonne foi, dans l’idée d’aller soi-disant à « contre-courant » des « média-mensonges ») essentiellement à monter en épingle les seules atrocités commises par les groupes djihadistes de l’opposition et à taire, ou à refuser de reconnaître l’existence d’une opposition démocratique et progressiste en Syrie. Ils vont parfois jusqu’à reconnaître que les premières protestations étaient effectivement pacifiques et relativement légitimes, mais à leurs yeux le conflit syrien n’est plus aujourd’hui qu’une atroce guerre civile confessionnelle. Une guerre civile voulue depuis le départ ou opportunément alimentée par les puissances impérialistes occidentales afin de déstabiliser et contrôler un pays clé dans une région stratégique, ainsi que pour protéger l’allié israélien et affaiblir l’Iran. Dans ce secteur les questions géostratégiques et la logique des « blocs » surdéterminent l’analyse de classe, sans toutefois l’effacer totalement.
Bataille politique
Sur le champ politique, au niveau international, ce sont certains partis communistes traditionnels et surtout des organisations (mao)staliniennes qui campent sur ces différentes positions du premier « camp », ainsi que des organisations de gauche et des gouvernements progressistes d’Amérique latine. Concernant ces derniers, il faut toutefois noter que le soutien du gouvernement vénézuélien de Nicolas Maduro à Damas s’est fait, disons, moins « expressif » que celui qu’exprimait il y a quelques mois encore Hugo Chavez et qu’il, a par ailleurs, condamné à juste titre le coup d’Etat militaire en Egypte. La branche du Parti Communiste syrien entièrement inféodée au régime d’Assad incarne quant à elle de façon caricaturale le premier secteur décrit ici et ses thèses ont été complaisamment diffusées par Michel Collon, qui participe lui aussi activement au confusionnisme en reproduisant sur son site les thèses et la propagande des milieux « rouges-bruns ». En Belgique, la ligne officielle du PTB se situe grosso modo à mi-chemin entre le deuxième et le troisième secteur, mais les nuances n’étant pas étanches, certains de ses membres militants ou de sa « périphérie » dérapent parfois dans le premier.
Ces différentes variantes s’inscrivent toutes dans le positionnement « campiste » classique (les ennemis de mes ennemis sont mes amis… ou, du moins, ils ne sont pas mes principaux ennemis). Mais il est important de souligner les différences évoquées ici car elles permettent d’éviter certains amalgames ou raccourcis contre-productifs. Il est tout aussi néfaste d’ignorer ou de minimiser l’influence de plus en plus grandissante des théories conspirationnistes et du confusionnisme avec l’extrême droite que de commencer à voir des « rouges-bruns » partout, en tombant ainsi dans le piège d’une spirale paranoïaque sans fin. Analyser et prendre conscience de ces nuances internes permet surtout de déterminer une attitude adaptée à chaque secteur dans la bataille des idées et la confrontation politique avec eux.
Ainsi, l’entente et le dialogue avec le premier secteur (celui qui défend ouvertement le régime de Bachar Al-Assad et prône l’écrasement militaire de l’opposition) nous semble tout simplement impossible. Il serait même inacceptable, car il s’agit en réalité d’ennemis politiques qu’il faut définitivement exclure du camp progressiste, auquel ils ne peuvent (plus) prétendre appartenir. Par contre, dans le cadre d’une confrontation politique qui se situe fondamentalement sur le terrain progressiste, le débat et la clarification sont absolument nécessaires avec le second et le troisième secteur. S’il peut sembler très difficile de parvenir à une quelconque unité d’action avec eux, il est par contre possible et nécessaire au moins de chercher à convaincre par un dialogue qui évite autant que possible, et de part et d’autre, les invectives.
Mais il faut être clair également sur le fait qu’on a assisté à une faillite historique de la majorité des forces de gauche face au « Printemps arabe ». Les choses auraient été sans doute bien différentes et plus difficiles pour l’impérialisme si, dès le début, toutes les forces de gauche avaient déclaré sans réserve leur soutien aux révolutions et aux peuples arabes dans leurs aspirations à la démocratie, à la dignité, à l’indépendance et à la justice sociale.
La ligne « internationaliste »
Le second « camp », celui qui dénonce à la fois les agressions impérialistes et le régime syrien, peut être qualifiée d’ « internationaliste » est essentiellement composé d’organisations réformistes de gauche, de multiples courants trotskystes ou issus du trotskysme, ainsi que du mouvement anarchiste. Mais ce « camp » est lui aussi traversé de divisions et de contradictions internes. Il faut noter que, autant la ligne campiste pratique un surdéterminisme géopolitique, en niant ou minimisant l’impact des mouvements populaires et leur capacité d’action autonome, autant certains courants qui s’inscrivent dans la ligne « internationaliste » risquent de sous-estimer l’importance ou l’influence des intérêts géostratégiques en jeu.
Quoiqu’il en soit, et bien qu’avec des accents variables, l’une des différences fondamentales de ces secteurs internationalistes avec la ligne campiste est qu’ils dénoncent non seulement l’impérialisme étasunien et ses alliés, mais également l’intervention en Syrie d’autres forces impérialistes, en premier lieu la Russie de Poutine. Mais, au-delà de ces convergences, les divergences s’approfondissent autour de la caractérisation de la situation actuelle en Syrie. Clivages qui traduisent une réelle difficulté à saisir l’interaction étroite entre révolution et contre-révolution dans les processus en cours dans le monde arabo-musulman et une tendance, ici aussi, à surestimer ou à sous-estimer ces deux pôles d’une manière non dialectique.
Ainsi, un premier secteur (essentiellement les organisations liées ou provenant de la Quatrième Internationale, de la Tendance Socialiste Internationale et de la Ligue Internationale des Travailleurs) considèrent qu’il y a toujours une véritable « révolution » en cours en Syrie et qu’il faut donc activement et ouvertement la soutenir contre le régime, indépendamment de ses contradictions ou faiblesses, ou de la présence de forces réactionnaires ou contre-révolutionnaires au sein de l’opposition, qui sont dénoncées en tant que telles. Une partie des organisations qui s’inscrivent dans cette grille d’analyse appellent ouvertement à la livraison d’armes aux groupes démocratiques de l’opposition, afin de lutter à la fois contre la répression sanglante du régime et contre les agressions des groupes djihadistes.
Tout en s’inscrivant globalement dans le même cadre d’analyse, un deuxième secteur (certaines organisations ou individus provenant des courants déjà cités) estime que la révolution est toujours vivante mais se trouve aujourd’hui, d’une part, affaiblie et dans une impasse face à la montée des forces réactionnaires au sein de l’opposition et, d’autre part, confrontée à une situation de « match nul » militaire face à un régime qui a démontré une plus grande capacité de résistance que prévu. Une désescalade du conflit armé serait donc nécessaire afin que les courants progressistes et démocratiques puissent pleinement s’exprimer et se développer dans le cadre d’une confrontation politique que la guerre rend impossible au vu de sa configuration actuelle.
Ce n’est donc pas principalement le manque d’armes qui ferait obstacle à la victoire de la révolution syrienne, mais plutôt les nombreuses divisions et les contradictions au sein de l’opposition, l’absence d’unité de commandement de forces armées rebelles dispersées, la montée des tensions ethniques (entre sunnites et chiites, mais aussi à cause refus de la majorité de l’opposition de reconnaître le droit à l’auto-détermination des Kurdes) et confessionnelles (attisées à la fois par le régime et par les groupes djihadistes) et, enfin, le poids des différents impérialismes et des acteurs régionaux.
Dans de telles conditions, la poursuite de la guerre, avec la militarisation, la tension et l’épuisement des forces qu’elle implique, constituerait désormais un obstacle au développement de la révolution. Un cessez-le-feu négocié serait donc nécessaire pour que les forces démocratiques et progressistes puissent regagner du terrain, reconstruire ou développer les structures d’auto-organisation démocratique de la population dans les zones libérées et, au final, conquérir l’hégémonie politique au sein de l’opposition. Cela ouvrirait aussi la possibilité pour ces forces de détacher une partie de la base sociale du régime ou de gagner à la révolution les secteurs « neutres » ou passif de la population qui sont aujourd’hui effrayés par le spectre d’une guerre sectaire, ou qui sont tout simplement empêché de participer à la mobilisation à cause du conflit armé (plus d’un million de Syriens se sont réfugiés à l’étranger). Mais un tel cessez-le-feu nécessite de sérieuses garanties politiques et une pression maximale sur les alliés du régime syrien afin de le contraindre à négocier en position de faiblesse. [2]
Enfin, un troisième secteur « internationaliste » regroupe d’autres courants (comme la Tendance Marxiste Internationale et le Comité pour une Internationale Ouvrière). Rejoignant ici sensiblement le troisième secteur du campisme, ils estiment qu’on ne peut absolument pas (ou plus) parler du tout de révolution en Syrie. La répression militaire, la guerre civile et sectaire ainsi que les différentes interventions et intérêts étrangers ont complètement étouffé et « tué » une révolution initialement légitime mais qui est aujourd’hui entièrement dominée ou détournée par des forces réactionnaires (opposition libérale, islamiste, salafiste).
A leurs yeux, il n’est donc plus possible d’apporter un quelconque soutien, qui plus est en armes, à l’égard de l’opposition syrienne : la révolte, initialement aussi légitime que celle de Tunisie ou d’Egypte, a d’ores et déjà « dégénérée » en guerre civile. Dans ces conditions, une intervention militaire directe de l’impérialisme étasunien est considérée comme la menace prioritaire. Mais, contrairement à la plupart des campistes, ces courants estiment que c’est le régime d’Al-Assad d’abord, et les différents impérialismes ou puissances régionales réactionnaires qui interviennent dans le conflit ensuite, qui sont les principaux responsables de cette évolution contre-révolutionnaire.
Comme on le voit, ici aussi ces divergences internes à la ligne « internationaliste » peuvent entraîner une paralysie de l’action commune face à la situation en Syrie, ce qui empêche également d’agir de manière coordonnée au sein du mouvement anti-guerre. Cette faiblesse est particulièrement dommageable en Belgique où le petit mouvement anti-guerre est dominé par la ligne « campiste » prise sous l’impulsion des organisations liées ou influencées par le PTB.
Des mobilisations faibles et en ordre dispersé
En Belgique, toutes ces divisions ont entraîné une très grande dispersion des forces et une incapacité de chacun des « camps » à mener une mobilisation large. On a pu voir ainsi le Comité d’Action Syrie, qui soutient le processus populaire démocratique syrien, appeler à un rassemblement avec quelques dizaines de personnes devant l’ambassade russe (ce qui est juste), mais sans dénoncer le rôle de l’impérialisme étasunien en Syrie et les risques d’une intervention directe puisqu’une majorité au sein de ce comité s’est prononcée en faveur d’une telle intervention contre le régime d’Al-Assad. Or, sans parler des victimes civiles, cette intervention aurait été de toute façon trop limitée que pour affaiblir de manière sensible sa puissance militaire et elle l’aurait au contraire renforcé politiquement.
A l’inverse, une plateforme contre la guerre a organisé une manifestation devant l’ambassade des Etats-Unis, avec à peine 300 à 400 manifestants en se focalisant uniquement contre cet impérialisme là et sans exprimer la moindre critique ou prise de distance vis-à-vis du régime syrien. En conséquence, on a pu y voir de nombreux partisans de Bachar Al-Assad brandir son portrait, ainsi que la présence du député d’extrême-droite Laurent Louis. Les militants en faveur d’une ligne internationaliste y ont été pris à partie (certains ont même été arrêtés par la police) par les pro-Bachar et ont, pour la plupart, quitté le rassemblement vu la tournure et la tonalité de celui-ci. Quant à la communauté kurde, elle a tout bonnement manifesté seule de son côté pour protester contre les attaques menées par les forces djihadistes et des fractions de l’Armée Syrienne Libre dans les zones contrôlées par les Kurdes syriens.
Lamentablement, maintenant que le péril d’une intervention militaire directe des Etats-Unis semble s’éloigner, on peut déjà constater que la Syrie ne constitue déjà plus une préoccupation centrale des courants campistes et pacifistes, alors que la guerre menée par le régime contre une partie du peuple syrien se poursuit. Les différents courants internationalistes devraient donc essayer de trouver un terrain d’entente et développer une action commune afin de parvenir à des mobilisations unitaires, tout en interpellant le mouvement anti-guerre pour qu’il prenne également ses responsabilités face à « l’autre guerre » (celle de Bachar) et « l’autre intervention impérialiste » (celle de la Russie) qu’il se refuse toujours à prendre en compte.
Comme le souligne l’opposant syrien de gauche Yassin Swehat : « parler uniquement de cette intervention (étasunienne) comme axe unique de la question syrienne est faux, démagogique, dépourvu d’éthique et politiquement stérile. Cette intervention, jusqu’à maintenant, n’est pas l’unique ingérence en Syrie et elle n’est même pas la plus déterminante puisqu’elle est largement dépassée par celle de la Russie et de l’Iran, qui soutiennent le régime en livrant des armes ou des miliciens de manière massive, continue et publique (…) Et il y a surtout le fond de la question : un large soulèvement populaire contre une tyrannie héréditaire (…). C’est en partant de cette base qu’on peut alors démêler la complexité de la réalité politique et stratégique et prendre des positions à la fois politiques et éthiques, tant en ce qui concerne la situation interne de la question syrienne que le comportement des acteurs régionaux et internationaux ».
Tordre le cou au conspirationnisme
Une partie de l’impasse actuelle du mouvement anti-guerre s’explique sans doute par sa difficulté à reconnaître la spécificité de chaque cas particulier d’agression impérialiste dans le contexte de l’évolution des rapports de forces inter-impérialistes et des bouleversements introduits avec l’émergence du « Printemps arabe ». Il est évidement très sain qu’il existe un certain « réflexe anti-impérialiste » face à une menace d’intervention militaire des Etats-Unis. Mais ce réflexe ne doit pas empêcher la réflexion sur chaque cas concret, sur les motivations réelles, sur l’état réel des rapports de forces et sur la complexité et la spécificité de chaque cas.
Il y a ainsi une certaine lecture « matérialiste vulgaire » à gauche et dans le mouvement anti-guerre qui ne voit dans les interventions US qu’une simple volonté de mainmise et de contrôle néocolonial des richesses (pétrole, gaz…). Même si cela joue souvent un rôle certain, de manière directe ou en toile de fond, les interventions impérialistes ne sont pourtant pas à chaque fois principalement motivées par elles. Dans le cas de la Syrie, il est évident que l’impérialisme étasunien n’a aucune volonté d’envahir ce pays pour « s’approprier ses richesses » ; il y a donc ici une différence non négligeable avec le précédent de l’Irak par exemple.
Derrière cette incapacité à saisir les particularités de chaque conflit se profile une tendance à surestimer les capacités de manipulation et de contrôle de l’impérialisme étasunien. Or ce que démontre justement sa reculade actuelle dans le cas syrien, c’est que cet impérialisme est aujourd’hui en perte de vitesse, y compris au Moyen Orient. Les faits démontrent aussi qu’il ne suit pas forcément, comme un démiurge, un seul plan prédéfini à l’avance et qu’il applique de manière cohérente et sans accros à coup de manipulations réussies. Face à la complexité mouvante des situations (dans un contexte où les acteurs régionaux suivent également, et de plus en plus, leur propre agenda et où les masses arabes écrivent elles aussi l’histoire) l’impérialisme étasunien a en réalité une multitude de « plans » de rechange. Il doit développer une forte capacité d’improvisation et d’adaptation et peut se retrouver devant de sérieux blocages et dilemmes qui le font alors hésiter et douter.
La surestimation de l’impérialisme étasunien est, comme on l’a vu, alimentée par la montée des théories conspirationnistes qui expliquent tout à partir de complots fomentés par des puissances occultes et omnipotentes. Les organisations de gauche, y compris campistes, devraient prendre conscience du danger incarné par ces théories au lieu, dans certains cas, de les flatter et de les reproduire sans discernement ni critique. Ces théories sont dangereuses, non pas parce qu’elles dénoncent des complots (quand ils existent) mais parce qu’elles en font une explication mono-causale qui gomme à la fois la lutte des classes, les particularités, les contradictions et l’autonomie des différents acteurs.
Le philosophe marxiste Santiago Alba Rico est sans doute l’un de ceux qui ont le mieux exprimé cette nécessaire critique : « Les théories conspirationnistes sont convaincantes parce qu’elles reposent toujours sur une part de vérité : les conspirations existent. La CIA, l’OTAN, le Pentagone, l’UE conspirent de manière permanente pour garantir leurs intérêts dans toutes les régions du monde. La Russie, la Chine, la Turquie, le Pakistan et l’Inde aussi. Et aussi Cuba et le Venezuela. Tout le monde conspire parce que la conspiration est l’un des instruments indissociable des rapports entre les États-nations dans un cadre de luttes impérialistes, anti-impérialistes et inter-impérialistes.
Aussi, personne ne peut mettre en doute que l’impérialisme est en train de conspirer en ce moment même contre tous les mouvements populaires et contre tout ce qu’ils représentent. Les puissances néo-coloniales conspirent pour que rien ne change et, lorsqu’elles ne peuvent éviter l’effondrement, elles conspirent pour tenter d’utiliser les changements en leur faveur. Mais les conspirations impérialistes conspirent également dans le but de rendre les révolutionnaires paranoïaques, autrement dit, pour qu’ils finissent par croire en l’idée non révolutionnaire que leur ennemi est omnipotent. La différence entre la théorie de la conspiration et la théorie de la révolution réside précisément dans le fait que cette dernière considère que si l’impérialisme conspire constamment, c’est parce qu’il ne contrôle pas toutes les choses, toutes les forces et que ce que nous appelons le « peuple » maintient toujours un potentiel résiduel d’indépendance et de résistance face aux conspirations. »
Notes
[1] Selon la Constitution syrienne de 1973 (et cela est maintenu dans la réforme de 2012), le président doit obligatoirement être musulman et la loi de l’Etat se fonde sur la jurisprudence islamique (article n°3). Voir : http://www.servat.unibe.ch/icl/sy00000_.html
[2] Nous reviendrons plus en détail dans un prochain article sur la question de la caractérisation et de la nature du processus syrien, ainsi que sur la discussion autour des revendications à avancer selon nous, notamment sur l’armement de l’opposition et la solution politique du conflit.