Tiré de Médiapart.
Près de 850 pages, deux coordonnatrices – Catherine Coquio et Naïla Mansour – et deux coordonateurs – Joël Hubrecht et Farouk Mardam-Bey –, des contributions de Syriennes et de Syriens, mais aussi d’une vingtaine de chercheurs, journalistes et spécialistes de la Syrie…
L’ouvrage Syrie, le pays brûlé (1970-2021) (éditions du Seuil) est un livre monstrueux : en raison de sa taille extraordinaire bien évidemment, mais aussi par le sujet traité, l’insoutenable machine à broyer et à tuer de la famille Assad, père et fils. Il est donc ce qu’on appelle un « livre noir », une somme sur ce régime en guerre contre sa population – c’est le titre d’ailleurs d’une des parties.
Syrie, le pays brûlé met également en lumière le rôle de la Russie de Vladimir Poutine dans la survie du régime syrien et donne des clefs pour comprendre, au-delà des différences évidentes, ce qui se passe en Ukraine.
Entretien avec l’une des personnes à l’origine de ce projet éditorial, Catherine Coquio, professeure de littérature comparée à l’université de Paris, autrice de À quoi bon encore le monde ? La Syrie et nous (Actes Sud).
Comment ce livre est-il né ?
Catherine Coquio : Ce livre est né d’un collectif créé à Paris en réaction aux frappes russes sur Alep en 2015, le Comité Syrie-Europe, constitué de Français et de Syriens en exil, à la fois chercheurs, journalistes et activistes des droits humains, un groupe de réflexion et de mobilisation qui, voyant l’aggravation incessante de la situation, la poursuite des sièges, des bombardements et des attaques chimiques en toute impunité, et l’opinion se détourner inexorablement, a mis en place une veille, rédigé des communiqués, une lettre ouverte à la présidence, une demande d’audition à l’Assemblée nationale, des colloques scientifiques, etc.
En 2017, devant l’échec de ces tentatives, nous avons décidé de recourir au genre du « livre noir », et ouvert ce chantier en vue à la fois de faire archive, et de faire comprendre. Le projet est né à la fois d’un refus politique et d’une impuissance à agir politiquement qui engendrent une inquiétude morale ; nous voulions aussi relayer l’attente de justice des victimes du régime et de leurs proches.
Devant la confusion croissante des discours engendrés par la terreur des attentats et la propagande russe et prorusse, hélas très relayée en France, il fallait s’arrêter, prendre le temps de rassembler des documents, de recueillir des témoignages, nous inscrire dans un temps long et non plus dans celui de la course à l’information, qui se révélait délétère malgré la surabondance de la documentation issue du mouvement insurgé et des ONG.
Il fallait choisir parmi cette masse et mettre en perspective ces documents au service d’une prise de conscience collective. Il s’agissait donc à la fois d’instruire un dossier, d’établir des faits convergents, et de construire une intelligibilité, faire saisir l’engrenage des violences et les modes de destruction, mais aussi transmettre l’expérience d’une population écrasée par le régime, de faire entendre les voix de Syriens, non seulement comme témoins, mais comme analystes et penseurs de leur expérience, en donnant une large place aux chercheurs syriens.
Il y avait en fait plusieurs refus. Celui tout d’abord d’une violence qui relève du crime contre l’humanité, dit imprescriptible, et, avec la normalisation en cours, de sa relativisation, alors qu’elle a en réalité donné lieu à une situation absolument singulière. Dans sa répression du soulèvement de 2011, le régime de Bachar s’est manifesté par une destructivité illimitée, un déchaînement de cruauté dans l’art de massacrer, bombarder, torturer, asphyxier (130 attaques chimiques entre 2012 et 2017 ont été documentées).
L’énormité croissante du crime augmente avec son impunité, d’une durée exceptionnelle : onze ans depuis le soulèvement, et ce n’est pas terminé. Le régime continue, malgré une « amnistie » de façade, de pratiquer la torture et de liquider, de confisquer les territoires et de piller le pays. Sans compter, bien sûr, ce qui s’est passé en amont sous l’ère Hafez al-Assad, le père de Bachar [au pouvoir de 1971 à 2000 – ndlr].
La Syrie est un pays sinistré, « brûlé » – et c’est là une sorte de réalisation d’un programme : « Bachar, ou nous brûlons le pays », tel est le slogan qui a inspiré le titre du livre. Bachar voulait « assainir » la société syrienne en l’amputant d’une partie de la population sunnite et des classes pauvres, présumées terroristes. Il a en partie réussi. Ce remodelage démographique est d’inspiration génocidaire.
Quelle est la responsabilité de la communauté internationale ?
Nous pensons que la tolérance croissante de la communauté internationale ouvre un espace inquiétant de pure violence anomique, de non-sens, de nihilisme : « Tout est possible », comme disait David Rousset à propos du nazisme. L’impuissance de l’ONU, paralysée toutes ces années par les veto mécaniques de la Russie et de la Chine, fait que tout a été permis au régime massacreur et à ses alliés. Cette situation décrédibilise le droit international, censé garantir la sécurité, et produit une sorte d’effondrement axiologique, qui ne touche pas seulement au droit, mais à notre rapport à la démocratie, et aux valeurs censées constituer un monde commun vivable.
Or cette question a tout bonnement disparu dans l’agenda de la guerre contre le terrorisme, et c’était là notre deuxième refus. Il y avait, dans notre désir de faire ce livre, le refus aussi de voir ainsi balayé un mouvement insurrectionnel initialement pacifiste – et qui l’est resté pendant plusieurs mois, malgré la réplique immédiatement meurtrière du régime. Mouvement né dans le sillage des « printemps arabes », et dont les revendications de « dignité » et de « liberté » étaient légitimes à nos yeux, comme d’ailleurs aux yeux d’une grande partie de la population occidentale au début.
Cette revendication initiale a été recouverte par la montée des islamismes et par le marécage des guerres intestines, l’implantation de Daech en 2014, les attentats… Or la victoire actée des contre-révolutions en Syrie et dans le monde arabe est une catastrophe pour tous.
Refus, enfin, de la confusion des discours d’inspiration négationniste, stupeur de voir la gauche se cliver à ce sujet, et une gauche populaire rejoindre l’extrême droite dans son soutien de toujours au régime d’Assad – ici au prétexte que son gouvernement censément « laïque », « socialiste » et anti-israélien est un « rempart contre la barbarie » djihadiste.
Il fallait réagir aux effets débilitants de la production en masse de fake news [infox] due à la guerre de l’information menée tambour battant par les trolls « propoutiniens », et à une accoutumance inexorable de l’opinion, due à la saturation des informations, à la lassitude des catastrophes en tous genres, où s’éteint le sens.
Nous avons voulu rétablir des perspectives de sens en faisant comprendre la chaîne des causalités et en montrant l’accablante responsabilité du régime, tant dans la montée des violences et des intégrismes que dans la persistance même de l’islamisme, qui ne peut que se nourrir de l’absence d’horizon politique et de ces bains de sang. La continuation de l’exode devrait suffire à le faire comprendre, mais ce n’est hélas pas le cas.
Le livre constitue un acte d’accusation des crimes perpétrés par le régime de Bachar al-Assad. À la lecture, on est frappé par la complaisance d’une grande partie des partis politiques français, de l’extrême droite à la gauche. Comme si la révolte de ces Syriens ne valait rien.
La convergence de discours d’extrême droite et d’extrême gauche est un classique des négationnismes. Mais ici, ce qui frappe est que, malgré le choc créé dans l’opinion par les attaques chimiques de 2013, les frappes sur Alep, l’exode et les noyades en mer, les atroces photos du dossier « César » – un deuxième dossier s’instruit aujourd’hui –, malgré l’abondance des preuves, un large consensus s’est finalement formé pour se détourner et oublier tout cela au plus vite. Faisant disparaître les enjeux politiques initiaux que j’évoquais, même plus au vieux prétexte que les Arabes ne sont pas mûrs pour les démocraties, mais comme si notre monde pouvait tout bonnement s’en passer. Or ces valeurs ont continué à compter pour toute une partie de la population insurgée, qui a été prise en étau entre le régime et les menées islamistes.
- En Ukraine, on voit que sont utilisées les mêmes méthodes de bombardements intensifs et répétés sur la population civile.
Lorsqu’on se met à lire les récits des activistes, on voit que l’expérience des « comités locaux » nés du soulèvement a été une expérience de démocratie directe exceptionnelle, vécue dans des conditions de survie épouvantables, et finalement détruite par l’hégémonie militaire et les soutiens extérieurs des brigades islamistes.
Cette expérience politique précieuse est passée à la trappe, et la lutte internationale contre le terrorisme a servi de paravent de manière dramatique à la montée structurelle de la violence du régime Assad, soutenu par des régimes eux aussi meurtriers : la Russie, militairement à partir de 2015, mais aussi l’Iran, et le Hezbollah libanais, vieux soutiens du régime. Avec cette mondialisation de la crise, une sorte de confusion organisée s’est installée à la faveur de la lassitude de l’opinion, due aussi à la très longue durée de ce conflit.
Les démocraties européennes n’ont pas saisi les enjeux politiques ni perçu la force de nuisance du régime et de ses alliés. Les véritables forces démocratiques du pays n’étaient sans doute pas celles qui se sont constituées en opposition officielle en dehors du pays, interlocutrices du gouvernement de François Hollande, qui a apporté au mouvement un soutien, mais trop mou et solitaire pour permettre une victoire.
Ces oscillations ont tout à fait cessé avec Emmanuel Macron, qui a clairement choisi la politique de la main tendue à Vladimir Poutine, l’invitant à Brégançon, manifestant par là un aveuglement insolite, qui s’est confirmé ensuite avec éclat.
De quelle manière la guerre en Syrie préfigure-t-elle un autre conflit, celui en Ukraine ?
Ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine a été rendu possible par l’autorisation donnée en Syrie à Vladimir Poutine de poursuivre sa politique militaire, son impérialisme à lui – car il y a bien des impérialismes à l’œuvre dans notre monde et non le seul impérialisme américain, ce que refuse de comprendre une partie de la gauche, et pas seulement en France.
Les guerres russes se sont succédé depuis les années 1990 : Tchétchénie, Géorgie, Crimée, Ukraine… La Syrie, qui marquait en 2015 la première sortie hors de l’espace post-soviétique, a été un terrain d’expérimentation à la fois politique – Poutine s’est affirmé sur la scène internationale – et militaire : les généraux russes responsables des bombardements sur Alep et Idlib se flattent d’avoir expérimenté trois cents armes nouvelles en Syrie – ce qu’un organe comme Sputnik relayait dans la joie et la bonne humeur.
Poutine a expérimenté en Syrie une nouvelle méthode pour faire la guerre : envoi de forces aériennes importantes et d’un corps expéditionnaire beaucoup plus limité – forces spéciales, police et troupe de mercenaires, c’est le fameux « corps slave » de la milice Wagner, qui, pour illégale et clandestine qu’elle soit, fait aussi avancer les pions du régime de Poutine dans plusieurs pays d’Afrique.
Avec ses frappes sur les villes syriennes, Poutine a surtout testé le seuil de la tolérance internationale, qui s’est révélé très élevé ! Bachar l’avait éprouvé dès le printemps 2012, lorsque la diffusion internationale des massacres en direct – alors cent morts par jour – était désamorcée par les veto russes et chinois, systématiques, qu’il s’agisse de condamnation du régime, d’enquête sur les attaques chimiques ou d’aide humanitaire transfrontalière (ces veto se poursuivent aujourd’hui, malgré la situation désastreuse).
Ce seuil de tolérance n’a cessé de s’accroître depuis qu’en 2013 Barack Obama a renoncé à sa « ligne rouge » des attaques chimiques, devenue un feu vert et un permis de tuer de toutes les manières possibles.
- La défaite politique de la révolution n’empêche pas la formidable libération des voix, des corps, des esprits, qui s’est manifestée avec ce soulèvement.
En Ukraine, on voit que sont utilisées les mêmes méthodes de bombardements intensifs et répétés sur la population civile – écoles, hôpitaux, maternités, avec deux bombardements, le deuxième visant les secouristes.
Mais les deux conflits diffèrent évidemment : nous avons une guerre d’agression d’un État contre un autre en Ukraine, alors qu’en Syrie, un État en aide un autre à réprimer et à écraser sa population. Poutine aide Bachar à se maintenir au pouvoir au prétexte de lutter contre le djihadisme. Et l’intervention militaire russe a renversé littéralement la situation : en 2015, le régime avait perdu 70 % du pays, à présent il en contrôle 70 %.
Les forces engagées n’ont également rien à voir au plan quantitatif. Il y a un déploiement massif de troupes au sol en Ukraine, le nombre de militaires russes en Syrie tourne autour de 63 000. Les acteurs sont pour partie les mêmes – on a retrouvé à Marioupol les généraux qui bombardaient Alep, et la milice Wagner a sévi ici et là – avec, derrière elle, l’homme d’affaires Prigojine, fabricateur de trolls activement engagé dans la guerre de l’information.
Il y a une continuité entre les discours sur les « terroristes » syriens et sur les « nazis ukrainiens », qui dans les deux cas font justifier auprès de l’opinion russe l’écrasement des populations civiles.
Évidemment, tout cela est en train de craquer avec l’évolution militaire en Ukraine et la mobilisation russe ; avec peut-être aussi ce qui se passe en Iran. Les Syriens se montrent solidaires du mouvement, comme ils se sont montrés solidaires des Ukrainiens – malgré l’amertume de voir le soutien occidental différer à ce point, tant au niveau de l’ONU qu’au niveau de l’accueil des réfugiés, traçant un seuil entre bons et mauvais réfugiés –, et que ce propos raciste ait pu être tenu publiquement au sein de la classe politique est aussi alarmant.
Le livre donne aussi beaucoup d’éléments très détaillés sur cette machine à réprimer. Peut-on imaginer un jour que Bachar réponde de ses crimes devant un tribunal comme Milošević ?
Notre politique, c’est de l’imaginer absolument, je ne dirais pas de l’espérer mais de le vouloir, de l’exiger, de l’attendre. Qui aurait cru que Milošević, un jour, aurait à rendre compte de ses actes devant un tribunal international ?
Pour le moment, la justice ne fait que balbutier, avec l’impossibilité de saisir la Cour pénale internationale. Nous n’avons que des procès sur la base de la compétence universelle, à l’échelle nationale. Mais ce qui s’est passé en Allemagne à Coblence, la série de plaintes déposées dans plusieurs pays d’Europe et la construction d’une énorme archive judiciaire par le mécanisme créé par l’ONU permettent d’amasser un dossier.
Si la situation politique change, il pourra être utilisé. On y compte, même si justice ne sera jamais pleinement rendue aux Syriens par le droit, qui n’épuise pas le sens d’un crime contre l’humanité. Tracer le seuil entre victimes et assassins est un premier acte vital, pour restaurer un sens, des valeurs formant une base partageable. Ensuite viendra la question politique.
Dans un autre livre que vous publiez, À quoi bon encore le monde ? La Syrie et nous, vous évoquez le fait que la révolution syrienne était aussi une « révolution culturelle ». Qu’entendez-vous par là ?
C’est une expression qui m’a frappée chez plusieurs artistes et intellectuels syriens, en particulier le cinéaste Oussama Mohamed, et Yassin al-Haj Saleh, un essayiste qui vit en exil en Allemagne – auquel je consacre un long chapitre dans ce livre, car il est à mon avis un des penseurs d’importance aujourd’hui.
Révolution culturelle, ils l’entendent bien sûr dans un sens très particulier. Les enseignements de cette révolution défaite forment un « avertissement » et un « patrimoine d’expériences » qu’il faut prolonger dans une réflexion plus large sur l’avenir, dit Yassin al-Haj Saleh.
La défaite politique de la révolution n’empêche pas la formidable libération des voix, des corps, des esprits, qui s’est manifestée avec ce soulèvement, et rendue visible dans l’immense activité d’autodocumentation de cette insurrection, et de ses lendemains. Activité qui a souvent pris une forme artistique, ingénieuse, créative.
De nombreux intellectuels et artistes travaillent à prolonger cette expérience, à la réfléchir et à mener ailleurs autrement la bataille pour le sens. Ce qui s’est détruit là, pour la Syrie, pour les Syriens, mais aussi pour le monde, ce sont des perspectives de sens et des perspectives d’espoir. Et le « monde » est pour les Syriens à la fois le lieu nihilisé par leur abandon, celui d’un violent dégoût, et le lieu où ils vivent au présent, et qui porte un avenir.
Donc, ce que j’ai voulu faire dans ce livre, à travers ce titre d’allure nihiliste, À quoi bon encore le monde ?, une question posée en octobre 1942 dans le journal d’un juif piégé dans le ghetto de Łódź, lors de la grande rafle des enfants, c’est poser, comme le disait Arendt, des « questions antinihilistes » : il y a quelque chose plutôt que rien, quelqu’un plutôt que personne.
C’est dans le « presque rien » que se joue la résistance de ces intellectuels et artistes à ce non-sens qui a néantisé leur cause. Et l’intérêt pour moi est de chercher ce qu’on fait pour vivre, écrire, penser, lorsqu’on part du rien, du désert, de l’abandon, du non-sens, pour reconstruire des perspectives de sens.
Dans ce livre, je me suis concentrée sur les textes de quatre auteurs, consacrés ou non : Samira al-Khalil, qui a rédigé en 2013 Journal d’une assiégée. Douma, Syrie, avant d’être enlevée par une brigade islamiste ; Yassin al-Haj Saleh, essayiste à qui l’expérience à la fois de la prison, de la révolution et de l’exil a inspiré une sorte d’utopie du « monde » et une pensée de l’espoir du désespéré originale et forte ; des témoignages littéraires de Samar Yazbek, en exil en France ; roman d’ironie macabre qui transforme le deuil en « corvée » grotesque, chez Khaled Khalifa, qui, tout en soutenant le mouvement, a choisi de rester à Damas.
J’observe la bataille contre le rien qui se joue dans les œuvres, le langage, les formes, souvent à partir d’une nouvelle expérience du corps. Celle-ci joue un rôle décisif dans le chapitre consacré à ce qu’on appelle en Syrie les « littératures de prison », qui ont commencé sous l’ère de Hafez al-Assad : littératures issues des grands dissidents communistes (Mustafa Khalifé, Faraj Bayraqdar…) qui avaient passé 15, 20, 30 ans en prison, durant lesquels ils se sont forgé une nouvelle poésie, une nouvelle pensée. Tout cela ne doit pas rester enfoui, il faut le sortir en plein jour.
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