Édition du 17 décembre 2024

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La guerre en Ukraine - Les enjeux

La Russie inflige un maximum de souffrance (à l’Ukraine) alors que la guerre a déplacé onze millions de personnes

Nous allons nous entretenir avec le professeur Volodomyr Dubovyk depuis Lviv à propos de la crise en Ukraine où les attaques russes ont forcé le déplacement onze millions de personnes dont les deux tiers des enfants du pays. (…)

Democracy Now, 14 avril 2022
Traduction et organisation du texte,Alexandra Cyr
carte Wikipédia

Amy Goodman : (…) Nous entendons souvent parler du demi-million d’Ukrainiens.nes qui ont fui le pays vers la Pologne, la Moldavie et d’autres pays. Mais plus du double ont été déplacés.es à l’intérieur du pays. C’est ainsi qu’on évalue les réfugiés.es à onze millions.

Donc, nous nous rendons à Lviv pour nous entretenir avec le professeur de relations internationales à l’Université nationale Mechnikov à Odessa en Ukraine, Volodomyr Dubovyk.

Professeur soyez le bienvenu. Je n’arrive pas à croire que vous veniez tout juste de terminer une conférence, qu’il y ait encore des conférences en Ukraine en ce moment. Merci de nous rejoindre si vite professeur Dubovyk. Pouvez-vous nous parler de ces personnes déplacées à l’intérieur du pays ?

V.Dubovyk : Merci de m’avoir invité à votre programme. Je vous regarde depuis des années maintenant, (democracynow.org est diffusé en vidéo. N.d.t.) je me sens grandement privilégié.

Nous avons un grand problème. Nous donnons des conférences en ligne bien sûr. Qui sont mes étidiants.es ? Qui sait ? Certains.es sont à Odessa et d’autres ailleurs. D’autres sont éparpillés.es partout en Europe maintenant. Mais nous donnons nos cours. Nous essayons d’être aussi efficaces que possible.

En ce moment, l’Ukraine fait preuve d’une résilience miraculeuse. Si quelqu’un s’attendait à ce que nous nous défaisions ou que nous allions tomber en morceaux, peut-être qu’effectivement, Moscou s’attendait à ce que nous tombions en morceaux en deux ou trois jours après l’invasion, c’est le contraire qui s’est produit. Je veux dire que l’Ukraine est tout le contraire de ce qui pourrait être une nation défaite. Tout un chacun fait son travail. Vous savez, tous.tes les membres du gouvernement sont au travail. Les militaires font des miracles et ainsi de suite. Et nous faisons tout cela en étant des personnes déplacées, oui.

Les gens de l’est, du sud et du centre du pays se trouvent tous à l’ouest maintenant. Et je pense qu’on le sous-estime quand même. Il se peut que le nombre soit encore plus élevé que celui que je vous ai donné. Je pense que c’est au moins un tiers de la population ukrainienne qui a été déracinée. Et nous ne parlons pas d’un petit nombre parti doucement à l’ouest, mais d’un grand mouvement précipité de personnes.

C’est sans précédent. Cela génère toutes sortes de problèmes. Ces gens ont quitté leurs maisons, leurs moyens de subsistance, beaucoup, leurs entreprises et ne travaillent plus. Les installations, les manufactures ont été rasées. Certains.es ont des économies pour durer quelques mois dans cette guerre. D’autres n’en ont pas. Les difficultés sont déjà là pour se loger, eux et leurs enfants. C’est donc un énorme problème. Je suis donc professeur d’université. Je reçois encore mon salaire à temps mais nous ne savons pas ce qui va arriver dans quelques mois. Tout repose sur la dureté de la guerre, combien de temps elle durera et sur les zones que les militaires russes captureront.

Nermeen Shaikh : Dernièrement, vous avez « tweeté » et je cite : « la destruction totale n’est pas qu’un moyen pour terminer (la guerre) mais un des objectifs fondamentaux de cette invasion ». (…) Pouvez-vous nous expliquer ce que vous voulez dire avec cette phrase ? Et ce que vous voyez venir dans les prochaines semaines et mois ?

V.D. : Je pense que les Russes veulent avoir une Ukraine faible à leur porte, une Ukraine qui n’a pas d’ambitions. Si vous êtes vraiment faible, pauvre, extrêmement pauvre, vous n’avez plus d’ambitions. Vous voyez, vous ne voulez plus vous battre contre la Russie, continuer à vous battre.

Ils vont affaiblir notre économie, c’est ce qu’ils font. Ils bombardent nos infrastructures. Ils lancent des missiles partout, sur les voies ferrées, les raffineries de pétrole et tout un tas de projets d’infrastructures. Donc, en plus de poursuivre le combat, de bombarder les citoyens.nes sur qui tombent les obus, ce qui n’est pas rien, ils veulent nous infliger le maximum de souffrances (et de pertes). C’est ce que nous pouvons voir parce qu’en ce moment, il y a peu de combats, de combats au contact, d’opérations impliquant des oppositions de troupes à troupes. Il y a surtout des bombardements par obus, sur des installations civiles et certains bâtiments etc. Donc, une Ukraine faible, plus pauvre, c’est une voisine accommodante pour la Russie. Quand la Russie est plus forte, l’Ukraine est plus faible, personne n’en veut. Les Ukrainiens.nes sont sur les genoux et ne peuvent se relever. Nous serions fondamentalement devant l’obligation de suivre la voie russe, de demeurer dans leur zone de contrôle, si nous sommes faibles si nous n’avons plus rien sur lequel nous appuyer.

Mais en ce moment précis, nous sommes mobilisés.es, c’est l’esprit combattant des Ulrainiens.nes. Et nous avons beaucoup de soutien de l’extérieur du pays de diverses nations occidentales principalement mais pas seulement. Si vous étudiez plus largement chez divers pays dans le monde, vous constaterez qu’ils nous aident que ce soit avec des armes, de l’assistance humanitaire ce qui est extrêmement important ces jours-ci. Et cette aide va surtout vers les réfugiés.es comme vous l’avez mentionné parmi les gens déplacés ici à l’intérieur du pays, aussi, c’est critique.

N.S. : Pouvez-vous spécifiquement nous parler des allégations d’utilisation d’armes chimiques de la part de la Russie dans certaines parties de l’Ukraine particulièrement à Marioupol ?

V.D. : Alors, je ne sais pas trop. Ça n’a pas encore été investigué à fond. Il y a eu des informations à l’effet qu’il y avait probablement des armes chimiques (employées) mais il se peut que ça ait été du phosphore blanc qui est une arme létale à utiliser… dans une ville, une grande ville. Et Marioupol est … une vraie souffrance pour l’Ukraine. C’est tout simplement une tragédie. C’était une jolie ville prospère qui a progressé et a vite développé la culture et les arts entre autres. Un demi-million de personnes y vivaient, il n’en reste plus maintenant que 120,000 qui vivent pratiquement continuellement dans les abris. J’y ai deux très bons collègues dont le directeur de l’Université de Marioupol qui la maintienne en vie malgré tout. Leurs familles se sont réfugiées ailleurs dans le pays.

Donc, il se peut que nous ayions eut affaire à des bombes au phosphore et non à des armes chimiques. Mais nous sommes prêts à tout, dont les dangers nucléaires avec la prise des deux centrales nucléaires dans le pays. Les Ukrainiens ont récupéré Chernobyl mais Zaporihzhia est toujours sous le contrôle russe. Et cette armée est maintenant proche d’une autre centrale dans le sud du pays. Donc c’est problématique. Si vous vous rappelez de l’accident de Chernobyl en 1986 ce n’était pas seulement l’Union soviétique qui était affectée, c’était un problème dans toute l’Europe. Si quelque chose arrive à nos centrales nucléaires par bombardement ou par tirs d’obus comme il y en a maintenant à Zaporihzhia… Les Russes tirent sur le bâtiment contenant le réacteur en ce moment. Ce serait un énorme problème pas seulement pour nous mais pour tout le monde à des centaines et des milliers de kilomètres.

A.G. : Et bien sûr pour les soldats russes qui viennent tout juste de quitter Chernobyl.

V.D. : Exactement.

A.G. : Il semble qu’ils creusaient des tranchées dans la Forêt rouge (…) ce qui veut dire qu’ils vont être malades. On a trouvé des paquets de nourriture dans la zone interdite. (…) Et évidemment, nous connaissons le phosphore blanc. Les États-Unis l’ont utilisé à Fallujah en Irak entre autre. Nous sommes familiers.ères avec les horreurs des brulures que ces bombes affligent. Mais je voulais vous demander votre réaction aux propos du Président Biden qualifiant pour la première fois les actions de l’armée russe de génocide en Ukraine.

(….)

(…) Mercredi, le porte-parole du Département d’État, Ned Price a déclaré que les avocats internationaux devraient déterminer si les attaques russes contre l’Ukraine constituent un génocide.

(…)

Et dans une entrevue sur France 2 mercredi, le Président français, E. Macron a répondu en disant qu’il serait prudent dans l’utilisation du terme « génocide » étant donné que la Russie et l’Ukraine sont des pays frères.

(…)

Professeur Dubovyk pourriez-vous commenter cet enjeu du « génocide » ?

V.D. : Oui. C’est évidemment un enjeu délicat. Nous devons faire attention ici. Employer le terme « génocide » c’est placer la barre haute. Je voudrais citer un expert, Eugene Finkel, un de mes bons amis et collègue. Il a publié ces jours derniers un article dans un grand nombre de médias américains. C’est une autorité en matière de génocide et il pense que ce qui nous arrive en ce moment est effectivement un génocide.

Car, en plus de tuer des Ukrainiens.nes, l’armée russe capture certaines populations des territoires qu’elle occupe et les emmène en Russie (contre leur gré ou en leur cachant leur destination. N.d.t.) 140,000 enfants auraient ainsi été emmenés en Russie où ils auraient été adoptés par des familles russes alors que leurs parents sont en Ukraine. Les familles sont séparées.

Le Président Biden est en tête en ce moment de multiples façons. Ça n’est pas nouveau. Il est passionné. Je pense qu’il se sent personnellement interpelé, qu’il pense qu’il détient une certaine responsabilité, une responsabilité personnelle parce qu’il voulait empêcher cette agression. Il tente d’aider les Ukrainiens.nes par tous les moyens à sa portée. Alors, quand pour la première fois il a parlé de crimes de guerre son administration a réagi en disant : « peut-être pas ». Mais depuis, nous parlons aussi de crimes de guerre. C’est la même chose pour le mot génocide.

Si M. Macron ne voit pas la même chose, tant pis. Nous n’avons pas besoin de l’unanimité de tous les pays occidentaux sur cette question. Mais, l’expression « pays frères » qu’il a employé est dérangeante. Elle nous a vraiment choquée parce que de notre point de vue, la Russie n’est pas notre frère, surtout pas en ce moment alors qu’elle tue, viole et tue nos enfants. On peut être n’importe quoi sauf un frère qui entretient des relations fraternelles avec l’autre. Un grand frère ne se comporte pas comme la Russie le fait, envers nous, en ce moment. Il n’étrangle pas son petit frère jusqu’à ce que mort s’en suive. Donc, les rapports actuels ne devraient pas être et la remarque de M. Macron à cet égard, est malheureuse.

Quant au terme « génocide », laissons cela aux avocats internationaux. M. Raphael Lemkin, qui est né ici à Lviv et y a vécu toute la tragédie de sa famille visée par l’Holocauste, a fixé la barre très haute entre ce qu’est un génocide et ne l’est pas. Nous devrions probablement retirer ces définitions des mains des politiciens.nes et les mettre dans celles des experts.es du droit international et humanitaire.

N.S. : Le procureur de la Cour pénale internationale, M. Karim Khan, a visité Boutcha et a déclaré que toute l’agglomération était une scène de crime qui tombait sous sa juridiction.

V.D. : Oui, exact. Il y était avec d’autres personnes. Je pense que l’Ukraine fait tout ce qu’elle peut pour accommoder les experts.es qui viennent de l’étranger dans leurs visites à Boutcha et ailleurs. Car, malheureusement, il n’y a pas que Boutcha. Il y a bien plus d’endroits affectés. Plusieurs villages et petites villes ont subi le même sort durant l’occupation russe.

Nous tentons de faire venir un maximum d’experts.es et le plus vite possible car, évidemment, ça ne peut pas trainer trop longtemps. Nous devons offrir des funérailles correctes à ces victimes à un moment donné. Actuellement un groupe de gendarmes français est sur le terrain. Il faut que tout ça soit documenté dans les règles. Il faut que nous contrions la propagande russe qui prétend et répète : « rien n’est arrivé, ce n’est pas nous, c’est une mise en scène, il se peut que des comédiens.nes soient en spectacle, personne n’a été tué ici » etc. etc. En conséquence, je pense qu’il est important de montrer au monde entier ce qui s’est passé ici. Et ça devrait susciter encore plus d’aide à l’Ukraine. Voilà pourquoi, pour nous, c’est très important mais aussi pour que nous donnions l’attention et le soutien à toutes les personnes qui ont souffert à cause de ces morts horribles.

A.G. : Je vais maintenant vous demander votre réaction au discours du Secrétaire général de l’ONU, M. Antonio Guterres. En voici un extrait (…) : « La guerre ajoute encore à la crise en trois dimensions, l’alimentation, l’énergie et les finances qui affaiblissent en ce moment, les populations et les économies des pays les plus vulnérables de la planète. Et tout cela arrive au moment où les pays en développement sont déjà aux prises avec une série d’enjeux qui ne sont pas de leur fait, dont : la pandémie de COVID, les changements climatiques et le manque d’accès aux ressources adéquates pour financer la reprise (économique) dans un contexte d’inégalités persistantes. Toutes les conditions sont réunies pour que les économies de plusieurs pays en développement soient dévastées ».

Professeur Dubovyk, vous enseignez les relations internationales. Comment pensez-vous que cette guerre peut se terminer ?

V.D. : Elle va se terminer un moment donné. J’espère que ça ne sera pas par une victoire russe. Je refuse absolument d’envisager un tel dénouement. Nous ne pouvons pas perdre. Les enjeux sont trop importants. Et l’unité de la nation est remarquable en ce moment. Ça ne tient pas du miracle. Les gens se regroupent, s’entraident aux moments importants. Nous devons gagner cette guerre en tous cas, au moins, ne pas la perdre douloureusement. Il est difficile de définir ce que peut être une victoire dans ce genre de guerre, mais ne les laissons pas avoir la main haute. C’est très important.

Le Secrétaire Guterres a affiché beaucoup d’émotions ces derniers temps, et il réagit aussi à ce qu’il voit de la destruction de l’Ukraine. Il parle des difficultés, de la faim et de la famine dans divers endroits. Et ça va empirer cette année parce que la marine russe bloque les ports ukrainiens sur la mer Noire dont Odessa. Elle a même commencé une invasion de ces ports. Elle a miné la mer. 94 navires sont bloqués, des navires qui ne sont pas ukrainiens, qui appartiennent à divers pays, qui sont bloqués dans les ports ukrainiens de la mer Noire. Ils sont chargés de blé, d’huile de tournesol et d’autres denrées désespérément attendues et dont on a besoin dans des pays comme l’Égypte, le Yémen et bien d’autres. Ces cargaisons ne seront jamais livrées j’en ai bien peur à cause du blocus. C’est un énorme problème. Je veux dire qu’il y aura de plus en plus de gens touchés par la faim, la malnutrition dans le monde. La Russie devrait se réveiller et comprendre la portée de ses actes horribles. Pas seulement ceux qu’elle perpètre en Ukraine, elle s’attaque au bon sens et à la décence d’autres peuples ailleurs.

N.S. : Professeur, brièvement avant que l’émission ne se termine, actuellement, la population a peur d’une offensive russe massive, dans le Donbass. Elle serait peut-être encore plus brutale que ce que nous avons vu jusqu’ici. Qu’en pensez-vous ?

V.D. : Oui. Cela va arriver j’en ai bien peur. Nous allons la combattre. Ils vont être prédominants en nombre et de beaucoup c’est sûr. Mais nous avons appris comment combattre. Actuellement, dans le Donbass, nous avons les meilleures forces possibles, nous y combattons depuis 2014. Et nous sommes mieux équipés. D’autres armes vont bientôt arriver. Les Occidentaux doivent comprendre qu’en nous fournissant des armes ils ne contribuent pas à l’escalade de la guerre, ils aident les Ukrainiens à se défendre au moment présent. C’est une bataille juste. Pour nous, elle est injuste. Et nous devons avoir les moyens de nous défendre et d’infliger de lourdes pertes à l’État agresseur. C’est comme cela que la guerre tombe en désescalade. C’est comme cela que vous obligez les Russes à penser à la paix, à signer un traité de paix, un cessez-le-feu d’abord et un traité de paix ensuite.

A.G. : Volodymyr Dubovyk, nous vous remercions de votre participation (à l’émission).

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