Omar : Nous vivons aujourd’hui une situation de désinformation totale par rapport à ce qui se passe chez vous au Mali. Nous avons pu à travers nos échanges depuis hier apprendre beaucoup de choses qui nous ont bouleversés et donc nous sommes là pour en savoir d’avantage.
Jawad : Pouvez-vous nous présenter votre mouvement MP22 ?
Rokia : Vous devez savoir que ce mouvement populaire comme son nom l’indique est l’aboutissement de tout un rassemblement de forces qui se battaient contre l’impérialisme donc on peut dire que c’était l’opposition au régime de ATT (Amadou Toumani Touré). Il est composé du parti SADI |1| qui était dans l’opposition parlementaire mais aussi d’autres partis d’opposition extraparlementaires ainsi que d’autres organisations comme la CAD Mali ou encore le club Ahmed Sékou Touré |2|, et d’autres organisations qui ne se reconnaissaient pas dans la manière dont était gouvernée le Mali.
Ces organisations ont été en contact dans différentes activités. Par exemple, quand il y a eu la question de la Libye, il y a eu une mobilisation pour dire qu’il n’est pas normal que la France intervienne dans ce pays. Nous avons aussi mené des actions en solidarité avec les peuples d’Amérique Latine ou encore contre l’intervention et l’ingérence française en Côte d’ivoire. Quand il y a eu la crise du 22 et les événements du Nord du Mali, en conséquence de ce qui s’est passé en Libye et à l’initiative du parti SADI, on s’est dit qu’il fallait que les organisations progressistes qui ont une autre vision puissent se retrouver.
Le parti SADI, qui avait mené des actions politiques pour demander la démission d’ATT, était dans une logique de changement. Quand il y a eu les événements du 22 Mars, le SADI a été un des premiers à soutenir les changements issus de ce coup d’État du 22 Mars 2012. On était à la veille des élections et rien n’a été réuni pour une alternance démocratique qui aboutirait à un changement. Politiquement nous n’avions pas le poids politique pour réussir ce changement. Donc quand il y a eu ces événements, le SADI a fait appel aux autres forces progressistes pour échanger sur notre manière de s’organiser. C’est de ces échanges que nous avons décidé de créer un mouvement qui puisse soutenir les changements issus de ce coup d’État. C’est de là que vous entendez que nous sommes des pro-putschistes.
Jawad : Justement, comment vous répondez à ceux qui vous critiquent d’être des pro-putschistes ?
Rokia : Ce coup d’État est venu dans un contexte où le Mali avait besoin d’un changement. Et ce changement est venu de militaires patriotes qui ont pris les armes à un moment pour dire qu’il faut rompre avec le régime d’ATT. Pour nous il ne fallait pas ignorer cet élan de changement qui venait. Voilà pourquoi nous nous sommes mobilisés en tant que militants politiques et des associations de la société civile pour dire que ce coup d’État n’est pas comme les autres.
Ce système était tellement pourri, il y avait une très grande absence de l’État notamment au Nord du pays qui a été laissé dans les mains des narcotrafiquants avec une économie de la drogue et des rançons des prises d’otages. Et c’est dans ce contexte que les groupes armés venant principalement de la Libye ont été accueillis. Ce qui a occasionné l’assassinat de militaires maliens par le MNLA |3| qui est une création de la France avec toujours comme objectif de diviser le Mali afin de créer un État Saharien. Les militaires assassinés sont les compagnons de ceux qui ont fait le coup d’État. L’armée a été dans une situation catastrophique à cause de ce système politique qui a décidé de la détruire.
En 20 ans, il n’y a pas eu d’achat d’armes, il n’y a pas eu de formation conséquente de l’armée. Donc ce sont des militaires patriotes qui se sont soulevés pour dire « Ça suffit, nous prenons nos responsabilités contre ce système ». Nous, en tant que progressistes pour le changement, nous ne pouvions pas laisser ces militaires patriotes seuls. C’est comme ça que le MP22 a vu le jour. Depuis le MP22 œuvre pour dire qu’il faut renforcer l’armée malienne, il faut donner tous les moyens à l’armée malienne pour qu’elle joue son rôle régalien de défense de l’intégrité du territoire. Donc on s’est retrouvé avec d’autres mouvements qui ont vu le jour dans le cadre d’une coordination appelée le Collectif des Patriotes du Mali (COPA). Nous avons dit non à toute intervention militaire étrangère mais nous avons dit oui au renforcement des capacités opérationnelles de l’armée malienne.
Dans notre processus de mobilisation nous avons été confrontés à un blocage de la CEDEAO |4| qui a pris en otage la transition. La CEDEAO a dit qu’elle refusait de reconnaître ce coup d’État, que les militaires devaient retourner dans leurs casernes et qu’on devait passer le pouvoir aux civils. Tandis que le coup d’État avait suspendu la constitution, la CEDEAO a exigé la remise de la constitution ce qui nous a ramené à un intérim qui prévoyait juste 40 jours mais qui continue jusqu’à aujourd’hui. Au MP22 avec les autres forces nous avons dit que pour sortir de la crise il faut qu’il y ait des concertations entre toutes les forces du Mali afin d’échanger et proposer une sortie de crise, avec un organe qui peut jouer le rôle d’une direction transitoire.
La mission de cet organe est de réunir les conditions de la libération du nord du Mali et donc de renforcer l’armée malienne pour que cette libération soit possible. Il faut créer les conditions d’une stabilité avec un retour des populations dans les zones qui étaient occupées et un retour des réfugiés. On pourra ensuite aller vers des élections bien préparées qui doivent permettre de mettre en place des institutions légitimes. Notre combat en tant que MP 22 s’inscrit donc dans la recherche d’une gestion conséquente et réelle de la crise qui passe par une mobilisation populaire.
Omar : Ce que nous ne comprenons pas bien c’est que vous MP 22, le SADI et les autres forces opposantes qui militent pour un autre changement au Mali sont bien enracinés dans la société. Et au moment où on assiste à un affaiblissement total de l’appareil de l’État et alors que le coup d’État militaire est une manifestation de cette faiblesse générale de l’État, on sent un manque de volonté de transformer ce rapport de forces en alternatives. On sent aussi un manque de propositions allant dans le sens d’un processus constituant qui va réunir tout le peuple malien autour de messages politiques bien clairs et qui permettent aux citoyens de faire la distinction entre les différentes forces politiques.
Rokia : En fait c’est à ça qu’on est arrivé dans la COPAM (coalition des patriotes). C’est une coalition mise en place en vue d’organiser des concertations populaires immédiates et de présenter des alternatives. Nous avions fait un programme de mobilisation qui allait du 08 au 15 janvier 2013. Le 10 janvier il y avait une grosse marche à Bamako qui a réuni des centaines de milliers de Maliens. C’est ce jour-là, pour se préserver et se sauver, que le pouvoir en place a fait appel à la France. L’intervention militaire française visait aussi à bloquer toute alternative et casser le processus que nous avons démarré et qui allait arriver à bout de ce président par intérim et son système fantoche.
Jawad : Mais il y avait également la descente des groupes armés vers la ville de Konna au sud, c’était une coïncidence ?
Sylla : Non ce n’est pas une coïncidence, la question que tu poses mérite d’être traitée en remontant le temps depuis le début du coup d’État. Il faut dire qu’il a été approuvé d’une manière générale par l’opinion publique mais l’absence de manifestation donnait l’impression, surtout à l’étranger, que le coup militaire n’était pas soutenu. Il a fallu que le MP 22 mobilise et fasse des marches pour montrer que les militaires avaient le peuple avec eux. C’est vrai et je pense que vous avez tout à fait raison, on a envisagé l’idée d’une constituante mais nous avons opté pour une conférence nationale. En fait l’accord cadre de Ouagadougou qui nous a fait revenir à l’ancienne constitution prévoyait également une concertation des forces vives de la nation pour aller vers de nouvelles perspectives après les 40 jours d’intérim. La CEDEAO a fait un coup de force en disant que le président par intérim doit continuer même après les 40 jours. Malgré ça, nous avons organisé le 21 et 22 mai une conférence nationale que le gouvernement aurait dû organiser lui même. De mémoire de Malien on a jamais vu une telle mobilisation à Bamako.
Nous avons créé une plateforme avec d’autres forces allant de la gauche au centre et nous avons donné un ultimatum au président par intérim pour organiser les concertations avant le 15 Janvier. Mais on ne sait pas par quel mécanisme, sachant que les rebelles du nord sont aussi infiltrés par les forces françaises, sentant le danger de la mobilisation venir, ils les ont manipulé et les groupes ont attaqué. La France a fait sa propagande comme si Bamako allait être pris en quarante huit heures alors que ces groupes ne pouvaient même pas prendre la localité qu’ils ont attaqué. Cela a donné l’occasion d’une intervention étrangère et aujourd’hui les gens ne peuvent même pas parler de concertations nationales.
Omar : Justement, pourquoi il n’y a pas eu de mobilisation contre l’intervention étrangère ?
Sylla : Oui, il faut dire que les gens n’étaient pas tous contre l’intervention étrangère.
Omar : Est-ce que ça n’a pas de relation avec cette confusion que nous apercevons de l’extérieur entre soutenir l’armée malienne et être contre la France sans donner d’explications sur le plan et le montage fait par la France ?
C’est tout un plan monté, un des chefs de la majorité dans une interview reconnaît que l’intervention française était organisée pour empêcher les « gardistes » de fuir le vendredi 11. Maintenant, ils le disent alors que nous on le savait. On l’avait compris mais la propagande française est très forte.
Jawad : Est-ce qu’on peut avoir une description des militaires putschistes ? Leurs âges, leurs grades et leur appartenance idéologique ?
Rokia : Ils n’ont pas d’appartenance idéologique. On peut dire que c’est le peuple opprimé de l’armée qui a pris ses responsabilités, ce sont principalement des sous-officiers. Ce qu’il faut dire c’est qu’il y eu pendant 20 ans une proclamation de la liquidation de l’armée. L’ancien président Alpha Oumar Konare |5| a même dit dans un conseil des ministres « est-ce qu’une démocratie a besoin d’armée ». On voit que ce sont ces gens qui ont peur d’un coup d’État.
Lorsque vous dites que vous soutenez l’armée, peut-on dire qu’aujourd’hui elle est homogène ? Est ce qu’il n’y a pas une partie de cette armée qui est réactionnaire et qui profitait du système. Est-ce que ça ne sème pas la confusion lorsque vous proclamez votre soutien de l’armée sans préciser de laquelle il s’agit ?
Non ça ne sème pas la confusion dans la mesure où nous avons toujours réclamé notre soutien au CNRDRE (comité national de réforme et de redressement de l’État). Quand nous disons que nous soutenons l’armée nos adversaires comprennent parfaitement de quoi il s’agit.
Mariam : Je voudrais rebondir sur vos questions. Depuis plus de 20 ans, on ne parle pas de la dictature mais de démocratie de façade. Notre peuple a été maintenu dans la misère. Il n’y a pas eu d’instruction politique, les gens ne sont pas informés. De plus, depuis le coup d’État du 22 mars les médias de l’État sont détenus par l’ancien système et nous, nous avons toutes les difficultés du monde à faire passer ce que nous faisons comme activités. Ce que l’on entend à la radio et à la télévision est loin de la vérité.
Rokia : Quand il y a eu l’intervention française, malgré que nous ayons toujours soutenu l’armée, quand les forces rétrogrades ont commencé à soutenir l’armée et l’intervention française ils ont dit que nous étions de connivence avec les jihadistes ! Et ils ont essayé de faire croire que c’est nous qui ne voulons pas que le nord du Mali soit libéré et que c’est nous qui mettons le Mali en danger en disant que l’armée malienne est capable. Les Français ont fait croire qu’ils sont les seuls à pouvoir sauver le Mali, pour eux l’armée malienne n’existe plus donc ils voulaient nous mettre en porte à faux avec le peuple. Ils sont rentrés dans une logique qui était de dire : État d’urgence, tout le monde se tait jusqu’à ce qu’on libère le nord du Mali. Nous avons été contraints de temporiser face à l’enthousiasme populaire suite à l’intervention de la France, présentée comme le sauveur.
Sylla : Quand même. On n’a pas arrêté !
Rokia : On n’a pas arrêté, mais je dis que ça nous a manqué de ne pas pouvoir informer l’opinion publique avec nos analyses et nos propositions à l’opinion. Je pense que, dorénavant, nous devons faire attention et diffuser systématiquement nos déclarations. Nous réfléchissons aussi à la mise en place de notre propre site web.
Jawad : avant de parler des perspectives dans le cadre de la situation actuelle, j’ai une question par rapport aux femmes, je suis content qu’il y ait deux femmes dans la direction de ce mouvement mais quel est l’impact de cette crise sur les femmes et quel est leur rôle dans la résistance ? J’ai appris hier que ce sont les femmes des militaires qui étaient les premières à aller protester chez le président et qu’elles étaient même à l’origine de tout cela ?
Rokia : D’une façon générale, la femme dans notre société n’a pas la position qu’elle mérite. Elle fait beaucoup mais au niveau de la valorisation de ce qu’elle fait ça laisse à désirer. Il y a une forte mobilisation des femmes, pas des femmes d’élite, mais des mamas, nos mamas. C’est comme ça, au Mali, depuis la révolution de mars 1991, celle conduite par les élèves et étudiants. A l’époque, les femmes sont sorties pour les secourir et n’ont pas hésité à se mettre entre les élèves-étudiants et l’armée de la dictature. Ceci prouve bien la conscience de mobilisation des femmes derrière leurs enfants pour des causes sociales.
De cette même manière ce sont aujourd’hui les femmes des militaires assassinés, les femmes des militaires opprimés du KADI qui, ayant vu la situation au Nord du Mali, ont marché pour aller dire au président de la république ATT qu’il était de connivence, qu’il était complice de la rébellion et que c’est lui qui a vendu le Mali. On remarque que devant une situation d’injustice les femmes maliennes ont du se mobiliser pour se défendre parce que quelque part elles en sont les premières victimes. Et même au nord du Mali, ce sont les femmes les premières victimes à travers des questions comme le fait de s’habiller différemment, ne pas sortir en public ou ne pas parler à la radio. Elles ont souffert de privations de libertés.
Les femmes se sont mobilisées aussi pour qu’il y ait un dialogue mais nous avons une situation hétéroclite et pas homogène. On a voulu faire un mouvement de femmes mais malheureusement parmi ces femmes certaines veulent le maintien du système ATT et certaines veulent le changement. Nous au niveau du MP22 nous avons des mouvements de femmes de base qui se sont organisés pour mener des actions différentes de l’instrumentalisation de la femme. J’avoue que malgré que nous soyons aujourd’hui deux femmes à la tête du mouvement, les femmes restent sous-représentées.
Jawad : Je rappelle juste que le gouvernement français a joué énormément sur cette image de la femme du nord réprimée par les Jihadistes pour justifier leur intervention et convaincre l’opinion publique qu’il y a urgence.
Rokia : Pas plus loin qu’hier j’ai reçu une invitation pour préparer la journée du 08 mars On y voit les drapeaux maliens et français avec une phrase « merci à la France ». On est dans un système où on veut montrer qu’il n’y a pas de crise, que les français sont les sauveurs et qu’ils ont tout résolu. Tout ça en oubliant que la France ne peut pas se substituer à l’armée malienne. Le débat sur lequel nous devons nous concentrer aujourd’hui c’est la guerre au mali, mais qui pilote cette guerre ? Quels sont les moyens mis à la disposition de cette guerre ? Comment les actions sont coordonnées ? Ils ne veulent pas de ce débat. Le sauveur est là et il faut que tout le monde se taise pour qu’il ne se fâche pas ! Pour ça on utilise tous les médias et on évite toutes les personnes qui contredisent cette thèse. Malheureusement l’effort que nous menons n’est pas connu et nous devons travailler davantage pour trouver des partenariats nous permettant d’amplifier nos activités et faire en sorte que la voix des populations soit entendue.
Jawad : Comment vous voyez l’avenir ? La France se présente comme faisant partie de la solution mais à partir de vos explications elle apparaît plus comme faisant partie du problème et complique davantage la situation.
Rokia : Elle est même à l’origine du problème. Aujourd’hui, on veut faire croire que les élections constituent la solution et la France est là pour maintenir ses amis politiques au pouvoir car elle a des intérêts économiques et géostratégiques dans la région et elle tient à ce que ça ne change pas. La France prétend qu’elle veut aider le Mali mais en fait elle défend le statut quo. Elle cherche donc à légitimer des institutions en crise à travers les élections. La France aujourd’hui est très dangereuse pour la situation actuelle au Mali. Elle n’est pas là pour le nord mais pour le maintien de l’ancien système. Nous, notre approche actuelle est de réclamer encore une mobilisation populaire pour une solution politique de la crise. Une mobilisation pour exiger une transition politique réelle. Si on va aux élections dans ces conditions on va aggraver encore la crise et on sera au point de départ après les élections. Nous sommes à la recherche de moyens pour être sur le terrain et de faire ces assises populaires qui traiteront de la nécessité d’une transition politique réelle. Il faut discuter réellement de la question du nord et pas juste de façade comme la France nous fait croire avec les forces de restauration. Nous voulons discuter sur des bases réelles et ensuite dans des conditions crédibles sur la manière d’organiser de bonnes élections parce que le résultat que nous cherchons c’est une sortie de crise durable.
Omar & Jawad : Nous vous remercions et nous vous souhaitons bon courage dans vos luttes.
Notes
|1| Parti : Solidarité africaine pour la démocratie et l’indépendance (Sadi)
|2| Ahmed Sékou Touré est le premier président de la République de Guinée, en poste de l’indépendance obtenue de la France en 1958, jusqu’en 1984.
|3| Le Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA) est une organisation politique et militaire touarègue active au Nord-Mali. Ses objectifs sont l’autodétermination et l’indépendance du territoire de l’Azawad
|4| La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) est un regroupement régional de quinze pays créé en 1975.
|5| Alpha Oumar Konaré a été président de la République au Mali de 1992 à 2002.