Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

La Collective lesbienne-féministe salvadorienne de la Media Luna : fragments d’histoire

"Cet article présente, sous forme de récit, un fragment d’histoire lesbienne, celle des débuts de la Media Luna, depuis sa naissance en 1992 jusqu’à mon départ du pays, en 1994. Il s’inscrit dans un effort de plus de vingt ans pour contribuer à documenter le mouvement lesbien, auquel j’ai participé activement des deux côtés de l’Atlantique."(4)

Contretemps
2 février 2021

Par Jules Falquet

Souvenirs, souvenirs… Le parc Balboa des Planes de Renderos, où nous étions, je crois, 6 ou 7, plus les enfants de Tere [1]. Nous nous regardions sans trop savoir comment commencer. Nous avions choisi ce lieu comme à la fois discret, sûr et « neutre » par rapport aux différentes forces de l’ancienne guérilla du FMLN[2]. En effet, Victoria, une ex-guerillère, avait organisé une première réunion dans le local du Groupe de femmes n°1 (lié à l’un des partis du FMLN), où elle travaillait, en invitant deux syndicalistes qu’elle savait lesbiennes

Ce jour-là, Delia, ex-guérillère d’une autre force du FMLN, n’était pas venue. Je l’avais retrouvée ensuite dans les locaux du Groupe 2 (lié à cette autre force du FMLN), où elle travaillait comme avocate et cette fois-là, les autres avaient raté le rendez-vous. Aux Planes de Renderos, en ce mois de juin 1992, c’était la première fois que nous étions « toutes » là et que, alors qu’il n’y avait encore aucun mouvement « LGBT[3] », naquit ce qui allait devenir le premier groupe lesbien du Salvador, la Colectiva lésbica-feminista salvadoreña de la Media Luna, familièrement appelée la Collective ou la Media Luna.

Cet article présente, sous forme de récit, un fragment d’histoire lesbienne, celle des débuts de la Media Luna, depuis sa naissance en 1992 jusqu’à mon départ du pays, en 1994. Il s’inscrit dans un effort de plus de vingt ans pour contribuer à documenter le mouvement lesbien, auquel j’ai participé activement des deux côtés de l’Atlantique[4]. Cependant, cette-fois-ci, mon travail prend un tour plus personnel. En effet, il fait suite à plusieurs sollicitations de la jeune génération d’universitaires et/ou militant-e-s LGBTQI+ du Salvador, aujourd’hui curieuse des débuts du mouvement[5]. Après m’avoir motivée à scanner l’un des rares exemplaires encore existant du premier bulletin du groupe qui attendait dans mes cartons l’heure de passer à la postérité numérique, c’est la curiosité de ces jeunes militant-e-s qui, en me faisant intervenir comme « enquêtée », m’encourage à poursuivre cet effort de constitution et de partage d’archives, en prenant le temps de « fixer » par écrit mon propre récit. Je travaillerai donc ici à partir de l’exploration de ma propre mémoire, en m’inspirant de certaines méthodes de l’auto-ethnographie, particulièrement la re-souvenance (Dubé, 2016). Je m’appuierai aussi sur les deux premiers exemplaires du bulletin de la Media Luna, ma propre thèse de doctorat datant de 1997 et plusieurs articles que j’avais publiés à l’époque dans la presse militante[6].

Je m’inscris depuis longtemps dans la perspective épistémologique du point de vue situé. Les spécificités du mouvement lesbien (dans sa diversité et sa complexité) me paraissent le justifier plus encore que l’étude d’autres mouvements. Il s’agit en effet d’un mouvement fragile et ténu, qui fuit en partie la visibilité et brouille souvent les pistes volontairement, tant par sécurité que par désir d’échapper aux lectures patriarcales et académiques dominantes, d’autant plus qu’il recèle un considérable potentiel de radicalité[7]. Ces caractéristiques devraient conduire à utiliser pour l’étudier, aussi bien des outils de recueil de données qu’une grille d’analyse et une épistémologie particulières —les récits à la première personne de militantes apparaissant d’une grande importance politique face à l’effacement permanent et aux interprétations réductrices qui le menacent. J’apporterai au fil du texte un certain nombre d’éléments parfois très personnels qui visent moins à me situer classiquement dans les rapports sociaux de pouvoir de classe, sexe et race, qu’à donner à voir mon histoire politique-personnelle qui constitue un filtre déterminant dans la façon dont je restitue ces fragments d’histoire. De plus, il me semble que ma position de « première-mondiste-européenne », redouble et « écrase » quelque peu les autres rapports de pouvoir : elle mérite d’être pensée spécifiquement. Or, elle s’inscrit à son tour dans un cadre plus vaste.

En effet, il existe depuis plusieurs années et notamment à partir du concept de colonialité du genre de María Lugones (2008) des controverses autour de l’idée qu’on assisterait dès 1492 à un plaquage-imposition occidentale-(néo)coloniale sur le continent, d’une conception du « genre » et de la sexualité « modernes-coloniales ». Dans une perspective théorique quelque peu différente, la proposition de Jasbir Puar (2007) de l’homonationalisme et les analyses qui se sont développées dans son sillage suggèrent l’imposition dans les Suds, de modes de vie, sexualités et « cultures » LGBTQI+ libérales-occidentales. La « visibilité » et le « coming out » (sortie du placard) constitueraient tout particulièrement des paradigmes imposés, de même que l’adoption d’identités stables définies selon des critères, et même des termes, occidentaux. Cette imposition existerait aussi bien au niveau des lectures occidentales qui sont faites de ces identités et mouvements sociaux, qu’à celui de la construction de ces mouvements et identités (par l’intervention directe, financière notamment, de réseaux internationaux et institutions basé-e-s dans le Nord et par l’action concrète de militant-e-s individuel-le-s). Ces analyses rejoignent en partie la critique portée dès le début des années 90 par le courant féministe « autonome » du féminisme latino-américain et des Caraïbes, de l’ONGisation et des tentatives de récupération et instrumentalisation du mouvement féministe par les institutions internationales, premières promotrices de la mondialisation néolibérale (Bedregal et Al. 1993 ; Pisano et Al. 1996 ; Falquet 2011)

Très convaincantes pour les mouvements féministe et LGBTQI+, ces lectures méritent des nuances concernant le mouvement lesbien-féministe et tout particulièrement pour l’Amérique latine et les Caraïbes. En effet, même si le continent a historiquement constitué un terrain d’expérience des pratiques de gouvernance et de contrôle Etats-uniennes, il possède également une forte tradition politique propre et une longue histoire de résistance à l’impérialisme colonialiste. J’ai déjà proposé une analyse de l’histoire du mouvement lesbien latino-américain et des Caraïbes à travers ses rencontres continentales, qui montre comment ce mouvement a pris appui sur des initiatives internationales et exogènes, sans toutefois s’y réduire ni se laisser dicter ses orientations (Falquet, 2020). Le présent travail s’inscrit dans cette perspective. C’est pourquoi à la suite de Gómez Arévalo, je tenterai aussi d’éclairer l’importance de ce que les Argentines Eva Rodríguez et Alejandra Ciriza (2012) nomment « trafics, voyages, migrations » pour décrire la façon dont, dans les années 60 et 70, un certain nombre de féministes argentines ont été chercher elles-mêmes dans d’autres espaces, temps et langues, de la matière pour alimenter leurs réflexions. Autrement dit, l’agentivité et la volonté de développer des liens transnationaux des femmes, des féministes et des lesbiennes « des Suds ». Certaines révolutionnaires salvadoriennes ont voyagé, dans les années 70 et 80 notamment, beaucoup de femmes ont été exilées, des étrangères du continent et d’Europe sont venu-e-s dans un cadre « d’internationalisme révolutionnaire » et ces circulations débordent, de beaucoup, les impositions et les sens uniques. Ce travail apportera donc des éléments pour penser tant les influences « extérieures » que le poids des logiques « endogènes » pour comprendre le développement de groupes et de mouvements sociaux.

Le texte, qui déroule dans l’ordre chronologique le surgissement du premier groupe lesbien-féministe du Salvador, permettra à partir de cette histoire spécifique, de mettre en évidence deux pistes d’analyses des groupes et mouvements lesbiens en général. La première a trait aux effets de la rareté des ressources (informations, moyens, personnes visibles ou identifiables) et aux stratégies individuelles et collectives pour y pallier en développant des réseaux de survie et/ou liant le personnel et le politique (réseaux de possibles partenaires amoureuses, amicales, de solidarité matérielle et émotionnelle, d’échanges politiques), incluant l’importance et la spécificité de l’inter-classisme et l’inter-ethnicité souvent même transnationale, des groupes. La deuxième a trait à l’importance de nous souvenir aujourd’hui d’un espace-temps d’avant le déferlement de la mondialisation néolibérale : pas de « world-wide web » avec ses ressources, son anonymat et ses échanges instantanés et presque gratuits avec l’autre bout du globe, mais aussi une Amérique centrale en pleine post-guerre et encore toute emplie de sa fière aspiration révolutionnaire.

Contexte et pré-histoire

Le Salvador, petit pays de 22.000 km carrés pour plus de 6 millions d’habitant-e-s, a connu à partir de 1970 une décennie de montée du mouvement populaire et de préparation clandestine de la lutte armée, puis douze années de guerre civile révolutionnaire (1980-1992). Au début des années 90, toute l’Amérique centrale est encore imprégnée du souffle révolutionnaire armé : en 1989 les Sandinistes ont perdu les élections mais restent très mobilisé-e-s, au Guatemala, la guérilla de l’URNG négocie des Accords de paix qui aboutiront en 1996, le Honduras, base arrière de la Contra appuyée par les Etats-unis, bouillonne d’hommes en armes, tandis que le Costa Rica, pays démilitarisé n’ayant souffert ni guerre ni dictature, plutôt prospère et très majoritairement blanc-métis (considéré à tous ces titres comme la Suisse centraméricaine), accueille nombre de réfugié-e-s du Nicaragua et même du Salvador. Quant aux premiers groupes lesbiens du continent, nés à la confluence des mouvements féministes et homosexuels (Mogrovejo, 2000), certains remontent à 1979 (Argentine et Mexique) mais la plupart datent des années 80 (Pérou, Chili, Brésil, République Dominicaine, Puerto Rico et Costa-Rica) et sont encore très fragiles (Bolt, 1996 ; Facio, 2003 ; Riquelme, 2006).
1992-1994 : une période exceptionnelle

Au Salvador, les accords de cessez-le feu, puis de Paix, signés le 16 janvier 1992, ouvrent une période de « démocratisation » qui dure un peu plus de deux ans[8]. Ce qui apparaîtra ensuite comme une parenthèse exceptionnelle entre d’interminables années de violence prend à ce moment le visage de la démilitarisation du pays et de la vie quotidienne, du retour, pour une dizaine de milliers de guérillerxs, à la vie civile, et de la préparation enthousiaste des premières élections libres et générales (présidentielles, législatives et municipales) prévues pour avril 1994 et auxquelles la guérilla du FMLN, transformée en parti politique en bonne et due forme, sera autorisée à participer. L’enjeu, pour les deux camps, sera de « gagner dans les urnes ce que les armes n’ont pas permis de décider ». Période très particulière, donc, dans laquelle par une chance extraordinaire s’inscrit presque exactement mon long séjour au Salvador[9] : j’arrive le 2 janvier 1992 à San Salvador, juste à temps pour voir flotter une immense banderole du FMLN sur les tours de la cathédrale, à 9h du matin au centre-ville, banderole que j’ose à peine regarder et moins encore photographier de peur de me faire repérer et qui a disparu une heure après quand je repasse. Je quitte le Salvador en mai 1994, après que se soit finalement tenu le deuxième tour des élections, retardé plusieurs semaines pour cause de tentative de fraude du gouvernement.

Sur le moment, je ne réalise pas qu’il s’agit d’une période exceptionnelle : toute la première année est marquée par la crainte que les hostilités ne reprennent, tant est grande la mauvaise volonté du gouvernement qui tarde à appliquer les accords et tente de les vider de leur sens. Pendant toute l’année 1992, la démilitarisation traîne en longueur, les escadrons de la mort ne sont ni dissous, ni même inquiétés[10], les terres et bénéfices promis pour les démobilisé-e-s des deux camps arrivent au compte-goutte. Pourtant, fin 1992, comme prévu, les dernièr-e-s 20% de guerillerxs déposent formellement les armes et quittent les derniers campements. L’année 1993 est essentiellement tournée vers la préparation des élections : les cinq branches du FMLN se sont transformées en parti(s) et réapprennent à faire de la politique sans armes, tandis qu’à travers la coalition Mujeres 94, le mouvement féministe renaissant aiguillonne le mouvement des femmes pour présenter une plateforme revendicative à négocier avec tous les partis, tout en préparant d’arrache-pied la 6ème rencontre féministe continentale qui doit avoir lieu en novembre 1993 avec environ 2.000 féministes —rencontre dont les Salvadoriennes ont obtenu d’être les amphitryonnes, sans trop savoir toutefois ce que peut bien signifier au juste, « être féministes ».

On ne part jamais de rien

Quand j’arrive au Salvador, j’ai 23 ans et je suis déjà lesbienne, affirmée, depuis plusieurs années. Mais c’est surtout au Mexique[11], depuis ma première manifestation du 25 novembre 1989 à Mexico, puis à San Cristobal de Las Casas, dans le Chiapas, que je suis vraiment devenue une lesbienne et féministe militante, dans le groupe de femmes qui venait de se former. Le groupe ne se revendiquant pas féministe et désapprouvant la pratique des graffitis, les trois ou quatre « gauchistes » du groupe et moi-même fûmes rapidement poussées vers la sortie et retrouvant le (seul) couple de lesbiennes semi-visibles de San Cristobal qui s’en étaient également fait écarter, nous formâmes derechef la Comal-Citlamina[12], un nouveau groupe dans lequel presque toutes se lancèrent sans transition dans des relations amoureuses entre femmes. La Comal n’était cependant pas un groupe lesbien mais féministe qui se consacrait à l’appui aux jeunes travailleuses domestiques Indiennes en ville maltraitées par leurs patron-ne-s, à l’aide aux pratiques abortives clandestines, aux femmes de la prison de la ville et de manière générale, à la lutte contre les violences et à l’auto-formation. Tels furent mes réels débuts dans la militance car à Paris, malgré mes recherches, je n’étais tombée que sur deux boîtes de nuit « lesbiennes » assez peu accueillantes et quelques réunions de la Maison des femmes de Paris cité Prost, où des vieillardes dans la quarantaine m’ignoraient superbement malgré mes efforts et, peut-être, à cause de la couleur bleue paon dont je teignais alors mes cheveux.

Ainsi, quand j’arrive au Salvador, je suis pleinement et complètement lesbienne, mais aussi, habituée à un lesbianisme clandestin, vis-à-vis du tout-venant bien entendu, mais aussi face aux féministes non-lesbiennes et bien sûr aux familles des mes amies (parents, enfants). Coutumière du « que rien ne se sache », du secret protecteur, même s’il est parfois illusoire et souvent pesant. Familière aussi de l’isolement, de la solitude et de la lesbophobie. Un peu surprise quand-même par le poids de la culpabilité, dans ces terres très catholiques[13]. Même si moi aussi je me suis longtemps demandé si j’étais frappée par une sorte de « malédiction », ou juste une espèce de défaut de cuisson. J’ai pu constater au cours des années que beaucoup de lesbiennes ont d’abord pensé être la seule au monde à être « comme ça ». Du coup, pour beaucoup, une fois trouvée une compagne, souvent sans mettre aucun mot sur ce qui se passe, plus question de se quitter car il n’existe sans doute nulle part d’autres femmes « comme nous » … Je suis aussi coutumière des couples butch-fems, assez fréquents parmi les lesbiennes de classe populaire et pour la plupart non-féministes qui constituent une bonne partie des milieux lesbiens informels que je fréquente au Mexique. Où l’on boit sec, souvent. J’ai conscience que pour élargir les cercles souvent terriblement étroits dans lesquels nous évoluons, où le manque d’alternatives amoureuses produit souvent de la violence, que ce soit pour faire durer le couple ou suite à diverses « trahisons » souvent croisées[14], il existe fondamentalement deux solutions : aller en boîte rencontrer des femmes homosexuelles souvent non féministes, ou bien aller en manif et rencontrer des féministes souvent non lesbiennes. Dans ce contexte, on conçoit que toute « nouvelle » lesbienne, qu’elle vienne d’une autre ville, d’un autre pays du continent, ou bien d’Europe ou des Etats-Unis, est bienvenue —à l’époque ces dernières, même si elles sont parfois critiquées pour leur arrogance impérialiste, ne sont pas encore des coopérantes d’ONGs généreusement rémunérées par rapport aux salaires locaux pour appliquer des perspectives de genre made in ONU. En Amérique centrale, beaucoup sont encore (vues comme) des internationalistes solidaires (ou elles-mêmes des réfugiées politiques officieuses, Italiennes ou Basques notamment) dont quelques-unes ont accompagné les guérillas locales. Certaines y ont même laissé leur vie, comme au Salvador les sœurs états-uniennes de l’ordre Maryknoll et l’infirmière française Madeleine Lagadec.

Alors, quand j’arrive au Salvador, je cherche bien sûr les féministes. Et quand je les trouve —elles ne sont qu’une poignée à se revendiquer de ce « gros mot », car elles sont toutes à un degré ou à un autre proches du FMLN et très ancrées encore dans l’orthodoxie marxiste-léniniste —, je cherche celles qui pourraient être lesbiennes. L’année dernière, j’ai fait rire Nicola Chávez Courtright qui m’interrogeait pour sa thèse doctorale, en lui disant que je cherchais deux indices : celles qui portaient des pantalons (mais si !) et celles… qui fumaient en public. J’ai eu honte quand elle a ri. Oui, fumer en public. D’autres à l’époque, au Salvador, disaient qu’un indice infaillible était le type de poches du pantalon —je n’ai hélas jamais réussi à comprendre lequel. Détails ténus, étranges, absurdes, mais détails vitaux pour certaines personnes, à certains moments. Il faut rappeler la solitude des lesbiennes, dans ces temps reculés —quand il n’y avait pas internet ni de visibilité ou si peu… Je me souviens de ma première marche de la fierté à Paris, en 1988 probablement. Nous étions deux cent ou trois cent tout compris dans la rue et pas si fièr-e-s que ça que tous ces curieux nous dévisagent, nous reconnaissent, peut-être. Inquièt-e-s aussi des jugements et des violences toujours possibles.

Donc je cherchais les lesbiennes, des lesbiennes —une seule lesbienne, même, m’aurait suffi. Mais rien. Celle qui fumait avait quatre filles et un compagnon. Celle qui avait les cheveux courts portait une jupe en jean (elle était lesbienne, j’en eus la confirmation peu après, mais extrêmement secrète). Et c’est tout. Je suis allée, aussi, avec un ami français qui vivait au Salvador depuis bien longtemps, dans l’unique boîte gay qui existait alors dans la capitale, El Oráculo. Il s’agissait d’un établissement discret tapi dans une zone sombre, juste au-dessus du Bulevar de los Heroes, dans un immeuble glauque. Je n’en ai pas gardé un souvenir impérissable et dans ma mémoire, il n’y avait pas de femmes. J’y ai vu par contre un concours de Miss travesti qui me reste à l’esprit : je me souviens encore de cette jeune beauté vêtue d’un juste-au-corps rouge moulant et de ses longs cheveux bruns naturels qui tombaient, impeccablement lisses, bien en-dessous de sa taille —et la comparaison avec les lesbiennes de ma connaissance était si frappante que je me demande jusqu’à aujourd’hui ce que peut bien signifier « la différence sexuelle » et quelle folie humaine a suggéré un jour de classer les corps et les êtres par rapport à elle. Toujours est-il que je me suis dit que je n’allais pas supporter cette solitude.
Montelimar (Nicaragua)

J’en suis là, quand en mars 1992, j’apprends qu’une rencontre centraméricaine de femmes va avoir lieu au Nicaragua. Je suis admise, in extremis, dans le bus de la délégation salvadorienne. Parmi la grosse cinquantaine de voyageuses, il y a quelques autres étrangères installées de longue date au Salvador, appelées à l’époque « Salvadoriennes par option » : Romina, une journaliste états-unienne proche d’une des forces du Front (c’est par elle que j’ai eu l’information), deux bonnes sœurs elles aussi états-uniennes proches de la même organisation, sœur Pamela et sœur Petra, qui vivent ensemble (avec d’autres sœurs en Christ, je suppose[15]), une féministe basque électron-libre. Il y a aussi une Brésilienne, de l’église luthérienne (proche d’une autre force du FMLN).

La rencontre rassemble 500 femmes de tout l’isthme centraméricain et des réfugiées au Mexique, à Montélimar, un ancien et magnifique domaine de Somoza au bord de la mer, transformé par le FSLN en balnéaire populaire. La rencontre ne s’intitule pas féministe, afin de ne pas effrayer, mais « de femmes », sous le titre « Une nouvelle femme, un nouveau pouvoir ». Elle s’inscrit dans le processus régional de préparation de la 6ème rencontre continentale, celle-ci bel et bien féministe, que l’Amérique centrale a pris collectivement l’engagement d’organiser pour 1993. Les Nicaraguayennes, fortes de leur expérience révolutionnaire, pensent devoir en être les hôtesses, mais au dernier moment, poussées en ce sens par un couple de lesbiennes basco-mexicain « bien informées » qui promet de venir les aider à préparer les choses[16], les Salvadoriennes leur ravissent cet honneur.

Pour l’heure, pour moi comme pour la plupart des Salvadoriennes, cette rencontre est surtout une découverte, une incroyable première… Toutes ces femmes ! Parmi elles, certaines se revendiquent clairement féministes, surtout parmi les Costaricaines, les Nicaraguayennes et une partie des réfugiées-exilées au Mexique. Certaines même, c’est sûr, sont lesbiennes : je découvre avec bonheur dans le programme un atelier sur le lesbianisme. Le jour dit, à l’heure dite, je m’approche précautionneusement du point de rendez-vous, sur la plage. Chemin faisant, je vois d’autres femmes qui, elles aussi hésitantes rejoignent discrètement l’endroit. Beaucoup ne ressemblent guère à l’idée que je me fais des lesbiennes. Nous finissions par être une vingtaine, qui nous observons du coin de l’oeil. Les organisatrices de l’atelier sont Costaricaines —c’est dans ce pays qu’existe le plus ancien groupe lesbien consolidé de la région[17], les Entendidas[18] (Mogrovejo, 2000 ; Facio, 2003). L’expectative est palpable, mêlée de gêne : il y a du vent, beaucoup de soleil et surtout, nous sommes là en plein-air, au vu et au su de tout le monde… Les organisatrices proposent que nous allions nous installer dans leur chambre-bungalow, pour être plus à l’aise. Un frisson parcourt l’assistance et sur le chemin, plusieurs filent à l’anglaise —je comprends qu’elles craignent de tomber dans un guet-apens. Quand nous nous installons en rond par terre dans la chambre pour le cercle de présentations initiales, nous ne sommes plus très nombreuses. Chacune dit son nom et la raison de sa présence, et là, patatras : à part les organisatrices et moi (il me semble), aucune ne dit être lesbienne. Bien au contraire, l’une, infirmière, est venue pour apprendre comment mieux traiter les « malades » qu’elle rencontre parfois dans l’exercice de sa profession. Une autre renchérit : il paraît qu’elles ont une pilosité surabondante et qu’elles sont parfois agressives. Certaines molestent les enfants, croit-on savoir. Les organisatrices, pleines d’à-propos, nous rassurent sur le caractère non-pathologique et non-contagieux du phénomène, expliquent qu’elles attendaient des lesbiennes mais qu’elles vont modifier la dynamique prévue, et nous voilà parties pour deux heures de jeux pour briser la glace et d’exercices divers qui nous conduisent à aborder en tout bien tout honneur, à partir de nos (maigres) vécus, la question des amitiés étranges ou passionnées et des attirances entre femmes. Le climax est atteint quand, de deux en deux, nous devons demander à la comparse que nous avons choisie, qu’elle nous fasse « quelque chose qui nous fait plaisir » et réciproquement. La seule Salvadorienne qui à ce qu’il me semble, est restée, me demande de lui brosser les cheveux, avant que je lui demande de me masser les épaules. Le temps s’achève et l’atelier prend fin. Nous nous dispersons, toujours discrètement.

Le soir venu, la nouvelle de l’atelier s’étant diffusée comme une traînée de poudre, celles qui ont « filé » regrettent que leur frayeur leur ait fait rater cette occasion si unique d’en savoir plus sur la question. Tant et si bien que le dernier soir, une Salvadorienne réussit à organiser une autre réunion, spécialement pour les Salvadoriennes, cette fois-ci avec le couple mexico-basque déjà mentionné, qui sont parmi les rares lesbiennes déclarées de la rencontre. On apprend dans la foulée qu’elles s’apprêtent à venir s’installer au Salvador pour contribuer à la préparation de la future rencontre féministe continentale. Cette fois-ci, nous sommes plus de cinquante à nous bousculer dans la petite chambre de Carla et Nora, qui mènent la conversation. Je n’ai aucun souvenir de ce qu’elles ont pu dire, mais aucune des Salvadoriennes ne manque à l’appel et aucune non plus ne dit ce soir-là être lesbienne. Mais toutes ressortent enchantées et surexcitées par la réunion.

Après cinq jours dans cet autre monde, il faut remonter dans le bus et laisser toutes ces vieilles et nouvelles amies, complices, camarades, futures adversaires aussi peut-être. Les au-revoir sont animés, les rires et les slogans fusent. Je revois alors le jour de notre départ de San Salvador, certaines avaient été déposées par leur mari, qui leur envoyait des saluts et des dernières recommandations auxquelles elles répondaient souriantes et rassurantes du haut de la fenêtre du véhicule. Ici, on pleure, on se serre dans les bras, on chante. Pour ma part, c’est à l’écart, hors de leur vue à toutes, que j’échange un dernier baiser avec la femme que j’ai rencontrée : elle est lesbienne assumée, certes, mais moi, je retourne au Salvador et j’essaie de ne pas me « donner de couleur » comme on dit. Pendant les longues heures du retour, assise entre mon amie journaliste solidaire de la cause lesbienne, Delia, la féministe à la jupe en jean que je sais maintenant lesbienne et proche d’une autre féministe que je crois lesbienne (celle qui a organisé la conversation impromptue à Montelimar), Victoria, qui n’est pas lesbienne mais connaît un couple de lesbiennes dans un des syndicats proche du parti, et en envoyant des clins d’œil à sœur Pamela sagement assise quelques sièges plus loin, nous formons des plans pour essayer d’organiser un groupe lesbien à notre retour, au Salvador.

Débuts précaires et clandestins (juin 1992 – juin 1993)

La première année d’existence de la Media luna est caractérisée par la clandestinité complète : en dehors du groupe, presque personne, sauf deux ou trois féministes triées sur le volet, ne sait que le groupe existe et aucune, absolument, ne doit savoir qui en fait partie.

Composer avec le sectarisme

Les premiers temps sont conspiratifs et exaltants. Où se voir, comment délimiter les périmètres de sécurité ? Car chacune veut éviter de se révéler lesbienne devant des femmes en qui elle n’aurait pas confiance. Victoria, ancienne combattante des fronts urbains qui est une complice active et très libre d’esprit, organise une réunion secrète avec ses amies syndicalistes dans une pièce fermée du local de l’association féministe où elle travaille, le Groupe 1 —celui-là même qui s’apprête à accueillir au Salvador Carla et Nora, le couple basco-mexicain, qu’elles ont en quelque sorte embauchées. Mais mon amie journaliste qui n’est pas lesbienne a lâché l’affaire, sœur Pamela (proche de la même tendance du FMLN que Victoria et la journaliste) ne vit pas en ville et Delia n’est pas venue. Est-ce parce qu’elle est d’une autre « force » du FMLN et travaille dans un groupe de femmes lié à ce parti ? Une concurrence sourde mais opiniâtre pour prendre la tête du mouvement féministe naissant oppose pendant toute la période le Groupe 1 et le Groupe 2, officieusement liés à des forces différentes du FMLN. Il faudra sans cesse composer avec cette rivalité. Sur un plan plus personnel, je sais également Delia très précautionneuse quant à son secret —elle aussi a été combattante, dans des fronts de guerre ruraux, à un rang intermédiaire je crois, et elle ne voudrait à aucun prix que le parti la sache lesbienne. Nous ne sommes donc que quatre : Victoria, les deux copines du syndicat, qui forment un couple et sont ouvrières dans une usine de bonbons, et moi. Elles sont très engagées dans le syndicat et courageuses, car très visibles, surtout la butch du couple. On promet de se revoir, mais quand je propose, par souci (implicite, bien sûr) d’équilibre, de nous réunir dans le local du groupe où travaille Delia, elles se font évasives. Un autre jour je rencontre Delia, qui me dit : « alors, on écrit un projet » ? J’ai un peu de mal à comprendre, mais c’est bien cela : elle veut demander de l’argent à la « coopération » pour monter un groupe lesbien. Je tombe des nues. Je viens de participer plus d’un un an, en France, à un groupe « autonome » qui se réunit dans un squat : ma logique spontanée est à mille lieues de sa manière de faire de la politique —même si j’ai déjà essayé, très artisanalement, de réunir des fonds pour les copines de la Comal-Citlalmina de San Cristóbal, qui rêvaient d’acheter un vélo pour pouvoir se déplacer plus facilement. Je n’ai au reste pas de franche opposition politique : cela me paraît juste complètement incongru. De l’argent, qui nous en donnerait et pour quoi faire ? L’urgent, n’est-ce pas de rompre l’isolement, de nous rencontrer, de parler —juste cela, qui ne coûte presque rien ? Je comprends que les choses ne seront pas si simples. Les semaines passent.

Vient un soir où le Groupe 1 fête son troisième anniversaire. La fête est animée, beaucoup de nouvelles têtes, dont plusieurs dizaines de paysannes de l’ancien territoire contrôlé par cette force de la guérilla, et aussi une femme urbaine dont les manières trahissent à mes yeux la lesbienne. C’est une des premières Salvadoriennes que je rencontre à ne pas avoir milité directement dans le FMLN : elle a passé une partie de la guerre au Brésil, où elle étudiait et où elle a, à ce que je comprends, eu l’occasion d’avoir des relations avec d’autres femmes-lesbiennes. Nous devenons amantes derechef et grâce à elle, j’entre pour la première fois dans un foyer salvadorien —ayant vécu jusque là dans une « maison de sécurité » d’une des forces du FMLN que j’avais dû quitter pour cause de harcèlement sexuel, puis chez différent-e-s « internationalistes » lié-e-s à une force ou à une autre. Pour des raisons de sécurité (méfiance envers moi, prudence envers les voisin-e-s car les rares personnes étrangères vivant dans le pays sont presque toutes vues comme des « internationalistes » et donc associées au FMLN), aucune militante ne m’avait encore invitée chez elle. Hormis une fois, Minerva, une proche amie de Delia que je crois lesbienne car c’est une des féministes les plus affirmées et qui possède chez elle plusieurs étagères de (photocopies) de livres[19] sur toutes sortes de thèmes, avec un énorme rayon féministe… Toujours est-il qu’avec Arety, je commence à entrevoir l’entrelacs complexe des relations personnelles, familiales, officielles ou clandestines, qui traversent la société salvadorienne[20], où tout le monde a des parents communs et se connaît, au moins de loin, et où s’entremêlent toutes sorte de réseaux jusqu’au Guatemala voisin, au Nicaragua, au Costa-Rica et même au Mexique.

Naissance

C’est finalement avec Delia que nous décidons de faire une réunion dans un lieu neutre, qui ne soit ni le local d’un groupe, ni un domicile privé. Reste l’extérieur : un parc, gratuit et où personne ne devrait nous voir —et nous voici, comme raconté au tout début, sur les hauteurs de San Salvador, un beau jour de juin 1992. Delia est venue avec Tere, une femme timide au premier abord, peut-être bien d’origine paysanne et qu’elle aurait connue dans les fronts de guerre, qui est sa compagne depuis de longues années, ainsi que les enfants de celle-ci, qu’elle a eus avec son mari, avant de rencontrer Delia, qui est visiblement l’époux dans leur couple. Arety est venue avec moi et il y a également la jeune « brigadiste » états-unienne, Katrina, qui ne fait que passer dans le pays. L’avantage des étrangères de passage étant que connaissant peu de monde, elles ne risquent pas de « cafter » ou même de gaffer involontairement par rapport aux autres Salvadoriennes ou au parti. Même si nous nous sommes déjà vues par petits « groupes », cette réunion deviendra le vrai moment de fondation de la Media luna. En effet, lorsqu’assises en cercle par terre, nous commençons par un « tour de table » de présentation, la première dit : je m’appelle X et (dans un souffle)… je suis lesbienne. Ses mots se détachent sur notre silence. Admiratif et un peu paniqué : chacune soupèse ce qu’il faut de courage pour prononcer ce mot-là, ce mot sale, ce mot moche, ce mot tabou, et pour se l’appliquer à soi-même, comme ça sans détour ni précautions, tout net. Dans le groupe d’ailleurs, deux des participantes régulières qui nous rejoignirent bientôt refusèrent toujours obstinément de dire si elles étaient lesbiennes. L’une, la Doctora[21], au demeurant extrêmement réservée, évita systématiquement la question (elle se rendit néanmoins à la 3ème rencontre lesbienne continentale avec Delia), tandis que l’autre, à qui nous posâmes une fois la question directement, en confiance car sa sœur et elles étaient devenues des pilières du groupe, rétorqua qu’il s’agissait de sa vie privée… Bref : cette première réunion où, sans l’avoir aucunement planifié, nous commençâmes chacune par cette affirmation, si simple et si lourde de sens, « je suis lesbienne », reste dans ma mémoire comme l’illustration d’une oppression tellement internalisée que prononcer un mot, le mot, à voix haute, en soi, peut constituer une victoire. Et pour nous toutes, cette affirmation à la fois spontanée et solennelle devant d’autres lesbiennes était indubitablement une première.

Rétrospectivement, je me demande s’il s’agissait d’une sorte de coming-out, quelque part « forcé », illustrant l’(auto-)imposition d’une identité (réductrice par nature), d’une étiquette déformante et foncièrement inadaptée venue de l’occident premier-mondiste et colonisateur. Une logique d’étiquetage puis de (semi)visibilité sur un mode étranger-occidental, que j’aurais participé à importer[22]. De même que Carla, la Basque et dans une moindre mesure Nora, sa compagne mexicaine. De même que les Costaricaines de Montélimar. Pourtant, avant ce jour, ces fondatrices de la Media luna ne vivaient-elles pas dans une autre forme d’imposition identitaire occidentale, en se comportant comme des « femmes » ? Car avec les lesbiennes et les féministes décoloniales du continent, je pense plutôt que la colonisation d’Abya Yala a créé le genre tel que nous le connaissons actuellement. Pour ces femmes un genre « obscur », pour moi un genre « light/lumineux » (Lugones, 2019 [2008]), mais dans tous les cas un genre hétérosexualisant. Le lesbianisme que l’on peut lui opposer est logiquement inclus, au moins en partie, dans le même horizon occidental-colonial, tant il semble difficile de « retourner » à un imaginaire pré-colonial et ante-genre tout autant que de « sortir » vers un ailleurs radicalement autre —même si l’on s’y efforce. Car il faudrait pour cela se libérer simultanément des rapports sociaux de sexe, de race et du mode de production capitaliste, ce qui n’est pas une mince affaire[23]. Mais revenons à cette première « auto-identification comme lesbienne » : moderne-occidentale ou production endogène, elle a en tout cas permis à chacune d’entre nous et à la Media luna collectivement, de construire un lesbianisme féministe enraciné dans cet espace-temps salvadorien particulier, héritier et porteur d’un ensemble complexe de significations que chacune apportait avec elle et commença à (ré)élaborer avec les autres.

Je ne peux pas me rappeler avec une absolue certitude si Sara ou Corina sont là à cette première réunion, mais je crois bien que l’une des deux au moins est présente. Il s’agit d’un couple de lesbiennes Indiennes —venant d’une des trois seules communautés indienne n’ayant pas été décimée dans le terrible massacre anti-paysan qui a suivi la tentative d’insurrection communiste de 1932, et avec qui travaille le Groupe 1. Ces deux jeunes femmes, Sara et Corina, qui s’affirment très fièrement lesbiennes (dans la Collective, s’entend), vivent cependant une relation tourmentée, là-bas dans leur village. Elles nous emmèneront une fois connaître ces quelques maisons cachées dans la verdure de part et d’autre d’un chemin de terre rural dans le centre du pays. Riant, Corina affirma que dans la journée, pendant que les hommes étaient aux champs au loin, les femmes profitaient pour se rendre visite entre elles, et que sa tante, sa grand-mère et bien d’autres encore, avaient toujours eu des relations entre elles. Simultanément, au cours des mois, j’eus l’occasion de constater que la relation qu’elle maintenait avec Sara. incluait de la violence psychologique et physique puisque selon leurs dires, l’une avait menacé de se suicider devant l’autre après l’avoir convoquée au bord de la rivière pour éclaircir leur relation. Chacune nous livrant tour à tour différents fragments de cette histoire, j’en garde l’impression que même dans cette communauté Indienne si accueillante aux relations entre femmes, un certain climat de secret et de réprobation entourait leur relation et constituait une importante clé de compréhension du caractère paroxystique qu’elle pouvait revêtir —et elles venaient l’une puis l’autre alternativement au groupe, visiblement avides de trouver des personnes qui puisse entendre leur histoire et qui sait, l’arbitrer [24]. Une autre femme, métisse celle-là, avait fait le contact entre Sara et Corina, et la Media Luna : Dina. Je me souviens peu d’elle, seulement qu’elle élevait seule un fils d’une dizaine d’années, qu’elle était très déprimée, malade, peut-être, et que je finis par apprendre son décès (suicide ?) Ces éléments convergent, dans mon esprit, avec un ensemble d’autres souvenirs de France ou du Chiapas pour entourer la situation lesbienne, quand on est particulièrement minoritaires, cachées et réprouvées, d’un halo de violence que beaucoup finissent par retourner contre elles/nous-mêmes[25].

Premiers pas

Contrairement à une quelconque démarche de « visibilité » imposée, la Media Luna naît et se développe d’abord dans la clandestinité la plus complète : presque toutes les participantes sont dans le secret total sur leur lesbianisme par rapport à leurs proches. Elles craignent aussi pour leur travail, voire pour leur participation dans le mouvement des femmes, dont elles sont presque toutes d’actives militantes. D’où la double nécessité de la clandestinité dans le mouvement des femmes-féministe et d’une stratégie d’autonomie par rapport aux cinq forces du FMLN qui le traversent. Comme nous l’écrirons par la suite dans notre journal, Luna de miel (Lune de miel)[26] :

« Depuis le premier moment, nous avons discuté et défini que nous serions un groupe autonome de n’importe quel parti politique et même par rapport aux organisations de femmes (avec l’idée d’éviter le sectarisme). […] Nous avons décidé de nous réunir tous les huit jours, jusqu’à présent de manière clandestine, par peur d’être réprimées, puisque persiste l’irrespect à la dignité de la personne humaine : le fait que beaucoup d’entre nous aient participé au mouvement populaire nous a laissé très clairement cet enseignement. » (Volcans/Luna de miel, 1993)

Pendant cette première année, la Collective regroupe entre une demi-douzaine et une douzaine de femmes d’origines sociales variés, entre vingt et trente-cinq ans, urbaines et rurales, pour la plupart issues du mouvement populaire et/ou des différentes organisations de l’ex-guérilla[27]. Nous commençons sans objectif très clair, à part celui de rompre l’isolement, en rassemblant le plus de lesbiennes possibles —qu’elles soient déjà « déclarées » ou selon nous « encaminadas », c’est-à-dire lesbiennes en puissance jusque là contrariées par l’absence d’espace et d’imaginaire, notamment parmi les féministes. Il s’agit aussi de faire plus ample connaissance et de travailler notre « auto-estime » comme lesbiennes. Nous écrivons rétrospectivement l’année suivante :

« Le mouvement lesbien au Salvador est de formation toute récente. Notre objectif premier est de conquérir notre identité propre, qui nous aide à élever notre auto-estime, pour continuer à apporter au mouvement, pour obtenir une véritable démocratie et le respect des Droits Humains, pour les hommes et les femmes, depuis notre situation et notre personnalité comme lesbiennes. » (idem)

Le groupe est encore très fragile. Une autre rencontre internationale permet de le consolider : la troisième rencontre de lesbiennes latinas et caribéennes qui a lieu en juin 1992 à Porto Rico. D. et la Doctora, qui s’y sont rendues[28], en ramènent matériel, contacts et surtout, la certitude qu’il est possible de s’organiser comme lesbiennes. Mais comment fonctionner, concrètement ? Il faut d’abord structurer les conversations à bâtons rompus et préciser ce que cela peut bien signifier humainement et politiquement, d’être lesbiennes. Je cite encore la première Luna llena :

« Avant de commencer ces réunions, chacune se posait beaucoup de questions : comment parler de nous, de ce que nous vivions, comment aller de l’avant ? En parlant ensemble, nous nous rendîmes compte que nous vivions toutes les mêmes difficultés, et nous nous mîmes d’accord sur un agenda de discussion dont le premier thème, choisi à l’unanimité, était « comment sortir du placard », puis l’identité lesbienne, la sexualité, et une série d’autres débats qui nous ont énormément aidées à nous sentir plus en accord avec nous-mêmes, fières d’être ce que nous sommes : des femmes, des lesbiennes, pleines d’amour et de tendresse, de doutes, de contradictions, aimées, rebelles, et en lutte pour un monde plus libre et plus juste. » (idem)

En novembre 1992, le groupe se donne un nom, qui affirme son ancrage féministe et salvadorien : Collective Lesbienne Féministe de la Media Luna (COLFESMEL). Nous imaginons aussi un tee-shirt, violet bien entendu, avec une sorte de logo du groupe. Nous en sommes plutôt fières, même si certaines n’osent pas ramener le leur chez elles, préférant le faire garder (précieusement) par des amies. A ce moment-là, nous avons déjà commencé une série d’ateliers internes de réflexion (législation, sexualité, identité). Vient ensuite un débat sur les relations de couple, plusieurs fêtes, fins de semaine à la mer ou à la campagne, et de longues discussions dont les thèmes s’enrichissent et se mélangent : amours, désamours, conjoncture, féminisme, lectures diverses.

Stratégies de croissance

La principale stratégie de croissance en même temps que de renforcement interne de la Collective consiste à tabler sur la sociabilité amicale, amoureuse et festive. Nous organisons des fêtes internes dans l’appartement que je partage avec d’autres internationalistes compréhensi-ve-s qui quittent les lieux pour la soirée. Nous y invitons systématiquement des femmes extérieures au groupe, que nous pensons lesbiennes, en devenir lesbien ou sympathisantes. Mais cela ne va pas sans précautions car la sécurité doit primer et les indiscrétions peuvent aller très vite : si n’importe laquelle d’entre nous ne s’estime pas « sûre » d’une invitée potentielle, nous nous abstenons. D’ailleurs la discrétion s’impose à ces « sympathisantes » aussi, car si des personnes extérieures apprenaient qu’elles fréquentent le groupe, elles seraient vite cataloguées elles aussi, ce que beaucoup ne désirent pas.

Ces activités nous permettent de créer un réseau de complicités qui guide vers la Media Luna de possibles membres, ce qui constitue notre deuxième stratégie de développement. Certaines de celles avec qui nous entrons ainsi en contact sont déjà des militantes —féministes, écologistes, ou impliquées dans le « mouvement populaire ». Les choses dans ce cas sont relativement faciles. D’autres n’ont aucun antécédent militant. C’est alors souvent moi qui suis envoyée en éclaireuse, car les risques d’indiscrétion pour moi sont très faibles dans ces cas[29]. Je me souviens d’une très jeune fille dont on nous a dit qu’elle serait « peut-être intéressée » à connaître le groupe. Je la rencontre dans un lieu tranquille, elle est d’apparence butch à l’extrême mais nous parlons un bon moment sans jamais prononcer « le mot » ni faire aucune allusion « au thème » avant que je ne réussisse à l’inviter à une réunion « d’un groupe qui peut l’intéresser ». La conversation m’évoque celle que j’avais eue plusieurs mois auparavant avec la Doctora lors de notre première rencontre, où elle m’avait seulement parlé pendant une longue heure « de femmes qui ont des difficultés » (en fait, elle-même). Puis à un certain moment, nous décidons aussi « d’aller vers » celles que nous appelons « les lesbiennes de bars », que nous pensons peut-être plus affirmées dans leur « identité » mais probablement pas féministes. Nous faisons chou blanc à l’Oraculo, mais apprenons l’existence d’autres lieux, toujours dans le centre-ville : un minuscule « bar » dans un domicile privé (qui se résume à trois chaises dans une garage désert), ainsi qu’un véritable petit bar-discothèque où nous rencontrons deux lesbiennes très butch dans la vingtaine.

Cette rencontre marque un tournant, car elle conduit la Media luna à incorporer des lesbiennes qui non seulement n’ont aucune idée du féminisme, mais sont à l’opposé du spectre politique d’où sont jusqu’ici issues les autres media-lunas : Tati et Nina sont deux amies de longue date, étudiantes en ingénierie dans la meilleure université du pays et qui n’ont connu la guerre qu’adolescentes. Elles évoluent dans un autre monde, fréquentant des bars gays de la très chic et droitière Zone Rose, inaccessible sans voiture. Elles conduisent même parfois jusqu’au Guatemala, où nous apprenons qu’il existe une très grande boîte gay sur deux étages. L’anonymat qu’elle leur permet vaut largement 5 heures de route à l’aller et autant au retour. L’une des deux nous confie qu’elle se sent si isolée qu’elle s’apprête à rentrer dans la branche locale de l’Opus dei, espérant que l’extrême-droite ne soit en définitive pas si fermée au plan moral[30]. Nous nous regardons avec stupeur, mais comprenons mieux quand elle nous explique qu’elle déteste la gauche depuis qu’un de ses proches parents a été tué quand elle était enfant, sous ses yeux ou presque, par le FMLN. Elles deviennent vite des membres solides de la Collective, mais ce sont les seules « lesbiennes de bars » (et encore, de bars chics) que nous parviendrons à « recruter » : de fait, les bars de la zone rose drainent un public trop différent socialement et politiquement, quant aux lesbiennes de classe populaire, le genre de bars où elles seraient susceptibles d’aller n’ont rien de gay et sont donc « introuvables ». Finalement, notre stratégie se concentre sur le milieu féministe, qui est sans équivoque celui que nous fréquentons le plus assidûment et où nous avons le plus de chance de trouver des interlocutrices.

Deux souvenirs, encore, de cette première année, illustrent le grand vide dans lequel nous nous trouvons : il n’existe presque aucune information à cette époque sur le lesbianisme au Salvador, qui est encore presque coupé du monde[31]. Toutes les bribes de lesbianisme sont à saisir. Ainsi, quand vient dans le pays la juriste costaricaine Alda Facio, co-fondatrice du réseau latino-américain pour les droits des femmes CLADEM et qui ne se cache pas d’être lesbienne, nous organisons immédiatement une mini-rencontre dans sa chambre d’hôtel. Une autre fois, c’est l’anthropologue féministe mexicaine Marcela Lagarde[32] qui est invitée au Salvador pour parler « des relations entre femmes[33] ». A cette période, le mouvement bruisse d’interrogations enfiévrées sur le lesbianisme et quand vient le jour dit, toutes se pressent avec curiosité. Las, Lagarde passe l’après-midi entière à évoquer les relations mères-filles, entre sœurs, entre amies, entre militantes… sans jamais prononcer le mot de lesbiennes ni évoquer même lointainement le désir ou la passion amoureuse entre femmes. Quand je lui pose la question en privé après l’atelier, elle prend un air un peu contrit et propose avec empressement de m’envoyer dès son retour au Mexique un ensemble de références —que j’attends encore à ce jour[34]. Nous nous débrouillons autrement.

Semi-visibilité et répression : juin 1993-avril 1994

Dans la vie politique du pays et surtout dans celle du mouvement des femmes et féministe, 1993 est une année-clé. Le temps de la guerre s’éloigne tandis qu’il est encore permis de rêver de victoire aux élections. La Media Luna entre progressivement dans une deuxième phase, celle du commencement d’une timide visibilité, bien vite entravée par les circonstances extérieures.
La fin des derniers tabous pour le mouvement féministe salvadorien

Le mouvement des femmes est en train de s’affirmer de plus en plus féministe, sous la double influence de la désillusion croissante vis-à-vis du FMLN et du processus de formation interne en vue de la 6ème rencontre féministe continentale. C’est dans ce cadre, qu’elle contribue à façonner, que la Media Luna commence précautionneusement à sortir de la clandestinité —vis-à-vis du mouvement féministe, s’entend.

La toute première apparition publique officielle du groupe et de trois de ses membres a lieu en juin 1993. Ce n’est pas la Media Luna qui en a choisi la date, les modalités ni le lieu. Le Groupe 1 (où milite toujours notre complice Victoria qui nous a invitées, et où le couple Carla et Nora fait désormais la pluie et le beau temps) a organisé de son propre chef une journée à la fois festive et intime dans son local pour célébrer le jour international de la fierté gaie et lesbienne. Le 28 juin, plus de quarante personnes —dont quatre hommes et plusieurs Media Lunas cachées dans l’assistance— se pressent dans la salle.

L’événement commence par une présentation musicale, suivie de lectures proposées par deux poétesses féministes. Si la première est très clairement hétéra, la deuxième, Silvia, lit un poème d’amour adressé à un certain « Orlando » en clin d’œil à Virginia Woolf[35]. Silvia est une ex-guérillère et l’ex-compagne d’un dirigeant politico-militaire du parti du Groupe 2. L’exil dans plusieurs pays de la région lui a ouvert un horizon plus critique envers beaucoup de choses. Elle ne fait pas partie de la Media Luna à ce moment-là et nous la rencontrons à cette occasion, pourtant c’est elle qui « fait face » (qui « da la cara ») pour nous : solidaire, provocatrice et pourquoi ne pas le dire, légèrement kamikaze. Car même si le public est plutôt ouvert, on peut craindre qu’il ne soit pas complètement acquis. Une dynamique intéressante est proposée ensuite : l’arbre des désirs. Chacun-e écrit sur un papier trois pratiques érotico-sexuelles qu’ielle aime bien faire ou qu’on lui fasse, on mélange tout puis on ouvre les papiers les uns après les autres, on les lit à haute voix et on les colle sur un arbre dessiné au mur. En permettant de se rendre compte de l’éventail des goûts sexuels des personnes présentes, cette dynamique montre que rien ne permet de distinguer à priori des autres, des pratiques lesbiennes. Alors que les Media Lunas tentent de rester bien dissimulées dans le public, la tension tombe une première fois quand l’une des travailleuses du sexe invitée demande, au début « comment ça, trois pratiques qu’on aime ? Mais le normal, quoi, le normal », puis une deuxième fois quand une féministe ancienne religieuse de l’Eglise luthérienne (liée au PC) déplie et lit un petit papier qui dit « 69 », et devant les rires de certain-e-s, demande un peu fâchée pourquoi un simple chiffre déclenche tant de joie.

Un mois plus tard, profitant de cette vague d’ouverture, la Media Luna est co-organisatrice reconnue de la deuxième rencontre nationale de femmes qui a lieu au lac de Coatepeque, en préparation de la tenue très prochaine de la 6ème rencontre féministe continentale (en novembre). Elle y propose deux ateliers, qui se déroulent devant un public nourri : l’un sur la maternité lesbienne et l’autre sur la sexualité. Tous deux provoquent des discussions passionnées. Presque aucune expression de rejet n’est à déplorer, au contraire, un climat de sympathie domine de la part de nombreuses femmes dont d’ailleurs, l’hétérosexualité n’est mise en doute par personne. Deux nouvelles Media Lunas se font connaître publiquement. La participation du groupe est même saluée lors de la plénière finale. Ainsi, il semble que les lesbiennes aient été acceptées par le mouvement comme une de ses composantes, sans difficulté majeure. Pourtant, il n’est pas loin le temps où l’accusation de lesbianisme était l’un des meilleurs moyens des organisations de gauche pour éloigner « leurs » femmes du féminisme. D’ailleurs, beaucoup se gardent toujours de revendiquer leur appartenance au groupe.

Le troisième moment de reconnaissance, quoique mitigée, du lesbianisme par le mouvement des femmes salvadorien, à lieu en septembre 1993, lors de la finalisation de la Plateforme des femmes de Mujeres 94, organisation parapluie qui regroupe l’ensemble du mouvement. Le texte des revendications semble enfin prêt, quand brusquement on s’avise que deux points ont été « oubliés ». Le premier est l’interruption volontaire de grossesse : beaucoup redoutent de soulever la réprobation. Pourtant, dans tous les forums, assemblées et réunions qui ont permis de faire remonter les revendications, l’inclusion de ce point a été réclamée. Si même le mouvement n’ose pas le revendiquer dans sa plate-forme, comment espérer l’obtenir un jour ? Après mûre réflexion, on décide d’enrober subtilement la question dans un titre plus général : « maternité libre et volontaire » et de le faire précéder de tous les moyens d’éviter une telle extrémité (éducation sexuelle complète et accès gratuit aux différentes méthodes contraceptives). Sur la question de la libre option sexuelle, le débat est plus long. Alors que la question allait être omise, Filomena[36] fait bravement remarquer que le point n’a pas été inclus dans la rédaction finale. Certaines suggèrent qu’il en est peut-être mieux ainsi, mais aucune n’ose dire qu’elle s’y oppose absolument. Après un silence, deux femmes prennent la parole pour soutenir avec chaleur l’idée que cette plate-forme doit être celle de toutes les femmes et que c’est bien le moins qu’elle inclue les trois thèmes fondamentaux du féminisme (lutte contre la violence, IVG et « libre option sexuelle  »). Puisque Mujeres 94 assume l’avortement, pourquoi se montrer timides ? Prudentes, par contre, oui : il faut formuler la chose habilement, en évitant absolument le mot d’homosexualité et à plus forte raison de lesbienne. Le mieux est encore de se placer du point de vue du droit : la Constitution n’affirme-t-elle pas le principe d’égalité de toutes et de tous ? Pourquoi ne pas demander que soit ajouté spécifiquement cette égalité-là dans la Loi suprême ? F. suggère la rédaction finale, incluse dans le titre général « Juridique » et qui noie savamment le poisson en le mêlant à d’autres catégories marginalisées mais en quelque sorte plus « légitimes » :

« Que le principe d’égalité soit étendu à des secteurs qui ne sont pas mentionnés dans la Constitution, comme les personnes handicapées, les personnes avec une option sexuelle différente et les groupes ethniques[37] » (Plateforme des femmes de Mujeres 94)

Cette solution dérangeante pour, et par rapport aux femmes différemment capables, aux femmes Indiennes et à celles qui vivraient plusieurs de ces situations à la fois —et cependant assez classique—, constitue une sorte de demi-victoire qui montre les avancées réalisées en à peine plus d’un an. La Media Luna en est-elle la seule responsable, ou bien est-ce une évolution générale du mouvement des femmes et un climat d’euphorie généralisée qui en sont les causes principales ? Il est difficile de trancher, mais les Media Lunas se sentent pousser des ailes. A tel point qu’elles commencent à préparer une véritable sortie du placard face au mouvement féministe, à l’occasion de la 6ème rencontre continentale. Elles prévoient notamment de se faire connaître par un bulletin-manifeste qui leur permette également de recueillir quelque argent pour leurs activités, et envisagent même de proposer aux lesbiennes du continent de tenir une rencontre lesbienne (clandestine) à l’issue de la rencontre féministe.

Campagne lesbophobe contre la 6ème rencontre féministe continentale

Courant septembre, la Media Luna prépare son premier bulletin[38] et le mouvement féministe est en ébullition pour la dernière ligne droite des préparatifs de la 6ème rencontre, sans compter les élections de début 1994 qui arrivent à grands pas avec la plate-forme de Mujeres 94 à négocier. Une partie des militantes font même tout cela à la fois, notamment Delia, qui a été élue au Comité d’organisation de la 6ème rencontre continentale et qui a été récemment « débauchée » de son organisation pour travailler avec le Groupe 1. Celui-ci s’affirme clairement comme le groupe « le plus féministe » du mouvement, mais pas le plus « grand » et les tensions sont vives.

Brusquement, dans la troisième semaine de septembre, commence dans les médias une virulente campagne anonyme contre la 6ème rencontre féministe. La télévision et la radio diffusent aux heures de grande écoute un spot publicitaire qui prétend que cette rencontre est une manœuvre du FMLN orchestrée et financée par le CISPES[39] afin de recruter des lesbiennes et des homosexuels pour le parti[40]. A l’incrédulité des organisatrices, succède une certaine panique :

« Un ranch privé [qui devait être loué pour abriter une partie des participantes] a résilié le contrat de location, dans un autre nous avons été informées qu’on pensait suspendre le contrat. D’un autre côté, deux de nos organisations ont reçu des appels téléphoniques insultants. »[41]

La situation est assez alarmante : le Groupe 1 a reçu des appels téléphoniques qui menacent de « descendre la première lesbienne qui pose le pied sur le sol de l’aéroport », des membres de la Media Luna —pourtant anonymes— ont reçu des menaces dont il est difficile de savoir si elles ont un lien avec la campagne contre la rencontre, mais qui n’en demeurent pas moins préoccupantes. Plusieurs hôtels réservés pour la Rencontre se refusent à accueillir des lesbiennes. La presse à scandale publie à la Une des articles injurieux sur les lesbiennes[42]. Lors de la conférence de presse immédiatement convoquée par le Comité organisateur salvadorien, une équipe de vidéo qui s’était d’abord présentée comme une chaîne de télévision se révèle appartenir aux services de police gouvernementaux. A la tribune avec les autres membres du Comité organisateur, Delia a mis une jupe. Le Comité organisateur se montre très ferme et non-lesbophobe. Par contre, l’équipe vidéo de la police s’empresse de cadrer sur le public, où se trouve… Une femme portant une longue et superbe barbe, sur qui elle zoome. Il s’agit d’une internationaliste des Etats-Unis que j’ai vue quelques jours avant dans une manifestation. Je m’empresse d’aller la prévenir qu’elle est filmée, en lui expliquant en deux mots, car elle parle mal espagnol, les enjeux de la situation.

La campagne de dénigrement est brutale et personne n’est très rassurée. Face à cette difficulté imprévue, qui s’ajoute au mécontentement de certaines féministes du reste du continent à propos des quotas de participation et de la capacité des Salvadoriennes à garantir le bon déroulement de la rencontre, plusieurs femmes proposent de suspendre les préparatifs et de changer le lieu et la date de la rencontre. Cette proposition a le mérite de ressouder les Salvadoriennes contre cette reculade. Elles font bloc contre les attaques. Alors qu’elles sont loin d’être toutes des amies de la Media Luna, elles affirment publiquement que le lesbianisme n’est aucunement un problème, qu’il s’agit d’une question privée et qu’il y aura bien évidemment des lesbiennes dans la rencontre, parmi les autres femmes et féministes. Elles insistent surtout sur le fait que la rencontre constitue un élément essentiel de la construction du mouvement, lui-même symbole et fer de lance de la démocratisation du pays. Elles demandent une réunion avec la mission ONUsienne d’observation de l’application des Accords de paix (l’ONUSAL) et le gouvernement pour exiger des garanties de sécurité pour la rencontre. Le président, avec qui elles parlent personnellement, leur promet de ne dresser aucune restriction à l’organisation de l’évènement et de faire tout son possible pour en assurer le bon déroulement. La rencontre aura finalement lieu, sous une protection ONUsienne —fort réduite et discrète au demeurant.

Quant à la Media Luna, nous décidons de sortir malgré tout notre bulletin en le photocopiant à la sauvette et en deux parties, les pages paires dans un magasin, les pages impaires dans un autre, avec moultes précaution et non sans une petite boule au ventre. Par contre, beaucoup des media lunas y regardent à deux fois avant de le proposer à la vente (de la main à la main) pendant la rencontre elle-même. Quant aux évènements semi-publics dont nous avions rêvé, inutile d’y penser ! Même la traditionnelle manifestation féministe qui clôt toujours les rencontres est annulée. D’ailleurs la plupart des lesbiennes venues du reste du continent ne sont pas téméraires. Plusieurs sont même assez effrayées et se font toutes petites : on ne peut pas dire que cette rencontre ait marqué une grande avancée dans l’agenda lesbien continental. Par contre, la question de la rencontre ONUsienne de Pékin fait des vagues. En effet, une lesbienne brésilienne, Miriam Botassi (aujourd’hui décédée) et sa compagne états-unienne Ann Puntch font circuler un demi A4 tapé à la machine dans lequel elles dénoncent le financement des préparatifs de la rencontre de Pékin par l’USAID —l’agence états-unienne de coopération, dont elles rappellent les liens avec la CIA et l’appui à des expériences de stérilisation de femmes Noires, à Porto Rico notamment. Faisant le lien avec différentes colères, comme celle des Complices (Chiliennes et Mexicaines) qui critiquent vivement l’institutionnalisation-domestication du mouvement, celle des Mujeres Creando de Bolivie qui défendent un féminisme anarchiste, antiraciste et frontalement anticapitaliste, ou encore celle d’une partie des Salvadoriennes qui voient avec mécontentement certains groupes faire des croche-pieds aux autres afin d’accaparer les financements, ce petit tract met le feu aux poudres et ouvre une nouvelle période du féminisme continental, qui va désormais s’organiser autour de la confrontation entre une tendance dite « institutionnelle » et une autre dite « autonome » (Bedregal et Al., 1993 ; Colectivo, 1997 ; Falquet, 1994 et 1998).
New York, New York !

Je quitte finalement le Salvador en mai 1994, la mort dans l’âme. J’ai conscience que je viens de passer 28 mois parmi les plus forts de ma vie auprès de femmes et de lesbiennes dont le courage, l’engagement et l’enthousiasme sont exceptionnels. J’ai énormément appris à leurs côtés et j’ai eu la chance unique de contribuer avec elles à l’explosion d’un mouvement féministe —que j’avais ratée en France. Certes, le FMLN n’a pas gagné les élections et c’est une immense déception même si en tant que féministe, je suis extrêmement critique des partis et de la politique traditionnelle. J’ai aussi vu se déchirer sous mes yeux le mouvement féministe, à l’échelle nationale tout autant que continentale, et je l’ai vu prendre la voie, que j’estime néfaste, de l’institutionnalisation sous l’égide des institutions internationales et de leurs financements. Cela, sans pouvoir l’empêcher : mais comment l’aurais-je pu, insignifiante lesbienne étrangère de vingt-cinq ans, somme toute bien innocente, mandatée par personne et sans accès à aucune source de financement ? J’essaie, et j’essaierai inlassablement de relayer les analyses de celles qui s’appellent désormais les « autonomes », en tentant d’y contribuer sans toutefois me mettre indûment en avant, puisque je reste étrangère et « première-mondiste », blanche et économiquement privilégiée. Cette situation ne fera hélas que s’amplifier au cours des années avec mon recrutement à l’université (que j’ai toutefois préféré, et de loin, au statut de coopérante qui m’aurait pourtant permis de rester sur le continent) et les effets délétères des politiques néolibérales qui ont encore creusé l’écart entre les pays enrichis et ceux qu’ils appauvrissent systématiquement. Pour l’heure, je m’apprête à revenir en France après un « sas de décompression » au Mexique, où vient d’apparaître un mouvement armé, indien, implanté dans les régions où j’ai travaillé quelques années à peine auparavant. Toutes mes amies lesbiennes et féministes de la Comal-Citlalmina soutiennent très activement le mouvement —mais ceci est une autre histoire. Pour le moment, ce qui me fait « tenir » malgré la tristesse de quitter le Salvador, c’est la promesse de retrouver bientôt Arety, mon ancienne compagne et notre complice des premiers jours, Victoria, qui a fait une incursion dans le lesbianisme, en juin à New York pour les 25 ans des émeutes de Stonewall : elles y ont été invitées pour représenter le Salvador et j’y ferai un crochet avant mon retour à Paris.

Un épisode curieux me revient à la mémoire, sans que je puisse le dater : deux internationalistes états-uniennes du CISPES, visiblement lesbiennes, sont en visite dans le pays. Elles nous invitent, D. et moi, à une réunion. Après quelques échanges, elles nous disent qu’elles ont appris notre existence et, à notre grande surprise, qu’elles ont collecté de l’argent pour nous. Le don se fait aux toilettes de l’une d’elles à Delia. Nous ne comptons même pas la somme sur le moment et bien sûr, aucun reçu ne fait foi de cet échange, qui porte peut-être sur quelques centaines de dollars. L’attention nous touche beaucoup. Pourtant, nous n’avions rien demandé et ne savons pas réellement quoi faire de cet argent inattendu, même si nous trouvons vite à l’utiliser. Une chose est sûre : radio lesbienne internationale fonctionne. Un autre point mérite d’être souligné, face à l’invisibilisation généralisée de l’apport des lesbiennes aux luttes sociales : c’est à l’époque une jeune lesbienne féministe d’ascendance italienne qui dirige le CISPES à New York. Quelques mois plus tard, c’est très probablement à travers ces contacts qu’arrive à la Media Luna une invitation officielle, assortie de deux billets d’avion, pour représenter le Salvador dans le cortège « mondial » qui doit ouvrir la manifestation d’un million de LGBTQI+ qui s’organise pour les 25 ans des émeutes de Stonewall.

Quand arrive enfin le mois de juin, je retrouve avec émotion Arety et Victoria. Nous sommes logées chez la responsable de CISPES, dont la compagne vient de terminer le film lesbien Go Fish et une autre amie a réalisé récemment un film-documentaire sur le voguing, Paris is burning, que nous visionnons tous deux avec avidité. Nous sommes entourées de lesbiennes, nous découvrons les bars lesbiens, la foule venue du monde entier pour l’événement… Après les restrictions salvadoriennes, ça fait un choc. Un beau soir, nous allons dans un bar lesbien où une femme danse nue sur le bar. Victoria, pourtant l’une des femmes les plus délurées du mouvement féministe salvadorien, me confie en sortant qu’elle se sent plus ou moins comme une nonne. Idem dans les différentes manifestations auxquelles nous participons, quand nous voyons les lesbiennes défiler nues, portant des dildos au sommet de leur crâne rasé, ou toutes sortes de militants BDSM avec pinces, menottes, combinaisons latex intégrales et autres accessoires paradant en pleine rue. Même si j’ai déjà connu tout cela dans les lieux underground de la fin des années 80 en Europe, le décalage me frappe. Quant à Victoria, la tête lui ayant tourné devant tant d’exotisme et de « liberté », elle retourne au Salvador avec un magnifique piercing qui lui vaudra pendant plusieurs années d’être appelé « celle du truc dans le nez » —tant est encore puissant le conservatisme dans ce petit pays qui vient de sortir de la guerre, jusque dans le mouvement féministe.

*

Aujourd’hui, une génération après à peine, les idéaux révolutionnaires sont loin et une violence atroce s’est déchaînée au Salvador, devenu l’un des pays avec les plus forts taux d’assassinats au monde, après plusieurs gouvernements d’extrême-droite et une période de gouvernement par la gauche[43] qui s’est également montré impuissant à améliorer la situation économique. Il est actuellement impensable de se réunir dans un parc et le discret piercing de Victoria fait pâle figure face aux visages entièrement tatoués des membres des maras, ces gangs qui mettent le pays à feu et à sang, sans que l’on sache bien si la police et l’armée les combattent ou en sont les complices. Pourtant, comme le signale le travail de synthèse de Gómez Arévalo (2017), pas moins de 15 groupes lesbiens sont apparus dans le pays depuis la disparition de la Media Luna en 1998, un peu avant la fin du gouvernement d’extrême droite vainqueur des élections « du siècle » de 1994. En forme de bref épilogue, signalons que la Media luna continue son existence jusqu’en 1998, puis s’étiole. En 2000 un groupe Renacer de la luna « Renaissance de la lune » se forme au sein du groupe mixte Entre amigos (formé en 1994), sans grand succès, marquant en quelque sorte la fin de ce que Gómez Arévalo nomme la première vague lesbienne. Une deuxième vague inclut les plus jeunes des anciennes Media Luna, plus éloignées de la guérilla, dont plusieurs font une sorte de « coming out » (selon les termes de Gómez Arévalo) au sein du Groupe 1 où elles travaillent et y réalisent un ensemble d’activités de visibilisation lesbienne, entre 2004 et 2008 approximativement.

Cette période qu’il qualifie de deuxième vague et baptise la « rébellion lesbienne », voit apparaître une nouvelle génération de lesbiennes, essentiellement jeunes, urbaines et éduquées, dont une partie fait alliance avec le mouvement de la diversité sexuelle et qui, pour beaucoup, luttent pour une visibilité que la Media Luna n’aurait même jamais imaginée, avec activités culturelles, actions de rue et performances qui frappent les esprits. La période 2007-2011 marque le point culminant de cette vague qui revendique notamment la désobéissance et le plaisir. Beaucoup de groupes sont proches ou issus du Groupe 1, au point que dans cette période, le Groupe 1 est parfois pris pour un groupe lesbien. Une tendance plus anticapitaliste et anti-raciste s’affirme en 2009 parmi des jeunes proches de l’ancien Groupe 2, avec le Collectif Désobéissance lesbienne, qui cherche notamment à faire des contacts avec des lesbiennes de l’intérieur du pays (lire : rurales). Surtout ce groupe organise pour la première fois des rencontres nationales (en 2009, 2010 et 2011). Le début 2010 voit l’inauguration de la Maison du groupe Kali-naualia[44], né d’une alliance avec des lesbiennes étrangères, particulièrement emblématique de la mise en avant de la rébellion et de la jeunesse. En 2010, tandis qu’a lieu la 8ème rencontre lesbienne-féministe continentale au Guatemala tout proche, avec la participation d’une quinzaine de jeunes Salvadoriennes plutôt de tendance « diversité sexuelle », la Collective féministe lesbiennes en action (née en 2007) devient Las Desclosetadas[45], très critique du mouvement de la « diversité sexuelle » qu’elles estiment dominé par les gays. Enfin, en 2011, trois groupes se rapprochent pour former une Articulation lesbienne-féministe “Las Buscaniguas”[46] qui participe comme bloc à la marche du 25 novembre. Bien qu’un certain nombre de groupes soient apparus dans les luttes de la « diversité sexuelle », cette deuxième vague, comme la Media Luna, s’associe davantage au mouvement féministe, participant formellement des articulations du mouvement des femmes et recevant un appui économique de certains groupes féministes.

Pour conclure plus spécifiquement sur la Media Luna, soulignons trois points. Tout d’abord, que c’est dans un moment réellement exceptionnel, une période de toutes les audaces, comme me le faisait remarquer lors de notre deuxième entretien, Nicola Chávez Courtright, qu’est apparu ce tout premier groupe lesbien-féministe. Pourtant, cette période que les plus jeunes Salvadorien-ne-s conçoivent aujourd’hui comme un bref moment de liberté et rétrospectivement, d’insouciance, ne semblait pas vraiment tel à l’époque. La guerre pouvait reprendre à tout moment, le retour à la vie civile, signifiant laisser son arme et reprendre son nom réel, s’avérait très insécurisant pour beaucoup, sans compter qu’il a aussi impliqué un brusque retour au foyer et à la famille (parents et enfants) pour beaucoup de femmes, qui n’ayant pas véritablement gagné la guerre, se sont surtout vu adresser beaucoup de reproches (mauvaise mère, fille « perdue ») et n’ont guère eu accès ni à la terre, ni à des formations, ni à des emplois. Nous avons vu également que les Media lunas étaient dans l’ensemble extrêmement précautionneuses, pour ne pas dire pleines de crainte, à l’idée de se rendre visibles comme lesbiennes, et que l’hystérie répressive de la droite autour de la rencontre féministe leur a plutôt donné raison.

Ensuite, même si les plus jeunes générations lesbiennes ne sont pas directement issues de l’ancienne guérilla, la concurrence entre les différentes forces du FMLN a structuré en profondeur le mouvement social dans son ensemble, y compris le mouvement lesbien. En effet, deux groupes de femmes liés chacun à un parti différent se sont fait concurrence à la fin de la guerre pour prendre la tête du mouvement féministe, et c’est indubitablement entre ces deux groupes en lutte pour l’hégémonie qu’ont gravité les premières Media lunas, mais aussi par la suite, les différents groupes qui se sont formés. Les lesbiennes et leurs groupes ont constitué un enjeu dans la compétition entre ces deux tendances : il est intéressant de constater que la « question lesbienne » a servi en quelque sorte d’indice de radicalité féministe ou peut-être comme pendant la guerre, de marqueur pour attirer des financements internationaux. Cela, pour le mouvement féministe et non pas pour le mouvement de la « diversité » qui semble s’être montré peu intéressé par les lesbiennes. Celles-ci se sont davantage ancrées dans des thématiques féministes (rébellion, reprise de la rue, lutte contre la violence) que LGBTQI+ (droits et santé sexuel-le-s, mariage).

Enfin, quant à savoir s’il existe une manière typiquement salvadorienne et endogène d’être lesbienne ou si le lesbianisme n’est qu’une importation-imposition occidentale-libérale, j’espère avoir montré que la question est terriblement simplificatrice et en réalité mal posée. Elle a même un côté presque insultant quand elle semble refléter l’arrogance en même temps que la culpabilité de personnes du « Nord » qui de cette manière, enferment les habitant-e-s des Suds dans une sorte de « pureté » ou « authenticité » obligatoire (sur certains thèmes seulement, comme on l’a déjà souligné)[47]. Analyser qui finance quel type de groupes et de contenus, avec quelles intentions, mais aussi de qui met en circulation quelles idées, suggère telle ou telle stratégie, est indubitablement intéressant. De même que penser les effets de la migration et du retour (un million de Salvadorien-ne-s au bas mot se trouve aux Etats-Unis, soit une personne sur six ou une personne par famille), et bien entendu, de la mondialisation néolibérale, avec ce que cela signifie de circulation culturelle et des modes de consommation (le pays est entièrement dollarisé depuis 2001). Cependant, ce serait faire bien peu de cas des capacités politiques et stratégiques des Salvadoriennes que de croire qu’elles peuvent être manipulées comme des pions : les longues années de préparation de la révolution et pour beaucoup, la fréquentation des Etats-unien-ne-s sur leur propre terrain, et des internationalistes salvadorianisé-e-s par option leur ont permis d’acquérir un art assez consommé « d’emmener paître les ‘contreparties’ comme des moutons [vers ce qu’elles ont envie de voir][48] » pour empocher l’argent (ou les idées), et en faire ce qu’elles considèrent comme le meilleur usage. Et puis être le « fait tout, mange-tout, avec l’aggravant d’être Salvadorien-ne », comme a écrit le grand poète Roque Dalton, donne une certaine expérience des réseaux de survie et de circulation, de la campagne à la capitale, de la capitale jusqu’aux autres pays de la région et de là, vers le Nord, mais aussi du retour, forcé ou volontaire… Le transnationalisme et la circulation des idées et des corps, ça les connaît et ça ne leur fait pas peur.

Bibliographie

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Para Orlando

« Orlando jamás volverá a ser el que fue »

Virginia Woolf

Acercate

Traspasemos los miedo

que mis angustias lleguen a un nivel soportable

y me permitan saborear

las olas de todos los mares de la tierra

deslinzándose amorosamente

enmedio de mis piernas.

Aproximá tu cuerpo de muchacho

engañosamente frágil

hay veredas desconocidas

hasta el centro de una misma

y vos sos una.

¿Que hacer entonces ?

el amor no pide permisos

que se sepa

asalta en la soledad de los parques

delinque en los cines

desnuda en los arrabales.

Acercate

contame la historia de tu sobrevivencia

después de varias guerras y guerrillas

siendo así

yo te contaré la mía.

Silvia Ethel Matus Avelar, Mexico 1987

Notes

[1] Aujourd’hui encore, il me semble plus prudent de préserver l’anonymat de ces femmes, aussi bien en tant que lesbiennes qu’en tant qu’ex guérillères —et parfois les deux. Celles qui les connaissent les reconnaîtront pourtant aisément, d’autant que j’ai conservé leur initiale. Pour les autres, j’ai aussi anonymisé les groupes féministes dont les noms auraient permis de reconnaître trop facilement les protagonistes de cette histoire.

[2] Front Farabundo Martí de libération nationale, formé juste avant le début de la guerre en 1980 par l’union de 5 forces ou partis —chacun ayant suscité au cours des années « son » organisation de femmes, de jeunes, étudiante, paysanne, syndicale… Du plus grand au plus petit : Forces populaires du libération (FPL), Parti communiste (PC), Armée révolutionnaire du peuple (ERP), Résistance nationale (RN), Parti révolutionnaire des travailleurs centraméricain (PRTC).

[3] Dans ce texte, j’utiliserai plutôt le terme de « diversité sexuelle », qui est couramment employé au Salvador et dans la région. Le tout premier groupe de la « diversité », Entre amigos, apparaît en 1994. Il réunit principalement des hommes gays.

[4] Si dans les dernières années, les travaux en espagnol et portugais sont devenus très nombreux et une partie est maintenant accessible en ligne, la production a longtemps été particulièrement réduite, discrète et les textes restent dispersés. Je me suis efforcée par la traduction et la contextualisation, de rendre disponibles aux francophones un certain nombre de textes produits par et concernant les lesbiennes latino-américaines et des Caraïbes, publiquement visibles comme telles ou non : il s’agit de ce fait d’une sorte de puzzle dont les pièces font plus ou moins sens selon qui les regarde. On trouvera de nombreux textes sur mon site : http://julesfalquet.com/tag/theorie-lesbienne/page/2/

[5] Lors de la 8ème rencontre lesbienne-féministe continentale qui avait lieu à Ciudad Guatemala en 2010, j’eus la surprise de retrouver… Meztli, la fille de mon ancienne compagne, que j’avais connue à l’âge de six ans. Elle me sollicita pour une réunion avec un groupe de jeunes lesbiennes féministes anticapitalistes (la Colectiva Desobediencia lésbica, dont je reparlerai dans la conclusion), au Salvador (ou je me rendis après la rencontre), pour échanger sur les débuts de la Media Luna et l’actualité lesbienne. Je fus ensuite contactée en décembre 2015 par Amaral Palevi Arévalo Gómez, militant gay salvadorien étudiant au Brésil qui cherchait à retracer l’histoire de la Media luna, à qui je répondis par mail avant de le rencontrer pour un entretien plus long en juillet 2017 au congrès du Fazendo Gênero, au Brésil (on lira avec profit sa synthèse des travaux sur les groupes lesbiens au Salvador : Arévalo Gómez, 2017). En mai 2018, une autre universitaire-militante salvadorienne-états-unienne, Nicola Chávez Courtright, co-fondatrice des archives LGBTQ+ Amate au Salvador, me contacta également pour un entretien —nous nous rencontrâmes deux ans de suite à Paris. Enfin, à l’été 2018, m’étant rendue au Salvador, plusieurs jeunes lesbiennes (dont Meztli et d’autres filles d’un groupe d’amies ex-guérillères, elles-mêmes amies entre elles) organisèrent une réunion publique au public particulièrement nourri au cours de laquelle la « vieille garde » féministe et lesbienne évoqua les débuts de la Media luna à l’attention de la jeune génération. Je pus constater à cette occasion combien les souvenirs des unes et des autres, et surtout leur interprétation, pouvait différer…

[6] Les cahiers du féminisme, Inprecor, Volcans, Lesbia. J’envisage de compléter ce travail, après l’avoir traduit en espagnol, grâce à un nouveau séjour au Salvador au cours duquel je pourrai confronter mes souvenirs à ceux des anciennes Medialuneras et sympathisantes qui voudront bien se prêter à l’exercice.

[7] Je ne parle pas ici de femmes ayant des pratiques homosexuelles, mais bien de lesbiennes politiques, que ce soit dans un sens plus wittigien ou plus féministe et dont les luttes se placent bien au-delà des « préférences sexuelles », pour l’abolition des rapports sociaux de sexe inégalitaires —et donc logiquement, pour l’abolition des autres rapports de pouvoir qui sont imbriqués avec eux.

[8] On compte 90.000 personnes tuées pendant le conflit et environ 1 million de déplacé-e-s, internes ou à l’étranger.

[9] Je m’y installe pour effectuer mes recherches de doctorat sur la participation des femmes au projet révolutionnaire armé, à l’origine pour un an et très soulagée que le pays ne soit plus en guerre alors que j’avais organisé mon séjour en pensant arriver en plein conflit, comme lors de ma première visite à l’été 1991. Incapable de partir à l’issue de cette première année, je décide finalement de rester jusqu’aux élections. J’ai choisi ce sujet par intérêt militant féministe et en tant que membre d’un premier comité de solidarité avec le FMLN (au Chiapas) puis d’un autre comité de solidarité avec le peuple salvadorien, à Paris. Sans bourse ni réel rattachement institutionnel, je finance moi-même mon séjour.

[10] En novembre décembre 1993, face à une réapparition des escadrons de la mort, une grève de la faim lancée par l’Eglise catholique notamment vise à obtenir leur démantèlement, en vain.

[11] J’y ai vécu de novembre 1989 à septembre 1990, essentiellement dans le Chiapas, pour effectuer mes recherches de DEA, qui portaient sur la scolarisation différentielle des femmes autochtones (Tzeltal et Tzotzil), que je nommerai ici « Indiennes » car c’est le terme non-péjoratif (même si profondément problématique) qui était majoritairement utilisé à l’époque et dans la région.

[12] Comal signifiant, en plus d’être un instrument de cuisine caractéristique sur lequel les femmes préparent les tortillas : Colectiva organizadora de mujeres autónomas en lucha. Citlalmina, dont le nom nahuatl évoque la déesse des étoiles femelles, est également dans la mythologie-historique recréée par le romancier Antonia Velasco Piña, une habitante de Tenochtitlán qui aurait mené la résistance armée aux envahisseurs espagnols.

[13] Sur la notion de la vie dans l’ombre, concernant le Québec, lui aussi très catholique, on pourra voir Demczuk, 1998.

[14] On verra à ce sujet « le couple, ce douloureux problème » (Falquet, 2006).

[15] On s’arrachait alors Monjas lesbianas : se rompe el silencio, édité par Rosemary Curb et Nancy Manahan en 1985, Seix Barral, 398 p., dont l’original en anglais venait de sortir (Lesbian Nuns : Breaking Silence, Naiad Press, 1985, 383 p.).

[16] Ces deux femmes, en particulier la Basque, qui a vécu plusieurs années en Uruguay puis au Nicaragua, joueront (non sans certaines oppositions) un rôle considérable dans le mouvement salvadorien, se plaçant en premières formatrices des principaux groupes du pays, en particulier le Groupe 1 et le Groupe 2, traçant un certain nombre de stratégies, notamment celle de la Plateforme des femmes, puis aiguillant certains groupes du Salvador et de la région vers d’importants financements européens.

[17] Il y existe à cette époque au Nicaragua un groupe lesbien, Xochiquetzal (du nom de la divinité aztèque des fleurs et de l’amour). Quelques années plus tard, le groupe Lesbiradas se forme au Guatemala.

[18] Ce nom signifie dans la région « celles qui pigent », autrement dit, les lesbiennes. Fondé en 1986 ou 1987, le groupe a organisé la deuxième rencontre lesbienne continentale, entièrement clandestine, au Costa Rica en 1990 (Mogrovejo, 2000 ; Falquet, 1999 et 2020).

[19] Posséder des livres est alors fort rare (et dangereux en cas de descente de l’armée) dans ce petit pays que douze ans de guerre avaient quasiment coupé du monde.

[20] Cette possibilité de se connecter à des réseaux familiaux et aux sociabilités, connaissances et opportunités qui en découlent étant souvent rare pour les lesbiennes.

[21] Car elle était médecin. Je réalise que je n’ai jamais su son nom.

[22] Notons bien que personne n’a suggéré cette dynamique en elle-même, ni l’utilisation d’un terme en particulier (comme on l’a dit, beaucoup n’utilisaient de fait aucun terme, ou des périphrases, ou diverses expressions sur la base de femme gay, homosexuelle, « comme ça » etc). Le groupe n’a jamais eu pour objectif la visibilité en tant que lesbiennes de ses militantes (celles-ci ayant au contraire à cœur de se protéger chacune et mutuellement) mais bien éventuellement, à terme, de rendre visible la non-inéluctabilité de l’hétérosexualité.

[23] On comprend qu’il faudrait alors tout critiquer et repartir « à zéro » : pas de langue espagnole, pas de voitures, pas de nourriture industrialisée ni de téléphones portables, pas de concepts politique de droite ni de gauche, etc. Et bien évidemment, pas de sociologie ni de revues universitaires dans le sens occidental.

[24] Pour une analyse à la première personne du vécu d’une femme Indienne lesbienne au Guatemala voisin, entre guerre et post-guerre, on pourra lire Gómez Grijalva, 2012.

[25] Il s’agit d’un thème complexe et peu abordé. Le premier atelier organisé spécifiquement contre la violence entre lesbiennes auquel j’ai participé était organisé par une Mexicaine, pendant la 6ème rencontre lesbienne-féministe continentale de Rio, en mars 1999. J’assistai à une autre discussion, moins organisée, lors de la 3ème rencontre annuelle de la Coordination lesbienne à Die, à Pâques 1999.

[26] Nuestra lucha para alcanzar la visibilidad, in : Luna de miel (1993). Traduction et publication en français par l’auteure dans la revue Volcans, « Notre lutte pour la visibilité ». On trouvera plus d’information sur la Luna de miel dans la troisième partie de cet article.

[27] « Nous sommes syndicalistes, indiennes, jeunes ou non, artistes, travailleuses sociales, avocates, médecins, mères, grosses, et toutes belles ! » in : Luna de miel, op. cité.

[28] N’étant pas « latina », je ne pourrai pas y participer : à partir de la rencontre du Costa Rica (1990) jusqu’à celle d’Argentine (incluse, 1995), seules les latinas, vivant sur le continent ou à l’étranger, sont admises.

[29] Je reste quand-même discrète dans le mouvement féministe. C’est ainsi que j’entends un jour une camarade féministe affirmer que les lesbiennes sont des violeuses et ni D., ni moi, qui sommes toutes les deux présentes, ne pouvons rien rétorquer sans nous trahir.

[30] La rumeur publique à l’époque fait de Gloria Salguero Gross, la co-fondatrice puis dirigeante du parti d’extrême-droite au pouvoir, ARENA, lié aux escadrons de la mort, une lesbienne.

[31] Pour donner une idée, le téléphone couvre encore peu le pays : les numéros de téléphone (fixes) à la campagne se composent … d’un seul chiffre. On appelle l’opératrice et on demande par exemple, le « 1 » à Chalatenango..

[32] Elle n’est pas encore entrée en politique, n’a pas encore été élue comme députée sous l’étiquette du PRD et n’a pas encore pris la tête de la Commission parlementaire pour l’éclaircissement des féminicides (son rapport sur le sujet datant de 2005). Elle vient à peine de publier sa (fort volumineuse) thèse doctorale en 1993. Il s’agit cependant déjà d’une féministe à la trajectoire reconnue.

[33] Cet événement a lieu en août 1992. Dans le cadre de la préparation de la 6ème rencontre féministe continentale, les Salvadoriennes ne voulant pas « être en reste » se sont lancées dans un processus de formation accélérée au féminisme. Les deux principaux groupes qui se disputent l’hégémonie sur le mouvement féministe, le Groupe 1 et le Groupe 2, ont réalisé une série d’ateliers de formation interne avec C. et N. Dans le reste du mouvement, un processus plus collectif s’engage, dans le cadre duquel un autre groupe organise une série de conférences avec des invitées prestigieuses (ce qui signifie généralement étrangères).

[34] Je m’en doutais un peu, ayant déjà eu l’occasion de l’entendre deux ans auparavant au Mexique, parler sans nuances de l’irrésistible dépendance-attrait des femmes envers les hommes.

[35] On trouvera le poème en annexe.

[36] Il s’agit d’une avocate et ex-commandante de la guérilla, dont toutes s’accordent à reconnaître l’équanimité et le sens moral. Elle n’a aucun lien avec la Media Luna et ne passe nullement pour lesbienne.

[37] Un groupe de femmes handicapées (ACOGIPRI) a suivi le processus des forums préparatoires de Mujeres 94 avec enthousiasme, en y rappelant qu’un certain nombre de femmes étaient handicapées à la suite de violences domestiques, de conséquences d’avortements mal pratiqués ou d’accouchements difficiles. Les Indiennes, en revanche, n’ont pas participé en tant que telles à Mujeres 94. Il faut dire que la population indienne officiellement reconnue dans le pays se limite à trois villages, comme on l’a dit plus haut, et qu’il n’existe pas d’organisation de femmes Indiennes. Quant aux populations Noires, le Salvador en a longtemps interdit la présence sur son sol —pour éviter de concurrencer l’esclavisation de la main-d’œuvre Indienne.

[38] La Luna de miel sera une sorte de fanzine d’une vingtaine de pages, maquetté à la colle et aux ciseaux, destiné à nous permettre d’exprimer nos expériences et analyses, ainsi qu’à visibiliser le groupe tout en permettant à ses membres de conserver leur anonymat. Nous l’avions pensé en vue d’une diffusion pendant la 6ème rencontre continentale (car le reste du temps, très peu de Salvadoriennes auraient souhaité l’acheter, le lire et moins encore garder chez elles un tel « brûlot »). Cependant, comme on le verra plus bas, notre plan fut déjoué par les circonstances.

[39] Le plus important comité de solidarité avec le Salvador des Etats-Unis, proche des FPL.

[40] Le spot montre un bus enflammé (délicat rappel des années soixante-dix, où le mouvement populaire brûla quelques bus en protestation contre la hausse des prix des transports), puis une main qui se tend pour recevoir des dollars (allusion à l’aide du CISPES) et finalement un plan fixe d’un tract interne du CISPES diffusé aux États-Unis et qui évoque —entre mille autres choses— l’existence d’un groupe de lesbiennes féministes au Salvador, la Media Luna. Le CISPES fait paraître un communiqué de protestation dans la presse salvadorienne dès le 28 septembre.

[41] Lettre envoyée par le Comité organisateur à tous les groupes pour expliquer la situation et demander du soutien, 25 septembre 1993.

[42] Je suis contactée à cette occasion par une journaliste salvadorienne à qui j’accorde un long entretien de « déminage » sur le lesbianisme. Contente de l’entretien, elle me confie à la fin qu’elle n’a jamais eu l’occasion de se trouver face à face avec une lesbienne. Je commence à être habituée à cette invisibilité et je ne la détrompe pas.

[43] Un allié du FMLN gagne la présidence en 2009, puis un ancien dirigeant du FMLN en 2014.

[44] Maison ensorcelée en náhuatl. Elle ferme en 2011.

[45] Ce qui signifie : celles qui sont sorties du placard, le groupe existe jusqu’en 2016.

[46] Las Desclosetadas, Lesbos, Desobediencia Lésbica et des lesbiennes indépendantes. Buscaniguas évoque, en argot salvadorien, l’idée de « chercher les jupons ».

[47] Tant de choses ont été écrites à ce sujet qu’il est impossible de faire justice à cette discussion ici.

[48] Selon la formule imagée de l’ex commandante Rebeca Palacios, devenue depuis députée, qui me dit un jour avec un grand sourire : « attends, je reviens, estamos pastoreando a las contrapartes ».

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