La « Diada » 2014 a sans doute battu, ce jeudi, les records d’affluence des années précédentes. Les participants avaient, l’an dernier, formé une chaîne humaine qui reliait le nord et le sud de la Catalogne, sur 400 kilomètres, pour commémorer la chute de Barcelone, en 1714, face aux armées de la France et de l’Espagne. Cette fois, ils formé un gigantesque « V » visible du ciel, à partir de deux avenues de Barcelone, sur plus de 11 kilomètres. Les organisateurs ont revendiqué 1,8 million de participants (ils avaient revendiqué l’an dernier 1,6 million de participants), tandis que Madrid a reconnu un demi-million de manifestants.
Ce « V » est une référence à la « voie catalane » défendue par les organisateurs de l’événement (dont une association qui s’intitule l’Assemblée nationale catalane ). Mais c’est aussi le « V » de « voter ». Car l’édition 2014 est très particulière : les Catalans pourraient être invités à se prononcer par référendum, le 9 novembre prochain, sur le statut de la Catalogne. Sauf que le gouvernement conservateur, au pouvoir à Madrid, s’y oppose et devrait faire annuler la procédure – qui est donc loin d’être confirmée.
Pour les initiateurs de la « Diada », la mobilisation de jeudi, 300 ans après le 11 septembre 1714, est une démonstration de force « définitive », disent-ils, pour « forcer » l’organisation de la consultation à l’automne. Quelque 5 0 000 personnes s’étaient déjà inscrites auprès des associations, mercredi soir, pour former le fameux « V » dans les rues de Barcelone.
Dans un entretien télévisé mercredi, Artur Mas, à la tête de la Generalitat (le gouvernement catalan), a répété sa « détermination » à organiser le référendum et exhorté Madrid à le laisser mener cette consultation, pour que la Catalogne soit considérée « comme une Nation dans le monde ». À la tête de la Catalogne depuis 2010, Mas, soutenu par la coalition de centre droit CiU (Convergencia i Unio), a durci sa stratégie face à Madrid depuis la Diada de 2012.
Ce 11 septembre-là, la participation populaire des Catalans à l’événement dépasse toutes les attentes, alors que l’Espagne s’enfonce chaque jour un peu plus dans la crise économique. Partisans et opposants de l’austérité se retrouvent ensemble, dans la rue, pour réclamer l’indépendance – ou tout au moins un fédéralisme plus poussé – pour la Catalogne. Beaucoup d’entre eux sont convaincus que les effets de la crise seraient moins rudes si Barcelone disposait de davantage de souveraineté. Porté par ce « 11-S » historique, Mas tente d’arracher auprès de Mariano Rajoy, un nouveau « pacte budgétaire » qui permettrait à Barcelone de récupérer de nouvelles compétences budgétaires. En vain.
Mas convoque alors des élections anticipées, et affirme qu’en cas de victoire de CiU, il organisera un référendum d’« auto-détermination » pour la Catalogne. En novembre 2012, CiU remporte le scrutin. Mais son score est en recul par rapport à 2010. La gauche indépendantiste de l’ERC, elle, est en pleine progression, et devient, devant les socialistes catalans, la deuxième force politique de Catalogne. C’est ce référendum promis par Mas à l’époque de la campagne de 2012 – et défendu également par l’ERC – qui est censé se tenir en novembre prochain.
Artur Mas tiendra-t-il sa promesse de campagne ? Le parlement catalan s’apprête à voter, en fin de semaine prochaine, une « loi de consultations populaires » qui doit fixer le cadre juridique permettant à Barcelone d’organiser, en toute légalité, la consultation. Mais il est quasiment certain que l’exécutif de Rajoy déposera alors, dans la foulée, un recours devant le tribunal constitutionnel espagnol. Ce dernier devrait bloquer la consultation, avançant une raison simple : en l’état, la consultation espagnole ne permet pas à une communauté autonome d’organiser par elle-même une consultation.
Et après ? Que se passera-t-il quand le tribunal aura déclaré illégal ce projet de référendum ? Mas passera-t-il en force, comme l’y exhorte le très populaire patron de l’ERC, Oriol Junqueras, qui plaide désormais pour la « désobéissance » ? Ou fera-t-il marche arrière, pour respecter « le cadre de la légalité », comme l’a pronostiqué le patron du PSOE, Pedro Sanchez, mercredi ? « Nous sommes prêts pour être indépendants », slogan de l’une des campagnes pour le référendum catalan.
Les paris sont ouverts, et chacun spécule sur les arrière-pensées du leader nationaliste. Mais si Mas choisit la voie « légaliste », c’est-à-dire de ne pas s’opposer au probable veto de la justice, cela signifie qu’il rompra le pacte politique qu’il a conclu avec Junqueras au début de son mandat. Il devra donc convoquer des élections anticipées, qu’il a des chances de perdre.
Car CiU est dans une mauvaise passe. C’est même « Apocalipsis CiU », raille le site d’info El Diario . Et cette crise de la coalition au pouvoir, qui s’est engagée à organiser le référendum, rend d’autant plus incertaine la tenue de la consultation. Parmi les raisons de la crise interne à CiU, figure le lent divorce entre les militants de Convergencia, plutôt favorables à l’indépendance, et ceux d’Unio, plus proches de Madrid. « Associés depuis 36 ans, les deux partis sont aujourd’hui plus distants que jamais, en réaction au processus souverainiste et en raison des mauvais sondages électoraux », résume El Diario . Artur Mas paie sans doute aussi le prix des politiques d’austérité musclées qu’il a mises en place depuis 2010 en Catalogne, et qui déplaisent à une partie de son électorat.
L’effondrement du mythe Pujol
Autre élément dévastateur pour CiU : les déboires de son fondateur, Jordi Pujol, qui a dirigé la Generalitat pendant vingt-trois ans (entre 1980 et 2003). À 84 ans cette année, il a reconnu avoir placé des millions d’euros de côté, dans un compte à l’étranger qu’il n’a jamais déclaré au Fisc – le tout pendant trente-quatre ans… L’affaire est en train d’enfler, et porte désormais sur le système de financement de CiU, qui profitait de commissions versées par des groupes de BTP locaux et autres entrepreneurs soucieux d’obtenir des marchés publics. Ce grand déballage quasi quotidien de Pujol, figure du nationalisme catalan, tombe au plus mauvais moment pour Artur Mas.
À Madrid, Mariano Rajoy, le chef du gouvernement conservateur (PP), a mis du temps à préparer sa riposte à l’agitation catalane. Durant l’été, un collectif d’écrivains, d’intellectuels et de journalistes, plutôt ancrés à droite, emmené par Mario Vargas Llosa, a exhorté Rajoy à monter au créneau contre Mas. Cet étrange manifeste , intitulé « libres et égaux », a obtenu un joli succès, dans la presse madrilène en tout cas, mais n’a pas, semble-t-il, vraiment sorti Rajoy de son silence.
En début de semaine, le patron du PP a fini par (enfin) durcir le ton : « Nous allons défendre la constitution, l’unité de l’Espagne et de la loi. Il n’y aura pas de référendum. La loi sera respectée. Le gouvernement a préparé tout un éventail de mesures, que nous prendrons si quelqu’un se décide à organiser un référendum qui n’est pas légal. » Parallèlement, le PP catalan (minoritaire en Catalogne) a lancé une campagne avec ce slogan : « Los catalanes somos gente legal » (Nous, les Catalans, respectons la loi).
À Madrid comme à Barcelone, on suit de près la campagne électorale en Écosse, qui pourrait avoir un effet d’entraînement, dans un sens ou dans l’autre. En attendant le résultat du vote, les officiels catalans se bornent à constater, comme le raconte El País, que le gouvernement de David Cameron, lui, a autorisé le scrutin « en toute normalité ».
Les crispations entre Madrid et Barcelone ne sont pas nouvelles. Mais cette fois, elles interviennent à un moment particulier, alors que la crise économique et sociale oblige le pays à repenser le socle de ses institutions. À commencer par sa constitution, écrite en 1978, peu après la mort de Franco en 1975, qui fixe les relations entre Madrid et les communautés autonomes du pays, et qui semble désuète aux yeux de beaucoup.
Dans une longue analyse publiée dans le mensuel Tinta Libre de septembre (édité par le site InfoLibre, partenaire de Mediapart), l’universitaire Pere Vilanova dresse un constat particulièrement sombre. Pour lui, l’impasse catalane actuelle ne fait que refléter le discrédit profond des partis politiques. « Le problème est bien identifié (les relations entre Madrid et Barcelone, ndlr), mais l’instrument pour le résoudre est aussi son principal obstacle : une classe politique repliée sur elle-même, fragmentée, organisée autour du principe de la concurrence, avec des partis qui n’ont pour seule feuille de route que l’obtention d’une part du pouvoir. ».
À ses yeux, « le contrat social s’est effondré, c’est-à-dire l’ensemble des mécanismes à travers lesquels une société démocratique délègue à une série de personnes (la classe politique) la tâche délicate de gérer l’intérêt général ». Et de prévenir : « Un succès de la mobilisation citoyenne à une, deux, ou trois Diadas, ne garantit pas que la société et la classe politique vont se réconcilier (…) Ces choses ne s’improvisent pas, parce que les instruments du processus, les partis politiques, sont perçus de plus en plus comme le principal obstacle à ce processus. »