Se traduisant concrètement par le développement des sources d’hydrocarbures « non conventionnels » au Québec, c’est-à-dire dégagés par fracturation hydraulique, ce virage est non seulement contraire aux engagements du Québec en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, mais il supprime le principe de la souveraineté énergétique », ont déclaré François L’Italien, Maxime Lefrançois et Éric Pineault, chargés de projet à l’IRÉC et auteurs de cette note de recherche.
Le soutien de la Caisse à la filière gazière se manifeste d’abord par une prise de position dans le capital d’entreprises spécialisées dans l’exploration et l’extraction de gaz de schiste. La plus importante d’entre elles est la transnationale Talisman Energy. C’est ainsi par exemple qu’en date de décembre 2011, la Caisse détenait 27 001 437 actions de Talisman, soit 2,62 % des actions en circulation. La Caisse est aussi active au sein du capital de Junex inc., où elle détenait en décembre 2010 un bloc de 2 845 481 actions. Ce bloc représentait alors des actifs d’une valeur de 3,3 millions $ et une détention structurante de 6,4 % des actions de l’entreprise. Ces placements situaient la Caisse au quatrième rang des actionnaires de Junex.
Le rôle que joue la Caisse dans la structuration de la filière gazière au Québec se constate encore plus clairement dans le domaine de la distribution et du transport. Contrôlant la société Gaz Métro, qui détient le plus important réseau de distribution de gaz naturel au Québec, la Caisse a noué un important partenariat d’affaires avec Enbridge, qui se spécialise dans le transport d’hydrocarbures issus des sables bitumineux de l’Ouest canadien. Ce partenariat d’affaires se matérialise par des participations importantes d’Enbridge dans Gaz Métro, via la société Noverco, dont elle détenait près de de 39 % des parts en février 2011.
La Caisse base ses stratégies de placement sur la demande du marché nord-américain de l’énergie afin de bonifier son « portefeuille » d’actifs énergétiques. « La baisse des coûts d’exploitation et les courbes de demande pour des produits gazier et pétrolier expliquent l’intérêt des investisseurs pour cette filière sale, dont ils soutiennent l’expansion. En l’absence de normes sévères et pénalisantes sur l’usage de formes d’énergies fossiles, et tant que la « pétrodépendance » de nos économies sera renforcée, l’investissement dans ce modèle de développement énergétique s’avérera très payant à court terme », ont expliqué les trois chercheurs de l’IRÉC.
Garantir l’offre des courtiers nord-américains
Mais ce faisant, la Caisse s’inscrit en porte à faux avec sa véritable mission économique. « De la même manière que la CDP défendait ses positions dans le complexe des sables bitumineux, elle escamote le fait qu’elle mène en sous-main une politique de développement économique basé sur l’extraction et la distribution d’énergies fossiles, ce qui est contraire aux engagements du Québec en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
De plus, la poursuite du « rendement », aussi bien dans le complexe des sables bitumineux que dans la filière gazière, est un argument fallacieux s’il n’est pas resitué dans le cadre plus large des stratégies de développement poursuivies par la Caisse. L’objectif poursuivi n’est plus d’assurer la souveraineté énergétique et économique du Québec, mais bien de garantir la sécurité de l’offre des courtiers nord-américains en flux d’énergie. Malgré la résistance populaire à la filière gazière, cet objectif demeure le même », ont rappelé les chargés de projet de l’IRÉC.
La note de recherche montre bien que ce virage « gazier » du modèle énergétique québécois n’est en rien le fruit d’un destin inexorable, mais, au contraire, a été rendu possible par la circulation de dirigeants issus des filières gazière et pétrolière au sein des institutions publiques stratégiques, telles qu’Hydro-Québec et la Caisse. Ces dirigeants ont procédé à des choix stratégiques qui ont modifié substantiellement la mission originelle de ces institutions, l’ambition de mettre en place un modèle endogène de développement économique et énergétique du Québec ayant progressivement laissé place à la poursuite d’un « modèle » extraverti et dépendant de développement basé sur les énergies fossiles et les produits financiers. Les motifs pour lesquels la transition écologique de l’économie québécoise se fait autant attendre s’en trouve du coup mis en lumière.
Le Québec est confronté à ses propres élites
Ces derniers ont conclu en constatant que le Québec se retrouve donc dans une situation historique contradictoire où une part importante de la société tient encore à prolonger, et éventuellement enrichir, l’ambition d’un développement économique maîtrisé et finalisé de l’intérieur même de la société. « Ce Québec est cependant confronté, disent-ils, à ses propres élites, qui se réfèrent maintenant au cadre normatif de l’espace économique et financier nord-américain. Alors qu’elle avait porté le projet d’une voie économique, culturelle et politique spécifique pour le Québec, cette élite cherche actuellement à aplanir la « différence » québécoise, qu’ils jugent globalement comme une anomalie dans le contexte de la globalisation.
C’est de cette manière que l’on peut comprendre l’important hiatus qui s’est creusé, au cours des dernières années, entre la société québécoise et les promoteurs de la « révolution du gaz de schiste ». Ces derniers, qui se sentent dans leur droit d’imposer des projets à la société québécoise en prétendant qu’ils « généreront de la richesse », oblitèrent le fait qu’ils servent maintenant une autre communauté politique que le Québec. Les forces vives de la société québécoise doivent en tenir compte et comprendre dès maintenant l’ampleur de la contradiction pour y faire face ».
Il est possible de télécharger la note de recherche (http://www.irec.net/upload/File/noterecherchecdpavril2012(1).pdf) et le communiqué de presse (http://www.irec.net/index.jsp?p=32).