C’est une justification qui revient avec insistance pour expliquer l’incompréhensible comportement du gouvernement, prêt à négocier dans des conflits sociaux annexes comme à la SNCF, mais affichant une intransigeance absolue s’agissant de la loi sur le travail, en dépit de la fronde sociale dans tout le pays. « Si le gouvernement ne négocie pas, c’est qu’il ne le peut pas. Il est tenu par ses engagements pris à Bruxelles », confie un familier des milieux gouvernementaux. Une explication donnée à plusieurs reprises par différents interlocuteurs, dont un député européen rencontré ces dernières semaines.
L’Europe coupable !
La dénonciation est devenue un classique des politiques français. Mais dans ce cas précis, qu’en est-il ? L’Europe a-t-elle pesé sur la rédaction de la loi sur le travail ? À aucun moment, le gouvernement n’a fait la moindre allusion à une quelconque demande de l’Europe, lors de la présentation de la loi et sa courte discussion parlementaire. Les défenseurs du projet de loi, à l’image du patronat, ne parlent jamais non plus de la dimension européenne de la réforme. À les écouter, il y a la France et son pré carré face au vaste monde, mais jamais l’Europe.
Pour les détracteurs de l’Union européenne, l’affaire est entendue. C’est bien l’Europe qui a dicté la réforme française du travail, qui œuvre à casser le “modèle social français”, qui veut imposer le même schéma libéral dans tous les pays de l’Union (voir des analyses ici ou ici). Depuis quelques semaines, l’avertissement de Yanis Varoufakis, à l’été 2015, revient en mémoire et tourne en boucle sur les réseaux sociaux. Commentant la tragédie grecque, la faillite des plans de sauvetage successifs, la menace d’une sortie de la Grèce de la zone euro, l’ancien ministre grec des finances a mis en garde à de nombreuses reprises – y compris lors d’un entretien sur Mediapart – les Européens, parlant d’un plan caché du ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble. « La Grèce n’est qu’un test. La vraie cible du docteur Schäuble, c’est l’Italie et la France, l’État-providence français, son droit du travail, ses entreprises nationales », affirmait-il.
La concomitance des réformes du marché du travail en Europe, en tout cas, a été relevée par de nombreux observateurs. Sous la forte incitation de la Commission européenne, le premier ministre italien Matteo Renzi a adopté son “Jobs Act” en mars 2015, prévoyant la création d’un contrat unique avec des protections progressives et un assouplissement des conditions de licenciement. Les résultats sont contestés (lire Italie : l’envers du « Jobs Act » de Matteo Renzi). Début février, le gouvernement belge a annoncé à son tour un projet de loi sur le travail, visant à assouplir le temps de travail, porté de 39 heures à 45 heures et calculé sur une base annualisée. Le texte n’a pas encore été dévoilé. Mais comme en France, ce projet de réforme provoque de nombreuses protestations (voir En Belgique aussi la réforme du travail durcit le climat social).
L’attitude du gouvernement français face à la fronde sociale est observée de près par les responsables européens. Tous encouragent le gouvernement français à ne pas céder face aux syndicats et s’invitent au débat. « Renoncer à la loi sur le travail serait une lourde erreur », a soutenu le 26 mai Pierre Moscovici, désormais commissaire européen chargé des affaires économiques. Pour l’ancien ministre français des finances, « tous les pays qui ont fait une réforme sur le marché du travail (…) sont ceux qui ont réussi à faire baisser le chômage. Ceux qui se sont refusés aux réformes du marché du travail sont ceux qui ont la moins bonne performance. Et quand on regarde la France, on constate qu’elle est 21e sur 28, ça n’est pas quelque chose dont on peut se glorifier ». La loi El Khomri, selon lui, est un minimum pour réformer le marché du travail.
Le président de la Commission européenne a la même analyse. « Ce n’est pas un attentat contre le droit du travail français. C’est le minimum de ce qu’il faut faire », a surenchéri Jean-Claude Juncker, le 31 mai à Paris. « Le projet de loi tel qu’il est conçu, à condition que l’article 2 [celui qui prévoit l’inversion de la hiérarchie des normes, donnant la primauté des accords d’entreprise sur la loi – ndlr] arrive à survivre, est une réforme qui va dans le bon sens. »
L’insistance du président de la Commission européenne sur le respect de l’article 2 n’est pas seulement sa “participation” au débat français. Elle est aussi un rappel des recommandations faites par le Conseil européen à la France. Ces recommandations sont le fruit des négociations entre le Conseil et les États membres et les engagements pris par ces derniers.
Le 14 juillet 2015, un jour après la négociation à l’arraché du troisième plan de sauvetage pour la Grèce, le Conseil européen publie ses recommandations sur le programme de réforme de la France en 2015 dans son cadre de surveillance budgétaire pour déficits excessifs. Tout y est passé en revue : les dépassements budgétaires, les dépenses publiques, la réforme des collectivités territoriales, la libéralisation des professions réglementées et bien sûr le marché du travail, insuffisamment réformé selon lui. « Les réformes menées récemment n’ont donné aux employeurs que peu de possibilités pour déroger aux accords de branche par des accords d’entreprise. Cela limite la capacité des entreprises à moduler leurs effectifs en fonction de leurs besoins », souligne le Conseil, jugeant que tous les accords passés ne permettent pas de « déroger aux 35 heures » dans de bonnes conditions financières.
Dans sa conclusion, la dernière recommandation du Conseil européen paraît être le préambule de la loi française sur le travail : « Réformer le droit du travail afin d’inciter davantage les employeurs à embaucher en contrats à durée indéterminée ; faciliter, aux niveaux des entreprises et des branches, les dérogations aux dispositions juridiques générales, notamment en ce qui concerne l’organisation du temps de travail ; réformer la loi portant création des accords de maintien de l’emploi d’ici à la fin de 2015 en vue d’accroître leur utilisation par les entreprises ; entreprendre, en concertation avec les partenaires sociaux et conformément aux pratiques nationales, une réforme du système d’assurance chômage afin d’en rétablir la soutenabilité budgétaire et d’encourager davantage le retour au travail. » En clair, le Conseil européen inscrit l’inversion de la hiérarchie des normes dans ses recommandations.
À la lecture de ce texte, une foule de questions se posent. Quel rôle a eu le Conseil européen dans la loi sur le travail ? A-t-il été partie prenante dans la réécriture du code du travail français ? A-t-il posé des exigences ? S’est-il contenté d’enregistrer les engagements pris par la France de lancer des « réformes structurelles pour libéraliser le marché du travail » ? Contre quoi la France a-t-elle accepté ces engagements ? Et surtout, pourquoi le gouvernement français ne s’est-il pas expliqué publiquement sur ces recommandations, et sur les suites qu’il comptait leur donner ?
Ni le ministre des finances, Michel Sapin, ni son cabinet n’ont donné suite à nos questions. Le cabinet du ministre de l’économie, Emmanuel Macron, assure de son côté que la Commission européenne n’a pas eu de rôle dans la rédaction de la loi sur le travail. « La commission serait flattée que ses recommandations apparaissent comme contraignantes. Ce n’est pas le cas. Mais il existe un diagnostic partagé. La France a besoin de faire des réformes structurelles. La loi Travail est nécessaire. La France a souvent annoncé sa volonté de faire des réformes, sans réellement les mener. Mais cette fois, le gouvernement est décidé à les faire. C’est un gage de crédibilité », explique un des conseillers du ministre.
« En partenariat » avec Berlin
Pour comprendre les conditions qui ont conduit au projet de loi sur le travail, il faut revenir à l’automne 2014, en octobre plus précisément, selon certains connaisseurs du dossier. La France est alors sous pression. L’activité économique est toujours au plus bas, le chômage, malgré le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), ne cesse de grimper, et le déficit budgétaire est toujours à 4 % du PIB. Début octobre, le gouvernement français a soumis son projet de budget pour 2015 à la Commission européenne. Il prévoit de faire une nouvelle entorse aux règles de Maastricht : contrairement aux engagements pris auparavant, son déficit budgétaire ne sera pas ramené à 3 % en 2015 mais seulement en 2017. D’ici là, il prévoit que le déficit sera de 3,8 % en 2015 – dans les faits, il s’est établi à 3,5 %.
Au nom du respect des règles et des traités, des commissaires européens et des États membres demandent que le budget français soit retoqué et que la France ne bénéficie plus d’un traitement de faveur et soit sanctionnée. Le président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, est particulièrement remonté : il exige des sanctions contre la France, au nom du respect des traités, pour en finir avec l’exception française. Pour donner un peu plus de sel à la situation, c’est Pierre Moscovici, commissaire européen chargé des affaires économiques, qui doit analyser l’état des finances publiques laissé par Pierre Moscovici, ancien ministre des finances.
Le 19 octobre, le magazine allemand Der Spiegel, toujours très bien informé, annonce un voyage de Michel Sapin et Emmanuel Macron pour rencontrer leurs homologues allemands à Berlin, afin de travailler ensemble sur un projet de budget français susceptible d’obtenir l’accord de Bruxelles. Le gouvernement allemand, explique le magazine, veut éviter un nouveau conflit dans la zone euro. « Un rejet du budget français par la Commission abîmerait considérablement la relation franco-allemande », dit un responsable gouvernemental allemand cité par l’hebdomadaire. En contrepartie de son soutien, Berlin se propose d’aider la France à écrire son budget, mais aussi un plan détaillé des réformes structurelles qu’elle s’engage à mettre en œuvre pour ramener son déficit en dessous des 3 %.
Au lendemain de cette information, Emmanuel Macron dément l’existence d’un document écrit portant sur un accord franco-allemand sur le budget français. « C’est faux, mais il y a la volonté de mettre en place ce deal qui est que nous, nous fassions des réformes », déclare alors le ministre de l’économie. Vingt mois plus tard, le cabinet d’Emmanuel Macron réfute toujours la moindre intervention de Berlin dans l’écriture d’un plan de réformes structurelles pour la France. « Cette réunion quadripartite portait strictement sur les efforts budgétaires que devait faire la France.
Quatre milliards d’euros d’économie supplémentaire y ont été décidés. Il y a d’ailleurs eu une autre réunion quadrilatérale le 2 décembre à Berlin pour discuter du plan Juncker. Les discussions sur les réformes structurelles avec la Commission n’ont commencé qu’au printemps », assure le conseiller du ministre de l’économie.
Le soupçon d’une possible intervention de Berlin dans l’écriture d’un plan français de réformes est-il donc infondé ? Depuis l’aggravation de la crise européenne, le ministre allemand des finances ne cache plus sa volonté d’aller vers une intégration poussée de la zone euro. Dans une tribune, cosignée avec l’ancien responsable des affaires étrangères de la CDU, Karl Lamers, et publiée le 1er septembre 2014 par le Financial Times, Wolfgang Schäuble y exposait son projet. La zone euro doit poursuivre dans la voie de l’intégration économique complète pour pouvoir fonctionner et éviter de nouvelles crises, selon lui. L’idéal, défend le ministre allemand des finances, serait d’avoir un commissaire européen chargé des budgets, qui aurait le pouvoir de rejeter tous les budgets des États membres divergeant des règles. En attendant, au nom d’« une politique de croissance et d’emploi », il propose de « consolider les finances publiques, de poursuivre la régulation financière, de réformer les marchés du travail, et d’approfondir le marché intérieur en concluant le traité transatlantique et de diminuer les taxes qui nuisent à la compétition ».
Difficile d’imaginer qu’un mois plus tard, le ministre allemand des finances ait renoncé à ce projet. Encore plus difficile de croire qu’il n’ait pas saisi l’occasion d’écrire le plan de réformes qu’il souhaite voir adopté – imposé ? – par la France. À l’issue de cette rencontre berlinoise, la France, en tout cas, échappe à la sanction pour déficits excessifs agitée par Bruxelles et gagne deux ans pour revenir dans les règles communes. Mais à quel prix ?
Pendant tout l’automne et l’hiver 2015, le ministre des finances Michel Sapin et le directeur du Trésor Bruno Bézard vont à Bruxelles pour négocier le traitement de la France. Mais d’autres négociations ont lieu en coulisses, selon nos informations. « Plus que la Commission européenne, c’est Wolfgang Schäuble qui dirige l’attaque contre le droit du travail en Italie et en France, en s’appuyant sur Pier Carlo Padoan [ministre italien des finances – ndlr] et Emmanuel Macron. Ceux-ci n’espèrent pas seulement gagner quelques marges de manœuvre sur le déficit budgétaire mais aussi quelque chose de plus tangible sous la forme d’un transfert budgétaire, comme une assurance chômage commune. Je crains qu’ils ne soient déçus », raconte un témoin, très familier des milieux européens. Le cabinet d’Emmanuel Macron assure qu’il a très peu discuté avec Wolfgang Schäuble, qui n’est pas son homologue, comme avec Pier Carlo Padoan.
Pendant toute cette période, Emmanuel Macron se montre actif sur les dossiers européens. Il multiplie les déclarations en faveur d’une meilleure intégration de la zone euro. En juin 2015, il publie avec son homologue allemand Sigmar Gabriel une tribune plaidant pour une poursuite de l’intégration européenne. Ils y préconisent la poursuite « des réformes structurelles (marché du travail, attractivité…), des réformes institutionnelles (notamment dans le domaine de la gouvernance économique) », mais également un rapprochement « des systèmes fiscaux et sociaux (via, par exemple, des salaires minimums mieux coordonnés ou une harmonisation de l’impôt sur les sociétés) ». Un projet qui ne diffère guère de celui de Wolfgang Schäuble, malgré toutes les nuances que souhaite y introduire son cabinet. Le ministre de l’économie parle-t-il alors en son nom ou est-il mandaté par l’Élysée ou Matignon ? C’est une autre des ambiguïtés liées au statut particulier qu’Emmanuel Macron s’est octroyé dans ce gouvernement.
C’est dans ce contexte que les recommandations du Conseil européen à la France sont publiées en juillet 2015. « Il y a sans doute eu une incitation européenne, et peut-être même une forte pression allemande. Mais je ne crois pas que le gouvernement français se soit fait vraiment tordre le bras. La haute administration française et nombre de responsables politiques n’ont pas besoin d’être contraints sur le sujet : ils sont convaincus du bien-fondé de la doctrine libérale européenne. C’est la France, à mon avis, qui a parlé de l’inversion de la hiérarchie des normes, de la primauté de l’accord d’entreprise sur l’accord de branche et la loi. Bien sûr, cela ne pouvait que sonner agréablement aux oreilles des commissaires européens », dit un proche du dossier.
« Tout s’est décidé à Matignon »
François Rebsamen avait-il anticipé ce qui se préparait dans la future loi sur le travail, au vu des recommandations européennes ? Avait-il vu qu’il aurait à porter politiquement une déconstruction du code du travail ? Si, sur le coup, des observateurs n’ont guère pris garde à sa démission du ministère du travail, ils se posent la question quelques mois plus tard. La précipitation avec laquelle il a renoncé à son portefeuille de ministre le 30 juillet 2015 pour reprendre la mairie de Dijon, à la suite du décès de son successeur, les laisse songeurs.
Pour prendre sa suite, François Hollande et Manuel Valls nomment le 2 septembre 2015 Myriam El Khomri, secrétaire d’État à la politique de la ville depuis 2014 après avoir été à la mairie de Paris. Au moment de sa nomination, François Hollande, semble-t-il, ne ménage pas ses arguments pour la convaincre d’accepter : la loi sur le travail en préparation va être le grand moment politique du gouvernement. Ce sera une grande loi sociale, de gauche, marquée par le compte personnel d’activité, lui aurait-il assuré. Si elle réussit à ce ministère emblématique et difficile, elle aura une grande carrière politique devant elle. Enfin, elle est jeune (38 ans). Face aux ministres de 60 ans qui composent la majorité du gouvernement, elle va pouvoir imposer un style nouveau. Mais à aucun moment, le président de la République et le premier ministre ne lui parlent des engagements pris auprès de la Commission européenne.
La préparation de la réforme du travail a commencé, sans attendre la ministre. Des centres d’études – Montaigne, proche du patronat et de la droite, Terra Nova, proche du PS – ont déjà rédigé leur rapport. De son côté, Matignon a commandé à l’ancien directeur général du travail, Jean-Denis Combrexelle, un rapport sur « la négociation collective, l’emploi et le travail ». Hasard ? Ces rapports venus d’horizons différents préconisent quasiment les mêmes choses : de limiter la loi au strict minimum (48 heures de travail maximum par semaine et le salaire minimum). Tout le reste doit être du ressort de la négociation collective et de l’adaptation, et notamment « le temps de travail, les salaires, l’emploi et les conditions de travail ».
Tandis que Matignon demande à la commission Badinter, créée pour l’occasion, d’étudier les pistes de réforme pour le code du travail, Myriam El Khomri discute avec les syndicats pour dégager les pistes de réforme du code du travail. À l’arrêté des négociations, début novembre, la ministre du travail parle de « revivifier le dialogue social », en privilégiant les accords de branche et d’entreprise, par rapport à la loi. Elle insiste beaucoup sur le compte personnel d’activité et les référendums dans les entreprises, grandes réformes pour favoriser la mobilité et le dialogue social. FO et la CGT, cependant, sont réticents. Ils mettent déjà en garde contre « l’inversion de la hiérarchie des normes ».
« Myriam El Khomri avait une ambition forte, elle avait l’intention de faire une loi de gauche. La loi du travail devait envoyer un signal politique à l’électorat de gauche, afin de rééquilibrer le quinquennat dans l’autre sens. Elle croyait beaucoup au compte personnel d’activité. Mais, en réalité, elle n’avait pas la main sur le projet de loi. Tout s’est décidé à Matignon », raconte Pierre Jacquemain, ancien conseiller de la ministre du travail. Il a démissionné en février pour marquer son désaccord sur ce projet de loi qu’il considère comme un assassinat de la gauche. Un autre conseiller, cité par Le Canard enchaîné, a confirmé cette version : « La réforme est arrivée toute écrite sur le bureau du ministre. Elle n’avait aucune marge de manœuvre. »
Dans la plus grande discrétion, le directeur de cabinet de Myrian El Khomri, Pierre-André Imbert, a commencé dès les vacances de Noël à écrire le texte du projet de loi, en liaison à Matignon. Ce directeur de cabinet a été imposé à la ministre du travail par Manuel Valls, à son arrivée : il était déjà directeur de cabinet de François Rebsamen. Mais auparavant, il a surtout travaillé pendant près de dix ans dans les sociétés de conseil Altedia puis Alixio, contrôlées par Raymond Soubie, l’ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy. Les gouvernements changent, les mêmes idées restent ! Depuis trente ans, une poignée de personnes, très proches des milieux patronaux, influencent la politique sociale de la France. Mais pour eux, on ne parle ni de rente, ni d’avantages acquis, ni d’immobilisme.
À ce moment-là, la ministre ignore tout du contenu du texte en préparation, discuté entre son directeur de cabinet et Matignon. « On lui disait de ne pas s’embarrasser avec les détails techniques. Sa seule mission était de dire que c’était une loi de gauche », rapporte Pierre Jacquemain. À Davos, Emmanuel Macron multiplie les déclarations provocatrices, estimant qu’il faut en finir avec les 35 heures et le code du travail. De son côté, Robert Badinter vient de rendre son rapport, dans lequel il préconise une remise à plat du code du travail pour le réduire au minimum et met au défi Manuel Valls d’aller jusqu’au bout de ses recommandations. Furieux, le premier ministre décide de placer le texte plus étroitement encore sous contrôle.
Fin janvier, une réunion se tient à l’Élysée en présence de François Hollande, Manuel Valls, Michel Sapin, Emmanuel Macron et Myriam El Khomri pour arbitrer entre les différents projets de loi en préparation. À l’issue de la réunion, l’arbitrage est rendu : il n’y aura pas de loi Macron 2. Michel Sapin présentera son texte sur « la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique », Myriam El Khomri, le texte sur la réforme du travail.
Début février, une deuxième réunion a lieu, de nouveau à l’Élysée avec les mêmes personnes, pour arbitrer le contenu de la loi. Emmanuel Macron accepte de s’effacer, à condition que le projet de loi comprenne deux dispositions qu’il avait prévu d’inclure dans la loi Macron 2 : la réécriture du licenciement économique et le plafonnement des indemnités prud’homales. Myriam El Khomri, selon plusieurs témoignages, proteste, expliquant en substance qu’elle ne peut pas porter une réforme de gauche tout en acceptant des mesures de droite. François Hollande et Manuel Valls lui donnent raison.
À l’issue de la réunion, Myriam El Khomri a le sentiment d’avoir gagné face à Macron. Dans la bataille, elle a à peine noté que le texte comporterait un changement sur l’inversion des normes, marquant la prééminence des accords d’entreprise sur les accords de branche ou la loi. A-t-elle saisi la portée de la mesure ? En tout cas, pour elle, ce n’est pas un sujet. « Je pense qu’ils avaient en tête les directives européennes. Mais on n’en parlait jamais. Le sujet européen, c’étaient les travailleurs détachés. C’est tout. Je crois qu’ils essayaient de gagner du temps », dit Pierre Jacquemain.
Une semaine après, le ton a radicalement changé. Après plusieurs réunions, Emmanuel Macron a obtenu de François Hollande et Manuel Valls la réintégration de ses mesures sur le licenciement économique et les prudhommes dans le projet de loi. Myriam El Khomri a perdu la bataille. La ministre du travail commence à comprendre que le projet de loi sur le travail ne va pas du tout être la grande réforme sociale qu’elle souhaitait. Elle espère que Matignon lui fournira au moins les éléments de langage pour défendre le texte. Pierre Jacquemain, lui, a déjà compris : il a présenté sa démission. Trois autres membres du cabinet de Myriam El Khomri l’imiteront dans les semaines suivantes.
Mercredi 17 février, Le Parisien révèle le contenu du projet de loi sur le travail. Le cabinet de la ministre du travail découvre alors la totalité du texte et l’ampleur des dégâts. Matignon est furieux, soupçonne les membres du ministère du travail d’avoir voulu torpiller le projet. Une enquête sera menée par la suite pour découvrir l’origine de la fuite : entre l’Élysée, Matignon et le ministère du travail, cinq personnes seulement étaient en possession d’exemplaires du projet de loi, et quelques autres à Bercy. Au ministère du travail, rue de Grenelle, le directeur de cabinet et la directrice adjointe de cabinet étaient les seuls à détenir un exemplaire. La ministre ne l’avait pas !
Dès la révélation du texte, le monde social s’enflamme. La pétition « Loi Travail non merci » est lancée sur les réseaux sociaux et recueille en quelques jours plus d’un million de signatures. Myriam El Khomri s’aligne résolument sur Matignon : elle défend le projet dans un entretien aux Échos et y annonce un possible emploi du 49-3 si cela est nécessaire. Une précision imposée par Matignon, contre la volonté de l’Élysée.
Le 49-3 a été utilisé par le gouvernement à la date symbolique du 10 mai, pour couper court à toutes les explications et propositions d’amendement et pour asphyxier les frondeurs. Matignon n’exclut pas d’y avoir recours à nouveau, lorsque le texte reviendra en deuxième lecture à l’Assemblée nationale, si cela est nécessaire, afin d’en terminer avec ce texte avant les vacances d’été. À aucun moment, le gouvernement ne se sera expliqué sur les véritables raisons de passer en force une loi rejetée par une majorité de la population.