Édition du 17 décembre 2024

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Planète

L’obsolescence programmée, une idée nocive ?

En quoi consiste l’obsolescence programmée ? Il s’agit d’une série de stratégies par lesquelles l’industrie va délibérément réduire la durée de vie de produits de consommation, particulièrement dans les domaines de l’électroménager, de l’électronique et de l’informatique, mais pas uniquement. Officiellement, ces manœuvres visent à rehausser la fréquence de remplacement des produits consommés afin de favoriser la croissance économique, mais en réalité elles visent surtout à maximiser les profits.

L’idée d’obsolescence programmée est lancée en 1932 par l’homme d’affaires Bernard London dans un texte intitulé Ending the depression through planned obsolescence. Pour London, il s’agit de juguler le chômage de masse suite à la grande dépression de 1929 afin de favoriser le plein emploi et à travers lui la consommation et la production pour ainsi relancer la croissance économique. Toutefois, il est important de préciser que déjà en 1924 l’industrie de l’éclairage s’était concertée pour limiter la durée de vie des ampoules électriques.

Cependant, c’est après la Deuxième Guerre mondiale que l’idée va réellement prendre son envol. En 1954, le designer industriel états-unien Brooks Stevens affirmait qu’il s’agissait d’« inculquer à l’acheteur le désir de posséder quelque chose d’un peu plus récent, un peu meilleur et un peu plus tôt que ce qui est nécessaire ».

Stratégies
Diverses stratégies sont mises en œuvre pour parvenir à limiter la durée de vie de nombreux produits de consommation. À cet égard, trois catégories de stratégies sont à l’œuvre : l’obsolescence programmée dite fonctionnelle, l’obsolescence programmée dite psychologique et l’obsolescence écologique.

L’obsolescence programmée fonctionnelle consiste à rendre un produit techniquement inutilisable. Diverses approches peuvent être employées : limiter la durée de vie de certaines pièces ; faire en sorte que certaines réparations soient particulièrement difficiles, impossibles ou trop coûteuses ; abandonner la fabrication d’un modèle et des pièces de rechange ; multiplier les modèles en rendant les pièces incompatibles entre elles et cela au sein même d’un même fabricant ; rendre les produits incompatibles avec l’apparition de nouvelles technologies, accélérer la venue sur le marché d’innovations technologiques.

L’obsolescence programmée psychologique joue sur des facteurs de mode, d’esthétique et par l’apparition rapide sur le marché de nouveaux modèles plus performant, avec de nouvelles modalités. Ici, on joue principalement sur l’envie et le désir du consommateur, mais aussi sur le regard que les gens (consommateurs) s’imaginent que les autres portent sur eux. Dans cette approche, la publicité joue un grand rôle. Par exemple, ce n’est pas des produits de consommation qu’on nous vend, mais du bonheur, la liberté, l’amour, un rang social, une attitude cool, la réussite, etc.

L’obsolescence écologique quant à elle permet un remplacement rapide d’appareils encore fonctionnels en laissant miroiter aux consommateurs l’idée que les nouvelles générations de produits sont moins polluants et plus économiques.

Conséquences environnementales

La consommation accrue d’appareils électriques et électroniques de toutes sortes nécessite une plus grande exploitation des ressources naturelles non renouvelables. L’équation est inévitable, mais non sans conséquence grave. Plus d’exploitation signifie plus de déforestation, plus de défrichage des sols et donc la disparition de forêts et la destruction de terres fertiles. De plus, l’exploitation nécessite le déplacement de grandes quantités de terre et de roches. Ces pratiques engendrent la destruction d’écosystèmes nécessaires au maintien de la vie et par conséquent entraînent la fragilisation ou la disparition d’espèces vivantes, animales et végétales.

Par ailleurs, une plus grande exploitation des ressources naturelles non renouvelables afin de fabriquer en plus grande quantité les biens de consommation (augmentation de la production) est aussi directement responsable de l’augmentation des émissions des gaz à effet de serre (réchauffement climatique), de différents types de pollution (eau, terre, air). En fait, en favorisant la surconsommation et la surproduction de biens, la pratique de l’obsolescence programmée entraîne la surexploitation de la nature et sa dégradation rapide.

Actuellement, le rythme d’exploitation des ressources naturelles dépasse de beaucoup la capacité de régénération des écosystèmes. L’ONG Global Footprint Network, qui calcule annuellement le moment ou l’empreinte écologique de l’humanité dépasse la capacité de la biosphère à se reconstituer, avait calculé qu’en 2014 ce jour était survenu le 19 août. En 2015, ce jour était le 13 août ! Depuis, la surexploitation des ressources n’a fait que s’accélérer. Cela signifie qu’à chaque année le temps pris pour exploiter les ressources nécessaires à la consommation effrénée de l’humanité pour un an raccourcit. Nos pratiques sont en train d’épuiser les ressources naturelles et avec elles la biosphère. Bien sûr, tout n’est pas ici redevable à la seule obsolescence programmée, mais l’impact de cette pratique est indéniable et destructif.

Le saccage des écosystèmes, le réchauffement climatique et les différents types de pollution suscitent aussi, il ne faut pas se le cacher, la fragilisation de l’existence même de l’espèce humaine.

Conséquences sociales
Les conséquences sociales de l’idée d’obsolescence programmée et de sa mise en application sont diverses et implacables. Nous sommes conditionnés par les idées et celle d’obsolescence programmée ne fait pas exception. Nous avons fini par intérioriser la croyance en la nécessité de la croissance illimitée de l’économie. Nos attitudes et comportements sont profondément marqués par cette conviction. Ne sommes-nous pas nombreux et nombreuses à croire qu’il nous faut tels ou tels objets, tels ou tels biens ? Cela est devenu une obsession sans fin. Les idées d’obsolescence programmée et de croissance sont si bien implantées que peu d’entre nous les remettent en question. Nous sommes esclaves de ces croyances et, par le fait même, de l’industrie qui nous vend du bonheur et de la liberté par l’intermédiaire des biens de consommation. Pourtant, la course effrénée ainsi engendrée nous conduit à notre propre perte. Nous en sommes venus à mesurer notre humanité et notre identité à la possession d’objets et à notre richesse. En terme philosophique, il s’agit d’une métonymie de l’être où l’être est mesuré à l’avoir. L’être humain est pourtant bien plus que ce à quoi le consumérisme le réduit.

Une autre conséquence grave de la mise en application de l’idée d’obsolescence programmée a trait, entre autres, au besoin de ressources naturelles des grandes corporations et des conflits guerriers que trop souvent cela engendre. Un seul exemple : « la course à l’accès et à l’exploitation des ressources naturelles (Jean-Frédéric Légaré-Tremblay, « Le grand conflit oublié », Le Devoir 21 janvier 2015) », en République démocratique du Congo (RDC). La guerre fait rage dans ce pays depuis plus de vingt ans (6 millions de morts). La région du Kivu en RDC possède la plus grande réserve connue de coltan (entre 60 et 80 % des réserves mondiales). Or, le tantale préparé à partir du coltan entre dans la fabrication de composantes électroniques, de condensateurs, des téléphones mobiles, mais aussi dans des alliages pour l’industrie aéronautique. La grande consommation et production d’appareils électroniques et informatiques ayant une courte durée de vie fait à l’évidence partie du problème.

Ces explications concernant les conséquences environnementales et sociales auraient évidemment intérêt à être davantage développées. Il ne s’agit, ici, que de donner un aperçu de la nocivité de l’idée d’obsolescence programmée, car en effet, il s’agit d’une idée nocive et d’une pratique aux conséquences dévastatrices.

Penser par soi-même et faire autrement

Aussi longtemps que nous véhiculons des idées (idéologie) qui s’imposent à nous de l’extérieur tant aux plans économique, politique, culturel que religieux, nous demeurons esclaves de ces idées, conditionnés par elles. Une fois ces idées et les pratiques qui leur correspondent intériorisées, elles s’imposent à nous comme normativité sociétale. Il devient « normal » de penser et de fonctionner selon les paramètres ainsi « doucement » imposés. Cette « normalité » agit alors comme un paravent qui nous camoufle la réalité. Pour remédier à cet esclavage et à cet aveuglement, nous ne pouvons faire l’économie de plonger en nous-mêmes, tant sur le plan individuel que collectif, afin d’entrer dans une dynamique de déconditionnement des idées reçues et apprendre à réfléchir par nous-mêmes pour ainsi susciter de véritables débats de société sur des enjeux qui nous regardent tous et toutes : celui du devenir de l’humanité et de la biosphère est de ceux-là. Ces questions cruciales ne sont surtout pas que l’apanage des « experts » de l’économie et des politiciens.

Malgré ce qu’en disent les idéologues de la croissance économique et du tout au marché, il est possible de penser, de voir et de faire les choses autrement. Posons-nous quelques questions essentielles. Avons-nous vraiment besoin de tous ces objets et gadgets dont on nous inonde ? Qui a intérêt au statu quo ? Cela a-t-il du sens d’accumuler des profits aussi mirobolants que le font actuellement les grandes corporations ? Avons-nous conscience de notre pouvoir individuel, mais surtout collectif de changer les choses ? Que voulons-nous vraiment vivre lors de notre passage sur terre ? Quelles sont les véritables conditions du bonheur ? Une personne libre est un être humain sur lequel les idéologies n’ont plus de pouvoir séducteur, capable de ses propres choix, de résister aux prétendus impératifs du marché. Dans la logique dominante de l’économisme, on ne veut surtout pas des gens libres, qui pensent par eux-mêmes et font d’autres choix que ce vers quoi on les oriente : le consumérisme, la productivité et la compétitivité.

Ce n’est pourtant pas un fatalisme. Il fut un temps où les biens produits avaient une durée de vie bien supérieure à ceux d’aujourd’hui. Deux exemples : les réfrigérateurs duraient jadis au bas mot 30 ans et plus ; fabriquée en 1901 l’ampoule électrique de Livermore, installé dans une caserne en Californie, est toujours fonctionnelle 117 ans plus tard (http://wxyzwebcams.com/fr/webcam-42.php) ! Il est possible de faire autrement. Il n’y a rien de « normal » à détruire de façon éhontée notre demeure commune et à continuer à fonctionner (fuite en avant) comme si de rien n’était, comme si nous vivions dans le meilleur des mondes.

Nelson Tardif
Montréal, mars 2017

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