Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

L'isolement ou l’enfer du huis-clos - Lettre des geôles turques

« L’isolement est une obscurité profonde. Il entoure l’être humain d’innombrables filets. La conscience d’un néant infini englobe progressivement l’esprit ». Zeki Bayhan est un détenu politique incarcéré depuis 27 ans, soupçonné d’avoir perpétré des attentats en défense des droits des Kurdes. Il a été transféré depuis peu de la prison fermée de type F de Buca Kırıklar d’Izmir, à celle de Kandira, dans province de Kocaeli. Il a transmis une lettre sur l’isolement.

9 octobre 2024
Tiré de https://blogs.mediapart.fr/zeki-bayhan/blog/091024/lisolement-ou-l-enfer-du-huis-clos-lettre-des-geoles-turques
Capture d’écran de la lettre manuscrite de Zeki Bayhan

Zeki Bayhan est un détenu politique, incarcéré depuis 27 ans. Il a été transféré depuis peu de la prison fermée de type F de Buca Kırıklar d’Izmir, à celle de Kandira , dans province de Kocaeli, à 2 000 kilomètres d’Hakkari où il est né en 1976. Diplômé en économie, il fut arrêté en 1998 pour appartenance au Parti des travailleurs du Kurdistan et soupçonné d’avoir à ce titre perpétré des attentats à la bombe. Le 8 juin 2000, la Cour de sûreté le condamna à la peine capitale, commuée à la réclusion criminelle à perpétuité. Dans une lettre puissante et profondément émouvante il décrit l’impact psychologique et émotionnel profond que l’isolement cellulaire produit sur tout individu condamné à de lourdes peines, sans aucune perspective de révision. Dans cette lettre, Zeki Bayhan réfléchit sur la nature de l’isolement cellulaire, qui, selon lui, va bien au-delà de la séparation physique. Il décrit l’isolement comme une volonté systématique pour emprisonner l’esprit humain dans le corps, un processus qui pousse les individus à l’autodestruction. Il parle avec éloquence des luttes auxquelles sont confrontés les prisonniers, à la fois en isolement et/ou en détention partagée, en offrant une série de « fenêtres » sur la réalité déchirante de la vie dans ces conditions.

André Métayer, d’Amitiés kurdes de Bretagne.

*****

Zeki Bayhan

B-63 Koğuşu, 2 nolu F Tipi Hapishanesi,

Kandıra/Kocaeli , Türkiye

« J’ai l’impression de m’adresser à vous depuis une lointaine fenêtre »

Bonjour,

Lorsqu’on m’a demandé d’écrire quelque chose sur l’isolement, la première chose qui m’est venue à l’esprit a été de m’interroger sur quoi dire. Non pas parce qu’il n’y a rien à dire, mais plutôt parce qu’il y a tellement de choses et de conséquences dévastatrices qu’on ne sait pas comment les décrire. Et, bien sûr, on est hanté par le doute quant au degré de compréhension possible sur ce que va être dit. Si l’on y réfléchit bien, l’isolement et ses pratiques sont si inhumains que cela dépasse la perception et l’expérience d’un être humain normal. Ce n’est donc pas facile à comprendre. C’est pourquoi j’ai l’impression de m’adresser à vous depuis une lointaine fenêtre.

L’isolement, c’est en effet être sans fenêtre. Dans l’isolement, toutes les fenêtres sont tournées vers l’intérieur. A l’intérieur de l’être humain... Il s’agit d’une sorte d’autodestruction forcée. C’est une terrible torture que d’être obligé de ne voir, de n’entendre et de ne sentir plus que soi-même partout où l’on regarde. Comme si vous étiez pris dans un tourbillon, tiré de plus en plus bas, en ayant l’impression de s’écrouler et de s’effondrer sur soi-même. Oui, l’isolement n’a pas de fenêtre sur l’extérieur mais les personnes qui résistent trouvent des moyens de créer de petits trous dans les murs de l’isolement lui-même. Vous savez, lorsque vous mettez votre œil sur un petit trou et que vous regardez à l’intérieur, le trou grandit et se transforme en fenêtre. Ici, je vais essayer d’ouvrir quelques fenêtres par lesquelles vous pourrez voir à l’intérieur, à l’intérieur de l’isolement. Je sais que depuis la lumière du dehors, il est difficile de voir l’obscurité à l’intérieur, mais si vous rapprochez vos yeux des fenêtres, peut-être un peu plus... Parlons des fenêtres.


La politique de l’isolement pousse à s’autodétruire

Fenêtre 1 : L’isolement est l’action d’isoler physiquement une personne en l’incarcérant. Il est généralement analysé, critiqué, etc. dans ce cadre. Cependant, il ne s’agit que de l’aspect factuel de l’isolement. Les caractéristiques spatiales et architecturales sont liées au domaine d’application de l’isolement, et non à l’isolement lui-même. En réalité, l’isolement ne se limite pas à l’incarcération de personnes entre des murs. Le but de l’isolement est d’emprisonner l’esprit humain dans le corps. C’est ce qui est destructeur. C’est le but de l’isolement physique, des technologies de contrôle et de surveillance et de toutes les pratiques du régime carcéral. Avec l’isolement, toute l’attention, la sensibilité, l’anxiété et la peur du prisonnier sont incitées à se diriger vers soi-même, vers son propre corps. Dès que le prisonnier tombe dans ce piège, il commence à se découper et à se consumer. L’isolement est la politique qui consiste à pousser quelqu’un à s’autodétruire de ses propres mains. Il s’agit d’une destruction physique, idéologique, politique, spirituelle, mais nécessairement d’une destruction.

Briser les personnes sur le plan psychologique, émotionnel et intellectuel

Fenêtre 2 : Des formes les plus sombres d’isolement aux formes relativement grises, l’objectif est le même : briser les personnes sur le plan psychologique, émotionnel et intellectuel.

Dans l’isolement, bien sûr, le fait d’être seul ou avec une ou deux autres personnes fait une différence. Il est réconfortant d’entendre une autre voix que la sienne, mais dans les conditions d’isolement qui s’étendent dans le temps, les personnes qui restent ensemble perdent peu à peu leur spécificité et leur vitalité l’une pour l’autre. L’imbrication permanente des mêmes personnes dans un espace de quelques mètres carrés conduit à la mémorisation de tous les comportements et réflexes des uns et des autres.

Et dans la mesure où ceux qui restent ensemble perdent leur caractère distinctif les uns par rapport aux autres, ils deviennent partie intégrante du système d’isolement. L’isolement d’une personne se transforme en isolement de trois personnes. Et parfois, l’isolement de trois personnes peut devenir encore plus difficile, et c’est ce qui arrive.

Quel terrible tourment de ne pas avoir un seul moment pour soi

Fenêtre 3 : L’isolement est un système de destruction dans lequel les personnes sont punies à la fois en étant avec et sans les autres. L’isolement punit les gens en les empêchant d’être avec les autres. Vous avez envie d’entendre une autre voix. En revanche, dans un isolement à trois ou cinq personnes, on est puni parce qu’on est toujours avec les mêmes personnes. Je ne sais pas si vous pouvez comprendre quel terrible tourment c’est de ne pas avoir un seul moment pour soi, de ne pas avoir un endroit où être seul pendant des années et des années.

Je parle de situations telles que l’incapacité à s’éloigner lorsqu’on est frustré, l’incapacité à se retirer dans une pièce et à fermer la porte lorsqu’on est submergé par son entourage, ou l’incapacité à trouver un coin tranquille pour se reposer lorsqu’on souffre de maux de tête.

L’isolement c’est une répétition sans fin

Fenêtre 4 : La vie en isolement est basée sur une répétition sans fin. Chaque jour est le même que tous les autres jours. Imaginez que vous viviez le même jour pendant dix ans, vingt ans, trente ans. Vous avez l’impression d’être suspendu dans le temps ; vous avez l’impression que votre sens du temps a été effacé. Une petite expérience sociale : demandez à quelqu’un qui a servi dans l’armée ou étudié à l’université de vous raconter ses souvenirs à l’armée ou à l’université. Ils vous feront de longs récits. Demandez à quelqu’un qui a été emprisonné pendant vingt ou trente ans... Il sera plus silencieux. Parce qu’il a vécu la même journée pendant 20 ou 30 ans.

Emprisonner l’esprit humain dans les habitudes

Fenêtre 5 : Une vie d’isolement basée sur une répétition sans fin finit par se substituer, par l’habitude, à l’acte de penser. En vivant le même jour, il n’est pas nécessaire de repenser ses actions. Les habitudes naissent de ce que l’on a déjà pensé. Or, l’esprit a déjà pensé une fois et codé le quoi et le comment. Après cela, il s’agit d’une répétition sans fin. En isolement, les habitudes mécanisent la vie à un tel point que l’on fait souvent les choses sans réfléchir. Parfois, une hésitation apparaît, on se demande « si j’ai fait ça ou pas ». Quand on se retourne et qu’on vérifie, on s’aperçoit qu’on l’a fait. Sans réfléchir. Une personne en prison semble beaucoup penser. Cependant, il ne s’agit souvent pas d’une véritable réflexion analytique. Il s’agit plutôt d’un plongeon ou d’un va-et-vient entre des miettes fragmentées teintées d’un peu de mélancolie. J’ai mentionné que l’isolement emprisonne l’esprit dans le corps. Et le filet dans lequel l’esprit est emprisonné, ce sont les habitudes.

L’humiliation inutile du comptage biquotidien

Fenêtre 6 : Il est trompeur de penser à l’isolement en termes de pratiques individuelles. L’isolement est un système, un ensemble de pratiques. Les pratiques individuelles trouvent également leur sens dans ce contexte. Par conséquent, la perception de ces pratiques par le détenu n’est pas forcément la même que celle des personnes qui regardent de l’extérieur. La plupart du temps, elle n’est pas du tout la même. Par exemple, chaque jour, deux fois par jour, il y a un comptage. Les prisonniers sont comptés. Si vous demandez à l’État, il vous répondra : « Je dois les compter pour des raisons de sécurité ». Si vous demandez aux gens de l’extérieur, ils disent « C’est compréhensible, il n’y a pas de mal ». Dans la perception du prisonnier, cependant, le décompte est un rappel biquotidien que le prisonnier est un actif fixe, c’est une pratique faite pour maintenir en vie la “conscience du néant”.

Réfléchissons maintenant pour savoir si la perception de la personne extérieure à cette pratique est plus proche de l’État ou de la personne en isolement. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les quatre prisonnier·ère·s sont observé·e·s et surveillé·e·s à l’aide de toutes sortes d’outils technologiques. Alors est-il vraiment nécessaire, pour des raisons de sécurité, de procéder à un comptage physique afin de déterminer si les prisonniers sont dans leur cellule ou non ?

L’isolement détruit aussi psychologiquement les gardiens

Fenêtre 7 : L’isolement nuit également à la psychologie des gardiens. Il est inconcevable que les responsables de pratiques inhumaines restent normaux. Les gens deviennent progressivement des gardiens. Le système le sait également. C’est pourquoi les gardiens qui interagissent avec les avocats et les familles de l’extérieur sont généralement différents de ceux qui s’occupent des prisonniers à l’intérieur. La prison a un visage à la fois tourné vers l’extérieur et vers l’intérieur.

Ces fenêtres ne sont pas de celles qui portent la lumière, elles portent l’obscurité jusqu’à l’extérieur. C’est la raison pour laquelle cela peut être accablant. Je viens à peine de commencer, mais je m’arrête là.

Mais malgré tout, il est possible de résister

Je voudrais terminer en disant quelques mots sur le revers de la médaille. Oui, l’isolement est une obscurité profonde. Il entoure l’être humain d’innombrables filets. La conscience d’un néant infini englobe progressivement l’esprit, l’émotion, etc. Mais malgré tout, il est possible de résister. Même s’il est difficile de résister à l’isolement, il faut attraper la lumière dans l’obscurité et la faire grandir. Les prisonniers politiques y parviennent. La résistance est multiforme. Pour un·e prisonnier·ère politique qui a été isolé·e durant 10 ou 20 ans, écrire un article publiable sur la politique actuelle, par exemple, est une grande réussite contre l’isolement. Le contenu intellectuel de l’article est bien sûr important, mais ce qui est encore plus important et précieux, c’est que, malgré des années d’isolement, il n’a pas rompu avec l’agenda de la lutte populaire et qu’il peut articuler la politique actuelle. C’est un exemple de résistance qui montre que l’isolement peut être surmonté par la volonté humaine.

Les prisonnier·ère·s politiques sont des sujets politiques qui luttent en prison ou en isolement. Le passage de la position de sujet politique en lutte à celle de victime des conditions d’emprisonnement ou d’isolement est le point où la destruction commence pour le prisonnier politique. C’est un piège. Il a été mis en place. Malheureusement, certains d’entre nous tombent dans ce piège. Lorsque les prisonnier·ère·s politiques sont isolé·e·s de leur identité et de leur combat politiques, il ne reste qu’une personne victimisée. C’est l’objectif du régime d’isolement.

Appel aux soutiens : devenez correspondant

Le changement du régime des prisons et de l’isolement n’est possible que par le changement du système politique. Cela nécessite une longue lutte et donc du temps. Cela signifie que l’isolement ne sera pas levé immédiatement. En ce cas, de petites touches et contributions à la vie et à la résistance des prisonnier·ère·s politiques en prison peuvent être envisagées. Il ne faut pas oublier qu’une personne isolée a le plus besoin des gens et que la question n’est pas celle du soutien économique. Ceux qui vivent l’isolement le plus profond en prison sont les prisonnier·ère·s politiques condamné·e·es à une peine d’emprisonnement à perpétuité aggravée. Ils sont 9 dans ma prison et environ 20 au total dans les 3 prisons de notre campus. Si chacun des avocats patriotes, révolutionnaires et démocrates prenait la procuration d’un de ces amis et même s’ils les rencontraient pour une heure de conversation tous les trois mois, ce serait une bouffée d’air frais pour ces amis.

Encore une fois, si chacune des personnes bienveillantes qui ne sont pas avocats devenait le correspondant d’un de ces amis et pouvait lui envoyer quelques livres tous les deux mois, ce serait également une bouffée d’air frais pour ces amis. De telles touches sont-elles si difficiles ? C’est à vous de voir. Je l’ai suggéré. Nous devrions prendre l’isolement dans son endroit le plus sombre et commencer la lutte à partir de là. N’oublions pas cet endroit ! L’isolement peut être froid, mais l’esprit de résistance est chaud. Avec la chaleur de celles et ceux qui résistent, je vous salue tou·te·ss avec affection et respect...

Zeki BAYHAN

À ce jour, Zeki BAYHAN a publié quatre livres : “Paradigme démocratique, écologique et de libération des genres” (Belge Publications, 2011) ; “Socialisme démocratique” (Belge Publications, 2015) ; “Nation démocratique” (Belge Publications, 2016) ; “Atteindre le point zéro” (Aram Publications, 2018).

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