democracynow.org, 25 septembre 2020
Entrevue avec le journaliste de The Atlantic, Barton Gellman
Traduction et organisation du texte : Alexandra Cyr
Introduction
Alors que le Président Trump refuse de s’engager à respecter le résultat de l’élection présidentielle, nous interviewons le journaliste Barton Gellman de la revue The Atlantic et gagnant d’un prix Pulitzer, à propos de son article portant sur les manigances que le Président pourrait utiliser afin de manipuler les résultats de l’élection dans le but de rester au pouvoir, même s’il perd aux mains de J. Biden. B. Gellman souligne : « D. Trump ne concèdera pas la victoire. Il se peut qu’il gagne ou qu’il perde, mais en aucun cas il ne concédera la victoire. C’est un énorme problème parce que nous n’avons aucun mécanisme pour obliger un.e candidat.e à concéder la victoire et c’est le seul moyen qui existe pour finaliser une élection ».
Amy Goodman (democracy now) : Pour la deuxième fois en autant de jours, le Président a refusé de s’engager à accepter les résultats de l’élection si jamais son rival, Joe Biden la gagnait. (…) Les propos du Président ont été critiqués par les Démocrates et par des Républicains.es. Mardi dernier, le leader de la majorité au Sénat, M. McConnell, a « tweeté » : « La transition se fera dans l’ordre comme cela s’est passé tous les quatre ans depuis 1792 ». Au même moment, il s’engage à faire confirmer rapidement la nomination de la candidate choisie par le Président pour remplacer la juge R.B. Ginsburg à la Cour suprême. Plus tôt cette semaine, D. Trump a admis qu’il voulait que le Sénat procède promptement à cette confirmation parce que les résultats de l’élection pourraient bien aboutir devant ce tribunal.
Le magazine The Atlantic révèle les multiples façons que les dirigeants.es du Parti républicain envisagent pour manipuler le processus électoral dans le but d’assurer la réélection de D. Trump. Demander aux législatures des États où les Républicains.es détiennent la majorité de déclarer les résultats frauduleux serait une de ces options. Dans ces circonstances, elles auraient le droit de choisir les grands électeurs pour le collège électoral de leur État, nonobstant les résultats réels.
Nous joignons maintenant le journaliste Barton Gellman au sujet de son article « L’élection qui pourrait démollir les États-Unis ». Il est aussi l’auteur de plusieurs bouquins dont : Dark Mirror. Edward Snowden and the American Surveillance State.
Barton, pouvez-vous nous dire exactement quels sont ces plans dont on ne fait pas que parler, mais qui sont diffusés un peu partout dans le pays et ce qui vous a le plus surpris ?
Barton Gellman : Le Président mène une campagne basée sur l’idée qu’il se peut qu’il ne gagne pas ou qu’il ne gagnera pas si tous les votes sont comptés ; il cherche une police d’assurance. Tout a commencé par le traditionnel retrait du droit de vote que les Républicains.es exercent chaque jour de l’élection et d’étendre cette pratique tout au long de la campagne. Il se bat donc contre les votes par la poste en les délégitimant. Il prépare ainsi le terrain pour une remise en question des bulletins de vote après l’élection ou en cours de comptage pour tenter de l’arrêter dans le but de figer les résultats à ceux du soir de l’élection. Comme il a divisé le vote sur des bases partisanes, il y a beaucoup plus de chance que les Républicains.es votent en personne, le jour même de l’élection, faisant en sorte que le Président sorte gagnant ce soir-là face aux Démocrates qui vont peut-être voter majoritairement par courrier et dont les votes seront comptés plus tard. Délégitimer le vote par courrier devient donc un moyen d’arrêter le décompte des votes expédiés maintenant et calculés après le soir de l’élection Nous n’aurons pas une soirée d’élection, mais une semaine et peut-être plus encore durant laquelle les votes anticipés, les votes pour cause d’absence et les votes par la poste seront comptés.
L’entourage de D. Trump parle aussi d’une autre manœuvre qui débuterait en prétendant qu’il y a de la fraude dans le décompte, de la triche, que c’est un bourbier inacceptable et qu’il faut donc faire intervenir le tribunal. Nous savons tous que les grands.es électeurs.trices sont répartis.es selon le vote populaire dans chaque état. À celui ou celle qui récolte le maximum de votes, on attribue le nombre de grands électeurs.trices en conséquence, mais la Constitution ne garantit pas ce résultat. Chaque état en décide parce que c’est à leur législature que la Constitution donne ce pouvoir. L’idée circule chez les responsables de la campagne de D. Trump, que dans les circonstances d’un imbroglio sur le décompte des votes, ils pourraient demander aux législatures de se servir de ce pouvoir et de nommer les grands électeurs.trices favorables au candidat Trump, peu importe les résultats réels du vote.
A.G. : Expliquez-nous, s.v.p., ce que signifie « grands.es électeurs.trices loyaux-loyales » ?
B.G. : Les grands.es électeurs.trices s’engagent envers l’un.e ou l’autre des candidats.es. Habituellement, la répartition de ces personnes est effective lorsque les résultats de l’élection sont reconnus. Je dis « habituellement », et ce constat vaut pour les quelques derniers 150-175 ans. En théorie, et selon les lois des États, toutes sortes de complications peuvent se produire. La législature républicaine de Pennsylvanie peut tout simplement décider de nommer des grands.es électeurs.trices déjà engagés.es envers D. Tump, et ce, sur la base de leur évaluation du décompte du vote jugé frauduleux ou entaché de fraude. En nommant ces personnes fidèles à D. Trump, cette décision leur permet d’affirmer qu’ils-elles protègent la volonté populaire.
En 2002, pour le recomptage des résultats entre G.W. Bush et A. Gore (en Floride), les Républicains.es ont lancé cette manœuvre. Les résultats exacts n’étaient toujours pas connus et la date butoir à laquelle le Collège électoral devait procéder approchait, soit en décembre. La législature républicaine de l’État a adopté une résolution pour nommer des grands.es électeurs.trices engagés.es en faveur de G.W. Bush et le Sénat (de l’État) allait voter sur la concession de l’élection de la part d’A. Gore.
En parlant de concession, je souligne que j’en ai fait la prémisse de mon article. Je tente de l’expliquer. La stratégie de D. Trump est de ne jamais concéder. Il se peut qu’il gagne et il se peut qu’il perde, mais jamais il ne concèdera. C’est un énorme problème parce que nous n’avons aucun mécanisme pour obliger un.e candidat.e à concéder (le résultat d’une élection). La concession est l’outil qui nous permet de clore un cycle électoral. Il n’y a pas d’arbitre qui ait le pouvoir sur la totalité de l’élection, qui pourrait déclarer :
« Vous avez gagné et vous avez perdu » et qui aurait force de loi. Nous devons négocier avec le perdant ou la perdante pour lui faire accepter la réalité quand cette situation se présente.
A.G. : Vous soulignez dans votre article que c’est la première fois depuis 40 ans qu’une élection aura lieu sans qu’un.e juge fédéral.e exige que le Comité national républicain recherche une approbation préalable quant à la sécurité des bulletins de vote et des opérations de décompte du vote.
Pourquoi est-ce si crucial ?
A.B. : Laissez-moi faire un peu d’histoire pour mieux comprendre. Lors de l’élection au gouvernorat au New Jersey en 1981, le Comité national républicain a organisé ce qu’on a appelé Ballot Security Task Force (Groupe de travail pour la sécurité des bulletins de vote). C’est un euphémisme parce que ce groupe était composé de beaucoup d’anciens.nes policiers.ères, d’anciens.nes shérifs et autres personnes du genre, armés.es, équipés.es de radios de communication, portant des bracelets identifiés « sécurité » qui se présentaient dans les bureaux de vote des quartiers principalement peuplés de gens de couleur, à Trenton et Newark, pour les empêcher de voter et sans ménagement. Ils disputaient leurs pièces d’identité et donnaient de sévères avertissements à propos des amendes à payer en cas de vote frauduleux. Ils intimidaient brusquement les électeurs.trices et les travailleurs.euses des bureaux de vote, faisant irruption dans des pièces fermées, donnaient des instructions aux employés.es des bureaux de vote et, dans certains cas, allaient jusqu’à les empêcher d’aider des électeurs.trices physiquement incapables de procéder seuls.es à leur vote, ce qui était pourtant une partie normale de leur travail.
Le Comité national démocrate a introduit des poursuites à cet effet en présentant plusieurs preuves. Il a rapidement obtenu un décret positif dans lequel le juge interdit toute une liste de techniques d’intimidation et exige que le Comité national républicain soumette à son approbation tout plan défini par celui-ci pour le jour de l’élection. Ça a duré pendant presque 40 ans.
En 2018, le Comité national républicain a persuadé un juge de retirer ce décret, dont la partie sur les autorisations préalables, parce qu’il ne l’avait pas violé ces dernières années. Cette logique voulait donc que le décret n’était plus nécessaire puisqu’il avait été efficace. Actuellement, le Comité est libre de choisir ses propres formes d’opérations le jour de l’élection, ses propres moyens pour sécuriser le vote. Nous verrons donc ce que cela va donner. Mais l’équipe de campagne de D. Trump et les Républicains.es recrutent, pour ce qu’ils appellent « l’Armée de Trump », environ 15,000 bénévoles qui superviseront la sécurité dans les bureaux de vote, ce qui veut dire pénétrer dans les territoires démocrates et y rechercher des suspects.es.
A.G. : Et Donald Trump junior a investi les médias sociaux pour appeler de soi-disant « personnes valides, bons.nes pour le service » à se joindre à l’armée de sécurité de son père.
D.Trump junior : « (La gauche radicale) prépare le terrain pour voler cette élection à mon père, le président Trump. Elle répand l’idée que, le soir de l’élection, les résultats donneront une victoire plus que décisive au Président, mais qu’il perdra quand tous les bulletins arrivés par la poste seront comptés. Elle veut ajouter au décompte des millions de bulletins illégaux qui annuleraient vos votes et renverseraient les résultats. Nous ne pouvons laisser faire cela. Nous avons besoin que toutes les personnes valides, hommes et femmes, rejoignent l’Armée de Trump pour la sécurité des opérations électorales ».
A.G. : « Tous les hommes et toutes les femmes valides ». Et D. Trump lance aussi cet appel via Fox News et Sean Hannity en disant : « Nous allons avoir des shérifs.es et nous allons faire respecter la loi et nous espérons aussi avoir des procureurs.es du gouvernement » pour surveiller de près ces bureaux de vote, plus probablement dans les États démocrates et ceux où la course est la plus serrée comme le Texas et la Floride. En disant que vous aurez des shérifs.es, des procureurs.es c’est apeurer les électeurs.trices.
B.G. : Il faut s’attendre à des affrontements physiques si on parle de faire respecter la loi et de « gens valides ». Qu’est-ce qu’ils préparent ? Quelle atmosphère tentent-ils de créer ?
A.G. : Entre le moment où vous avez commencé à écrire cet article et celui où il a été publié, est-ce que vous avez changé d’attitude ? Je précise : depuis que certains.es disent que si le Président perd l’élection, il ne voudra jamais quitter la Maison blanche et que d’autres sont peu inquiets.es à ce sujet. On ne parle plus de même chose quand il question d’une armée de milliers d’avocats.es républicains.es partout dans le pays qui remettront en question les bulletins de vote à toutes les étapes, particulièrement ceux expédiés par la poste. Et en même temps, D. Trump n’est plus si certain s’il faille décourager ce genre de vote pour les électeus.trices républicains.es. Il leur dit quand même de le faire.
B.G. : Il le dit. Les organisateurs.trices de son Parti étaient très troublés par cette campagne contre le vote par la poste et certains.es le sont encore parce que c’est une habitude de longue date d’utiliser ce moyen quand on vote avant le jour de l’élection. C’est un très bon moyen d’aider vos partisans.es à voter et quand ils vous assurent que c’est fait, votre niveau de confiance augmente. Vous êtes assuré de, disons de 25 % du vote en votre faveur, vous pouvez mettre tous vos efforts pour le vote à venir le jour même de l’élection. Si vous êtes un.e Républicain.e, ous ne voulez pas dire à vos partisans.es que cette méthode est interdite. Il y a donc eu un double message : le vote par la poste est bon pour les Républicains.es, mais pas pour les Démocrates. Ça lui laisse tout le loisir de rejeter des bulletins parce que prétendus frauduleux.
Ce que prétend son fils, dans l’extrait que vous avez diffusé, c’est que le Président serait gagnant le soir de l’élection, qu’ensuite des milliers de bulletins illégaux seraient ajoutés et qu’ainsi, on lui volerait l’élection. Il fait allusion à un phénomène qui commence à bien être bien connu sous le vocable de « virage bleu » (bleu étant la couleur des Démocrates. N.d.t.) se présentant de la manière suivante : par exemple, un résultat est annoncé le lendemain matin de l’élection. C’est un résultat provisoire puisqu’on poursuit le décompte des bulletins issus des bureaux de vote en retard, de ceux des personnes qui doivent encore prouver leur droit de vote soit pour avoir changé d’adresse ou que leur nom n’est pas clair ce qui doit être éclairci, en plus de tous les bulletins venant de la poste.
Il est beaucoup plus long de compter ces bulletins parce que la procédure sécuritaire est beaucoup lourde. Ils arrivent dans des enveloppes scellées. Les autorités électorales (locales) doivent examiner cette enveloppe, vérifier la signature, lire le code barre, authentifier d’autres détails de manière à garantir la validité du bulletin. Ils ouvrent cette enveloppe, en retirent une enveloppe intérieure de sécurité qui est aussi scellée. L’intérieur est retiré et l’enveloppe est déposée sur une pile pour qu’elle soit à nouveau ouverte pour soumettre le bulletin au lecteur électronique. C’est un long processus qui ne s’applique pas du tout aux votes en personne. La plupart des États interdisent que ce travail ne commence avant le jour de l’élection. Il est donc impossible de connaître le volume estimé du vote par la poste. Ces bulletins seront comptés en temps supplémentaire au cours des jours suivants celui de l’élection.
Pour certaines raisons, ce processus n’est pas expliqué, alors qu’il a été présent dans notre démocratie depuis environ 20 ans. Il est donc connu et prévisible que le décompte en temps supplémentaire fera basculer les résultats vers les Démocrates. C’est pour cela que D. Trump tente de délégitimer le vote par la poste. Avec cette attitude, il rend le « virage bleu » encore plus probable. Par contre, pour ses propres partisans qui ont confiance en lui, il rend le vote en personne plus sûr.
Soulignons avec insistance que ce qui se passe en ce moment est complètement fabriqué. (…) Le vote par la poste a été utilisé avec grand succès, avec de rares tentatives de fraude depuis des décennies. C’est donc fabriqué de toutes pièces.
A.G. : Cela touche en particulier les démocrates qui, à cause de la pandémie, votent davantage par la poste, convaincus que la Covid19 est un virus agressif. Les républicains.es pensent que c’est une conspiration.
B.G. : C’est exact. Mais, D. Trump a avantage à diviser l’électorat précisément de cette manière. Il peut ainsi contester le vote par la poste sans trop craindre d’invalider celui de ses partisans.es. Il fait le pari qu’il pourra s’organiser pour que chaque bulletin qu’il contestera risque fort d’en être un en faveur des démocrates plutôt qu’en faveur des Répulicains.es.
A.G. : Les démocrates et certains.es républicains.es sont complètement alarmés.es par cette perspective, de même que des indépendants.es et les Verts. Qu’est-ce qu’ils font pour contrer cette situation ?
B.G. : Eh bien ! ils et elles tentent de gagner l’appui de l’opinion publique quant à la validité du vote par la poste. Ce ne semble pas fonctionner tout à fait. Le Président excelle à semer l’impression de chaos. Des batailles légales se passent dans 41 États, et ce, depuis le début de l’année, pour s’assurer que les bulletins arrivant par la poste soient comptés le plus tôt possible. C’est une sorte de bataille en sous-main portant sur les règles afin que chaque bulletin soit compté. Il leur faut tenter d’imaginer ce que D. Trump fera en se plaçant en dehors des normes le jour de l’élection et, par la suite, entre l’élection proprement dite et le jour de l’assermentation. C’est sur ces 79 jours cruciaux que j’ai mis la lumière dans mon article dans le magazine The Atlantic.
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